La Reine des Épées

Chapitre 1Terreurs nocturnes.

Onze heures sonnaient à l’horloge du châteaude Rosenthal. La nuit était sombre ; la lune, à son déclin,passait toute pâle sous les grands nuages emportés par le vent.Quand son disque se montrait entre deux nuées, on voyait luirefaiblement sur les feuilles des arbres l’eau de la dernière ondéequi n’avait pas eu le temps de sécher. L’herbe humide de lacampagne se couvrait d’un brouillard bas et léger. Le château étaitplongé dans le silence ; tout y semblait dormir, et pas unelumière ne brillait le long de sa façade.

La poterne qui donnait sur les fossés fleuriss’ouvrit avec lenteur et précaution. Une femme voilée parut sur leseuil et jeta autour d’elle ses regards inquiets. Comme elle ne vitrien d’abord, elle referma sans bruit la poterne, traversa la douveet s’engagea dans le parc. À peine avait-elle fait quelques pasdans l’allée principale, qu’elle s’arrêta toute tremblante. Audevant d’elle, dans les ténèbres, une forme sombre se dessinaitvaguement. Elle fit un mouvement pour rebrousser chemin ; maisderrière elle, une autre ombre surgit de la douve comme pour luibarrer le passage. Un cri d’épouvante s’étouffa sous son voile.Durant une seconde, elle resta indécise ; puis, rassemblanttout d’un coup son courage, elle se jeta dans le gazon épais quibordait l’allée et se mit à courir au travers de l’herbemouillée.

La première ombre, qui était un cavalier dehaute taille, drapé dans son manteau, poursuivit son chemin d’unpas rapide ; la seconde avait une taille moins héroïque et sondos se voûtait sous le double collet d’une douillette de soiepiquée. Pour achever de rompre avec le fantastique, nous dirons quecette ombre était suivie par un valet qui avait toute l’encolured’un valet de comédie.

– Je suis sûr de l’avoir reconnue, dit lavoix chevrotante du vieux comte Spurzeim, qui s’enrouait àl’humidité de la nuit, c’est ma nièce Lenor !

– Je crois plutôt, répondit Fritz, quec’est mademoiselle Chérie.

Fritz remplaçait, pour cette fois seulement,le fidèle Hermann, apprenti diplomate, employé à d’autresfonctions. Hermann, nous le savons, galopait sur la route deTubingue.

– Il fait noir comme dans unecave !… grommela le comte, et je n’aime pas beaucoup cesexcursions nocturnes, toujours fécondes en rhumes et en sciatiques…Mais le sort en est jeté !… cette nuit va voir de grandsévénements, et demain matin, si Hermann n’a pas manqué le coche, onpourra mesurer les effets prodigieux de mes combinaisonsdiplomatiques.

– Brrr !… fit le valet Fritz ensoufflant dans ses doigts, la pluie a rafraîchi le temps, monsieurle comte. Peut-être qu’ils n’iront pas au rendez-vous.

Spurzeim s’était posé vis-à-vis de Fritz enhomme qui veut prévenir un grand malheur.

– Plût à Dieu ! soupira-t-il enlevant ses petits yeux gris au ciel. Mais il ajouta à partlui : – Heureusement que j’ai vu passer mon cher neveu, ainsique l’autre qui semblait avoir des bottes de sept lieues… ilsdoivent être déjà au delà du Sparren… Ah çà ! s’interrompit-ilen se tournant vers le château avec impatience, ce sac à vin duRhin de Bastian se sera endormi !… va-t’en sous sa fenêtre,Fritz, et lance des petits cailloux dans ses carreaux… Si tespetits cailloux ne réveillent pas l’étudiant ivrogne, monte dans sachambre, morbleu ! et tire-le hors de son lit par lespieds !

Fritz s’éloigna en grognant.

Si nous comptons sur nos doigts, nous trouvonsdebout le comte et son valet, Rosenthal qui a déjà dépassé leSparren, et un autre, dont Spurzeim n’a pas dit le nom, mais quiest sans doute Frédéric, le pauvre Bastian qu’on va tirerviolemment de son sommeil, et cette femme voilée qui court àtravers l’herbe humide. C’en est assez pour que nous puissions direque le château de Rosenthal ne dormait pas si bien qu’il en avaitl’air.

Au moment où Fritz obéissait aux ordres de sonmaître, et comme le comte faisait les cent pas en frappant du piedpour se réchauffer, la poterne de la douve tourna de nouveau surses gonds, et une seconde femme, voilée comme la première, seglissa parmi les arbustes. De sorte qu’il ne restait plus guère auchâteau que la digne chanoinesse avec son violon, l’écuyer, la damede compagnie, le bibliothécaire et le chapelain. Tous les autrescouraient la pretantaine, malgré le vent glacial, malgré la pluiemenaçante, comme si le diable eût été maître des âmes dans cettenuit d’aventures. Soit effet du hasard, soit qu’il y eût accordentre elles, les costumes de ces deux femmes, qui étaient sortiesl’une après l’autre du château avec précaution et mystère, seressemblaient exactement ; chacune d’elles portait une robe etune mantille noires, chacune d’elles était coiffée d’un chapeau decouleur sombre où s’attachait un voile épais. En voyant passer lapremière, le comte et Fritz avaient bien pu discuter la question desavoir si c’était Chérie ou si c’était la comtesse Lenor, car lesdeux jeunes filles étaient à peu près de la même taille, et danscette nuit profonde il était aisé de les prendre l’une pourl’autre. Du reste, le comte et Fritz ne pouvaient pas se tromper debeaucoup, puisque la seconde apparition donnait raison nécessaire àcelui des deux qui avait tort.

La seconde apparition n’avait pas l’air d’êtretrès-rassurée ; ce fut d’un pas incertain et timide qu’elles’engagea dans l’allée principale. Comme elle ne rencontra personnequi fit obstacle à son passage, au lieu de quitter l’allée commeavait fait l’autre apparition, elle suivit tout uniment le chemintracé, hâtant sa marche à mesure qu’elle avançait davantage.L’autre, la première, avait bien de l’avance. Forcée de coupercourt à travers les pièces de gazon, elle avait trouvé au bout dequelques minutes le mur d’enceinte du parc, qu’elle avait franchipar cette même brèche qui, le matin même, avait donné entrée auxdeux étudiants fugitifs. Une fois dehors, elle s’arrêta et se prità écouter… La campagne était silencieuse ; on n’entendait quele bruit des rafales qui passaient en gémissant dans les grandsarbres du parc. La jeune fille s’assit sur une pierre adossée aumur et attendit.

– Elle connaît le chemin mieux que moi,pensait-elle, ce manoir est son berceau ; elle ne peut pass’égarer sur son propre domaine… J’ai devancé l’heure ; elleva venir.

De ce côté, le parc était bordé par une routeassez large et pas beaucoup plus mal entretenue que les cheminsvicinaux de nos départements. C’était la route de Freudenstadt auvillage de Munz, et son prolongement atteignait la frontière deBade en tournant les sommets du Kniebis.

Le village de Munz, pauvre et composé d’unecentaine de familles vivant toutes des diverses industriesforestières, était situé à une forte lieue du château de Rosenthal,dans la direction des montagnes. Le château et le village ne sevoyaient point, parce qu’entre eux s’élevait la croupe ronde d’unecolline couverte de sapins, et connue dans le pays sous le nom deRouge (Roth), à cause de la couleur des rochers de grès quiformaient sa base. Le Wunder-Kreuz (ou Croix-Miracle), au piedduquel Rosenthal et Frédéric avaient pris rendez-vous pour cettenuit, se dressait au revers du Rouge, dans une vallée sauvage oùvenaient se couper les diverses routes de la montagne. À l’ouest decette vallée, le mont Kniebis dressait à pic ses rampes escarpéeset impraticables.

Il y avait bien dix minutes que notre jeunefille attendait, assise sur sa pierre, immobile et pensive ;un bruit léger se fit de l’autre côté de la muraille, à l’intérieurdu parc. La jeune fille souleva son voile. À la lueur faible de lalune dont le disque, entouré de vapeurs, touchait déjà le profildes montagnes, nous eussions reconnu le doux et charmant visage dela reine Chérie.

– Lenor !… murmura-t-elle en setournant vers la brèche, Lenor, est-ce vous ?

On ne répondit pas, mais le bruitcontinua ; le feuillage des buissons voisins s’agita et Chérien’eut que le temps de se jeter de côté, parce qu’une forme humainese montra sur la brèche. Ce n’était point Lenor. Chérie reconnut lecavalier de haute taille qui une fois déjà l’avait forcée à changerla direction de sa course, alors qu’elle suivait l’allée principaledu parc. Le cavalier était drapé dans un ample manteau querelevaient par derrière les lames de deux épées.

Il resta un instant debout sur la brèche etsauta ensuite dans le chemin en murmurant :

– Il m’avait semblé la voir se diriger dece côté… et tout à l’heure encore j’ai cru entendre une voix…

Il s’interrompit pour regarder tout autour delui ; Chérie était cachée derrière la haie d’épines quibordait la route.

– Personne !… reprit le cavalieravec tristesse ; si je l’appelle, c’est le moyen de la mettreen fuite… Et pourtant il faut que je lui parle.

Il hésita pendant une seconde, puis ilprononça par deux fois le nom de Chérie. Celle-ci ne bougea pas. Lecavalier secoua la tête brusquement, comme pour chasser unepréoccupation importune, et prit à grands pas le chemin de lamontagne. Au bout de trois ou quatre enjambées, il avait déjàdisparu dans l’ombre.

– Pauvre Rosenthal… murmura Chérie quisortit de sa cachette, c’est pour lui aussi que je combats cettenuit !

Elle eut un frisson en pensant à ces deuxlongues épées qui relevaient le bord du manteau.

– Lenor ! Lenor !… dit-elle.Pourquoi Lenor ne vient-elle pas ?… Nous aurions dû être lespremières au rendez-vous.

Sa tête se montait, car Frédéric avait puprendre un autre chemin, et, en ce cas, le retard de Lenor était undanger mortel. Elle attendit deux ou trois minutes encore. Uneseconde fois, elle appela ; puis, cédant tout à coup à soninquiétude, elle s’élança sur les traces du baron. Chérieregrettait maintenant de n’avoir pas répondu à son appel ;maintenant elle eût voulu le rejoindre, pour le supplier à deuxgenoux et lui demander la vie de Frédéric. Car l’imagination vavite dans la nuit et dans la solitude : Chérie, tout à l’heuresi vaillante, venait de sentir un frisson, et un poids de glaceétait sur son cœur.

Ces épées… un éblouissement avait passé devantles yeux de Chérie : elle venait de voir Frédéric tout pâle,couché dans l’herbe froide, avec une blessure saignante au milieude la poitrine. Elle courait de toute sa force ; elle avaitpeur d’arriver trop tard. Elle courait… Mais la lune avait disparuderrière les sommets du Kniebis et une couche plus épaisse denuages chargeait le ciel orageux. Quand Chérie eut dépassé lamaison du Sparren, qui s’élevait riante et gaie au milieu de sapetite clairière ; quand Chérie se fut engagée dans la forêt,la nuit était si obscure que le tracé de la route disparaissait àquelques pas.

La coutume parmi les bûcherons allemands estde commencer les coupes en marchant droit devant eux comme fait lesanglier, perçant sa trouée sous le couvert. Tout autour duSparren, il y avait des coupes commencées par l’ancienpropriétaire, de sorte que, çà et là, le long de la route, deséclaircies s’ouvraient toutes semblables à la route elle-même. Etil faisait si noir ! Chérie n’était pas bien loin du Sparren,puisqu’elle songeait encore à la petite maison si gaie sous lesgrands arbres, puisqu’elle en était encore à se dire :« Je vivrais bien heureuse sous ce toit modeste, si Frédéricétait avec moi ! »

Mon Dieu, oui ! Chérie n’aimait ce grandbeau château de Rosenthal que comme on aime, quand on a le cœurartiste, la ruine pittoresque autour de laquelle se groupe lepaysage. Bien peu poussent l’amour de l’art jusqu’à choisir laruine pour en faire leur demeure. Je ne sais, on est plus près l’unde l’autre dans une retraite exiguë, et la vie, toute jeune, a demeilleurs sourires entre les murailles neuves. Chérie, nel’oublions pas, était l’enfant du pauvre Franz Steibel, qui n’avaitpoint eu d’ancêtres aux croisades ; Chérie était la reine desétudiants de Tubingue ; Chérie, la bonne fille, n’aurait pointété éloignée de prendre pour devise ce titre de vaudeville d’unephilosophie si haute et si malement bafouée : Unechaumière et son cœur… Certes elle eût tenu sa place comme ilfaut dans le noble manoir, parce que Dieu, en la faisant belleentre toutes, lui avait prodigué tous les dons qui achèvent etcouronnent la beauté. Mais en son cœur elle se disait, la reineChérie, la pupille adorée de messieurs les étudiants :« C’est pour Lenor, le beau château ! » Ses désirs,à elle, descendaient vers la blanche maisonnette autour de laquelleil n’y avait point de remparts pour arrêter l’air libre et lesoleil heureux. Chacun son goût, et ne murmurez pas ! Quedeviendrions-nous s’il fallait à tout jeune ménage une forteressedu temps de l’empereur Barberousse ! On ne sait pas direcomment se mêlent dans nos rêveries la crainte qui oppresse,l’espoir qui console ; mais ils se mêlent. Chérie allait,souriant à ses espérances, frissonnant devant ses terreurs ;instinctivement, elle hâtait sa course et déjà elle avait fait biendu chemin lorsque son pauvre petit pied mignon heurta un obstacleplacé en travers de la route. Elle s’éveilla de son double rêve etregarda tout autour d’elle. Hélas ! ce n’était plus la routetracée. Ses yeux, habitués aux ténèbres, virent devant elle unehaute barrière de grands troncs élancés ; l’obstacle qui luibarrait le chemin était le dernier arbre jeté bas par la cognée dubûcheron. Elle avait pris, à son insu une de ces percées quis’ouvraient le long de la route ; elle était en pleine forêt,et quand elle eut tourné deux ou trois fois sur elle-même, commefont imprudemment tous ceux qui s’égarent, elle était aussicomplétement perdue que le naufragé abandonné sur un radeau etprivé de boussole, qui flotte au milieu de l’immense Océan, sous unciel sans étoiles.

Elle voulut revenir sur ses pas, mais denombreuses percées coupaient celle où elle se trouvait, et sesefforts pour retrouver la route ne faisaient que l’égarerdavantage. Et l’heure passait impitoyable ! Et peut-être qu’àce moment même Frédéric et Rosenthal se rencontraient, l’épée à lamain, au pied de la Croix-Miracle… Chérie sentait ses genoux pliersous le poids de son corps. À mesure qu’elle avançait, la forêtdevenait plus sombre et plus sauvage. C’est à peine si elleapercevait le ciel tempêtueux à travers les cimes des arbres quefatiguait le vent du nord. Elle avait essayé d’appeler au secours,mais le sourd fracas de l’orage étouffait sa voix, et d’ailleurs,qui l’eût entendue ?

Chérie se laissa choir enfin sur le sol,éplorée et brisée ; elle se couvrit le visage de ses deuxmains et sanglota comme un enfant. Mais la pensée qui toujours lapoursuivait, la pensée terrible et navrante revint aiguillonner sadétresse : « Frédéric ! Frédéric !… » Levent qui sifflait autour d’elle lui apportait ce grincement aigudes épées qui se croisent… Elle leva ses mains jointes au ciel, etsa prière désolée monta vers Dieu. En ce moment, une lueur faiblescintilla au travers du feuillage, et son âme s’emplit dereconnaissance, comme si l’ardeur de sa prière eût provoqué unmiracle. Chérie sauta sur ses pieds, le courage lui était revenu.Elle se dirigea le plus vite qu’elle put vers cette lueur quibrillait derrière le feuillage. C’était sans doute la chandelle derésine allumée dans la demeure de quelque bûcheron. À tout lemoins, Chérie allait pouvoir demander son chemin. Elleavançait ; les arbres s’éclaircissaient peu à peu, mais aucunesilhouette de maison ne se montrait, quoique la lueur semblâtjaillir d’un trou carré en forme de fenêtre.

Quand Chérie eut dépassé les derniers arbres,elle vit enfin au devant d’elle une roche de cent à cent cinquantepieds de haut, contre laquelle se collait une hutte bâtie en troncsd’arbres. Elle s’arrêta frémissante ; elle n’avait plus besoinde demander sa route ; ce lieu lui était connu. Plus d’unefois, dans ses excursions capricieuses, elle avait visité cettepartie de la forêt, dont l’aspect était particulièrement mystérieuxet lugubre. La chronique des villages voisins attachait à ce lieude funestes souvenirs. Les bûcherons, interrogés par Chérie, luiavaient raconté, avec de grandes marques de frayeur, plus d’unelongue histoire de meurtre dont les environs de ce roc avaient étéle théâtre. Et toujours le nom des trois frères Braun étaitprononcé, à la fin de ces histoires, par les bûcherons, qui sesignaient et fuyaient… Le roc contre lequel s’adossait la cabaneétait une masse énorme de grès couleur de brique qui formait labase orientale du Rouge. La cabane servait d’habitation aux troisfrères Braun.

Le premier mouvement de Chérie fut de fuir auplus vite, mais quelque chose de plus fort qu’elle-même la retint àla même place. Elle venait d’apercevoir, par l’ouverture carrée,qui était grande ouverte, Élias Braun, l’aîné des trois frères,occupé à aiguiser sa cognée sur un fragment de grès. Il chantaitd’une voix sourde une ballade du pays, et la lumière de la résinequi frappait en plein son visage barbu montrait sous les grandesmèches de ses cheveux un sourire avide.

– Holà ! Hugo ! petitfrère ! cria-t-il en éprouvant du doigt le tranchant de sahache, ma cognée a désormais le fil et ce serait dommage del’ébrécher contre un tronc de sapin !… Allons, petit frère,debout : voici l’heure où Werner va revenir !

On entendit un bâillement sonore et Chérie vitune masse énorme qui se mouvait confusément dans l’ombre de lacahute. C’était Hugo, le petit frère, qui s’étirait en sortant deson sommeil.

Hugo leva sur Élias son regard engourdi.

– Pourquoi repasses-tu ta cognée,demanda-t-il, puisque le graff a dit qu’il fallaitseulement leur faire peur ?

Chérie savait parfaitement que dans cettepartie de la forêt Noire le titre de graff (comte) n’étaitdonné qu’au vieux Spurzeim, de même qu’on appelait Rosenthal lefreyherr (baron).

– Le graff a dit cela hier, répliquaÉlias en souriant ; je repasse ma cognée, petit frère, parceque j’ai vu le graff ce soir, pendant que tu dormais.

– Ah !… fit Hugo, qui se mit sur sespieds et toucha presque du front, tant sa taille était haute, latoiture de la cabane ; le graff t’a ordonné ?…

Il n’acheva pas ; mais il montra du doigtle tranchant affilé de la hache.

Élias secoua ses grands cheveux en riant plusfort.

– Le graff ne parle jamais la boucheouverte, tu sais bien, petit frère, répondit-il ; il m’a ditseulement que les deux vieilles gens avaient fait marché pour leSparren.

Hugo ferma ses gros poings et sa figuresauvage prit une expression de menace.

– Voilà qui est bon !grommela-t-il.

– Ce n’est pas tout, petit frère… Lesvieilles gens vont porter cette nuit, au notaire de Freudenstadt,un papier qui vaut plus de cent mille florins.

– Le prix de la maison du Sparren ?…interrompit Hugo.

– Juste !… Werner est à Munz poursavoir la route qu’ils prendront, car le vieil homme est rusé commeun renard ! et sa femme deux fois plus que lui !

Chérie écoutait tout cela, plongée dans unesorte de stupeur ; elle n’en pouvait point croire sesoreilles. Un bruit sourd se fit entendre à l’intérieur de lacahute, et un troisième personnage se montra tout à coup entreÉlias et Hugo. Chérie reconnut Werner, le second des frèresBraun ; elle n’eut pas le temps de se demander comment ilavait pu entrer par l’autre côté de la cabane, adossé au roclui-même, car son attention fut violemment attirée par lespremières paroles du nouvel arrivant. C’était un grand gaillard,taillé en Hercule, comme ses frères, chevelu, barbu, et portant lacasaque des habitants de la forêt avec le bonnet de laine ;seulement, comme il était charbonnier de son état, il avait lafigure plus noire que de l’encre.

– En route ! s’écria-t-il ; lesvieilles gens vont passer le ravin dans dix minutes… Je les ai vusmonter dans leur carriole, et c’est le bonhomme qui conduit, pourne pas payer un postillon.

– En route !… répéta Hugo, quisaisit dans l’angle de la cabane un gourdin énorme ou plutôt unemanière de massue.

Élias mit sa cognée sur son épaule.

– Petit frère, dit-il, tu ne viens pasavec nous ?

– Pourquoi cela ? demanda Hugoétonné.

– Ton poste est là-haut sur lamontagne.

– Sur la montagne, interrompit Werner, ily a un feu de joie et tous les charbonniers du Rouge dansentalentour comme des damnés.

Hugo se frappa le front : – Allez doncvous deux faire peur aux vieilles gens, s’écria-t-il en appuyantsur ces mots : faire peur, et en laissant éclater unrire brutal. J’avais oublié l’étudiant… mais il n’y a pas de tempsperdu et nous allons régler son affaire !

Les trois frères Braun se donnèrent la main,puis ce bruit sourd que Chérie avait entendu déjà lors de l’arrivéede Werner retentit de nouveau et les trois frères disparurent. Leflambeau de résine continuait d’éclairer la cabane déserte. Poursortir de la cabane, il n’y avait pas d’autre issue apparente quela porte, et Chérie était debout devant la porte ; il fallaitque le roc lui-même se fût ouvert pour donner passage aux troisfrères. On eût dit qu’une barrière impénétrable était retombée sureux ; Chérie n’entendait plus ni leurs voix ni le bruit deleurs pas. Elle était là, immobile et comme anéantie sous le poidsd’un rêve affreux. Les paroles de meurtre bourdonnaient autour deson oreille : cet étudiant dont Hugo Braun avait parlé,c’était Frédéric, Chérie n’en pouvait douter ; sur la têtebien-aimée de Frédéric, les menaces de mort s’accumulaient… Etl’heure s’écoulait ! et Chérie demeurait écrasée désormaissous la conscience de sa faiblesse ! Elle ne savait plus,chaque pas heurtait un danger nouveau dans les ténèbres de cetteterrible nuit. Le vent qui secouait avec une violence croissanteles hautes cimes des arbres apporta tout à coup l’écho d’un chantlointain et rauque. En même temps, le sommet du rocher contrelequel s’appuyait la cabane des trois frères Braun s’illumina d’unelueur rougeâtre. Sur ce fond ardent une silhouette humaine sedessina en noir, et Chérie poussa un grand cri, appelant : –Frédéric ! Frédéric !

Le sommet du roc était loin ; la voix deChérie se perdit dans le fracas de l’orage. Comme elle s’élançaitpour rejoindre la vision, un cri qui semblait répondre au siensortit des profondeurs de la forêt, déchirant, haletant, étranglécomme un râle d’agonie…

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