La Reine des Épées

Chapitre 4Le jeune herr Frédéric.

Jamais, au grand jamais, on n’avait vu lanoble université de Tubingue en si méchante humeur. Ils étaient là,tous les fuyards de la place de l’Église, simples Renards, Renardsenflammés, jeunes et vieilles Maisons, Maisons moussues et Renardsd’or ; ils étaient là tristes, soucieux, vaincus, dans lagrande salle de la Maison de l’Ami ; ils fumaient avecmélancolie d’énormes pipes de porcelaine et buvaient lugubrementdes pots de bière lourde.

Ils avaient ramassé l’enseigne du Renard d’or,abattue par la première balle du chasseur diabolique ; elleétait là, l’enseigne déshonorée ; on l’avait suspendue à lamuraille, vis-à-vis du râtelier aux glaives : chacun pouvaitla regarder et puiser dans cette contemplation des idées desanglantes vengeances.

Ils s’en prenaient à tout le monde de leurdéconvenue, les pauvres jeunes gens : au chasseurd’abord ; à Chérie, l’ingrate, qui ne les avait pas suivisdans leur retraite ; à Frédéric enfin, qui avait manqué àl’appel, à Frédéric qui les avait abandonnés dans la joute descarabines, comme il devait leur faire défaut ce soir encore, sansdoute, lors de la joute des épées.

Beaucoup, parmi les étudiants, étaient restésau cabaret pendant le concours. Bastian, notre gros et joyeuxcompère, avait profité de l’occasion pour entamer un bierscandal, ou combat mortel à la schoppe contre l’aubergiste del’Aigle rouge. Baldus, le réfugié de l’université viennoise, avaitrassemblé quelques bonnes gens et leur parlait l’hébreu de lapolitique philosophante.

Il avait fallu faire à ces indifférentsl’histoire de cette déplorable matinée. Maintenant que le récitétait achevé, vous eussiez vu en entrant dans la salle de la Maisonde l’Ami tous les sourcils froncés, toutes les lèvres crispées,tous les grands cheveux tombants comme de longues branches de saulesur les fronts mélancoliquement inclinés. Tout cela, vous l’auriezvu à travers un nuage de fumée plus épais que les brumesossianiques.

À part les vastes pipes de porcelaine, il yavait ce fourneau commun qui brûle éternellement dans les tavernesuniversitaires, à l’instar du feu sacré des anciens, ce fourneauqui a des tuyaux pour toutes les bouches et qui suffirait lui toutseul à rendre inhabitable, tant il vomit de vapeurs malsaines, lasalle la plus large, la plus longue et la plus haute del’univers.

– Après tout, dit Bastian, que cettetristesse étouffait, tu as gagné le second prix, et le second prixest la bague de Chérie… Tu as gagné le troisième prix, Arnold, etle troisième prix est le baril de vin du Rhin… Ce sauvage dont vousparlez, et que j’aurais voulu voir aura l’écharpe donnée par leroi !… la belle avance !… Que le diable l’emporte, etn’en parlons plus.

L’assemblée accueillit cette consolation d’unair sombre ; il y a des douleurs hargneuses qui ne veulentpoint être consolées.

– Eh bien ! s’écria Bastian d’un airsolennel, vous faut-il une victoire éclatante pour effacerl’opprobre de votre défaite ?… Je vais vous montrer, moi, quel’université n’a pas été partout malheureuse ce matin…

Ce disant, il s’approcha d’une table toutecouverte de cruches vides ; sous la table il y avait une sortede paquet informe enveloppé dans un manteau ; Bastian soulevale manteau avec un redoublement de gravité.

– Voici le respectable maître Blaise,prononça-t-il lentement, qui m’a cédé le champ de bataille à latrente-deuxième schoppe… Gaudeamus igitur !…

Le respectable maître Blaise était couché toutde son long sur le carreau, la figure dans une mare de bière.

C’était un beau spectacle, et cependant lesétudiants de Tubingue ne se déridaient point.

– Garde tes folies pour un autre jour,Bastian, dit Arnold ; il nous faut aujourd’hui quelque chosede plus rouge que la bière.

On vit briller tous les regards à ce mot quicaressait la colère commune ; les groupes divisés serapprochèrent, et les Conscrits demandèrent, selon leur droit, quel’un d’eux fût tiré au sort pour remplacer l’Épée de l’universitéqui manquait à l’appel.

– Enfants, dit encore Arnold, je croisque personne n’aura lieu de se plaindre : nous nous étionsrassemblés ici, sous prétexte de la rentrée générale, pour réglerle scandal contrà qui doit avoir lieu entre nous et leschasseurs de la garde… L’insulte nouvelle que l’université vient desubir…

Ici la voix de l’orateur fut couverte par unhourra retentissant qui éclata au dehors.

– Au diable les rustres !… s’écriaRudolphe ; vont-ils venir célébrer la victoire du Philistinjusque chez nous ?

– Fermez les portes et les fenêtres,bedeau ! reprit Arnold.

Mais les joyeux cris du dehors passèrent àtravers les fenêtres fermées.

C’en était trop, car la vertu de messieurs lesétudiants de Tubingue n’était pas précisément la patience. Il y eneut plus d’un, parmi eux, qui jeta un regard d’envie vers lerâtelier de l’Honneur : si les glaives de l’université eussentété à leur place ordinaire, on n’aurait pas attendu la tombée de labrune pour faire bagarre autour de la Maison de l’Ami.

Mais les glaives étaient aux mains des gardesde Chérie.

Cependant le tapage se faisait au seuil mêmede la maison. On frappa bientôt à la porte à tour de bras.

– Ouvrez ! ouvrez ! criait-on,tandis que d’autres voix plus lointaines clamaient :

– Hourra ! hourra pour levainqueur !

Sans s’être consultés, les étudiants saisirentles escabelles, les cruches, les verres, tout ce qui pouvait fairearme, et s’élancèrent en tumulte vers la porte pour opérer unesortie.

La porte s’ouvrit : Arnold et Rudolphe,toujours en tête, brandirent leurs tabourets et se précipitèrent enavant ; mais ils s’arrêtèrent bien vite devant le spectacleinattendu qui s’offrit à leurs regards.

C’était le village tout entier, ou plutôtc’était tout le personnel de la fête qui avait quitté la place del’Église pour venir à la Maison de l’Ami. Les paysans, lespaysannes, les étrangers arrivés des villes voisines, tout le mondese pressait dans la rue trop étroite, tout le monde répétaitl’unanime et joyeux refrain :

– Hourra pour le vainqueur !

Et le vainqueur était là, porté en triomphepar les villageois endimanchés, auxquels les douze gardes deChérie, le glaive à la main, servaient d’escorte.

Arnold et Rudolphe demeurèrent comme ébahis audevant de leurs compagnons, qui ne voyaient rien encore et quihurlaient comme des démons dans la grande salle.

Arnold et Rudolphe n’en voulaient point croireleurs yeux. Au lieu du large chapeau rabattu qui coiffait siodieusement cet affreux chasseur du Schwartzwald, le vainqueurportait sur l’oreille la petite casquette des étudiants ; ilavait le col rabattu, il avait le dolman. Et encore, au lieu dusévère visage de l’inconnu, le vainqueur avait une figure toutejeune et toute souriante.

Et les Rambergeois affolés répétaient sur tousles tons le nom de leur idole :

– Frédéric !… Frédéric !… lejeune herr Frédéric !…

Dès lors, Arnold et Rudolphe lâchèrent leurstabourets, jetèrent leurs casquettes en l’air et crièrent comme lesautres du meilleur de leur cœur :

– Frédéric ! Frédéric !… hourrapour Frédéric !…

L’immense clameur du dehors, pénétrant àtravers la porte comme le feu qui suit une traînée de poudre,éclata jusqu’au fond de la grande salle et fit trembler les voûtesde la Maison de l’Ami.

Tous les nouveaux arrivants, garçons etfilles, se pressaient autour du seuil pour raconter aux absents lamémorable aventure.

– Oh ! mon jeune herr Arnold, disaitNiklaus tout essoufflé, vous auriez bien donné une paire derixdales pour voir cela, j’en suis sûr !

– Écoutez ! reprenait Michas. Ilavait de la poussière jusque par-dessus ses cheveux. Midi était entrain de sonner. Nous l’avons pris dans nos bras, le cher cœur, etnous l’avons apporté devant le mât…

– Et qu’il a bien retrouvé son haleinepour dire deux mots à maître Mohl !… interrompit la petiteLotte, qui cherchait à s’insinuer au milieu des étudiants.

– Pan ! pan ! pan !pan ! pan ! pan !… fit Niklaus, six coups, sixballes dans l’aiguille !

– Et il n’avait pas l’air d’ytoucher !… nota la grosse Brigitte.

– Hourra !… fit-on autour deFrédéric, toujours porté en triomphe.

– Hourra !… répéta l’universitéenthousiasmée.

– Oui, oui, reprit Michas, hourra !…et le chasseur a dit : « Voilà un joli tour deforce !… » Et il a repris sa carabine.

– Vous sentez bien, mes jeunes messieurs,interrompit Mauris, qu’entre deux gaillards comme ça, il nes’agissait plus de lutter à la troisième barre…

– Ah bien ! ma foi, oui… s’écriaLotte, la troisième barre !… Ils ont marché côte à côte, commedeux amis, plus loin que d’ici la maison commune.

– Elle dit vrai !… appuya lafoule.

– Ils se sont retournés, poursuivit lapetite Lotte toute glorieuse, et le chasseur a tiré le premier.

– Bah !… fit Brigitte, cent pas deplus ou de moins, ce n’est rien pour eux… Le jeune herr Frédéric afait maître coup après le chasseur !

Les femmes avaient assez parlé, ce fut dumoins l’avis de Niklaus, qui saisit la parole avec autorité.

– Après ça, dit-il, le chasseur a proposéde tirer au commandement… On a tiré, on a enfilé l’aiguille… ettoujours ! et toujours !… Si bien que le jeune herrFrédéric a jeté sa carabine en disant : « Voici, là-bas,deux arquebuses qui ne sont pas là pour desprunes ! »

– Bon Dieu !… interrompit Michas,dont la langue brûlait, le chasseur a été content, car ses brassont bien gros deux fois comme ceux du jeune maître… Cette fois-là,il a vu partie gagnée !

– Et il a pris l’arquebuse de droite,interrompit encore Niklaus, la plus légère… il a mis en joue engeignant comme moi quand je soulève une poutre trop lourde…Boum !… un vrai coup de canon !… La balle s’estperdue…

– Boum ! s’écria Michas, le jeuneherr Frédéric avait mis en joue l’autre arquebuse, – la pluslourde, – et la plaque en tôle qui servait de but a été brisée enmorceaux comme si c’eût été une assiette de faïence… Et moi, j’aidit : Hourra !

– Hourra ! hourra !hourra !… répéta par trois fois la foule.

Frédéric était debout sur le brancard ;il agitait l’écharpe de soie brodée d’or au-dessus de sa tête, etune joie d’enfant éclairait son gracieux visage.

Arnold, Rudolphe et les autres percèrent lafoule et vinrent le recevoir dans leurs bras. Il y avait quelquechose de souverainement touchant dans cet accueil. C’était bien làune grande famille ; tous ces jeunes gens au visage mâle etbarbu, fêtant le triomphe de l’adolescent heureux, sansarrière-pensée comme sans jalousie, c’était tout simple peut-être,mais c’était charmant.

Frédéric passa des bras de Rudolphe dans ceuxd’Arnold ; il ne pouvait suffire aux poignées de main et auxaccolades.

Et les filles de Ramberg, promptes às’attendrir, essuyaient leurs yeux qui pleuraient et qui riaient,en disant : – Oh ! les bons jeunes gens ! les bonsjeunes gens !

Michas, Niklaus et Mauris se glissèrent enfraude parmi les étudiants et attrapèrent chacun une poignée demain de l’idole.

– Et maintenant, dit Arnold à l’oreillede Frédéric, voilà trop de gens ici pour que nous fassions nosaffaires.

– Nous avons donc décidément desaffaires ? demanda Frédéric.

– Les plus graves que nous ayons euesdepuis longtemps ! répondit Arnold.

Frédéric se retourna vers la foule ; ilmit un bon baiser sur la joue de la petite Lotte, qui promit des’en souvenir toute sa vie, et fit tourner la grosse Brigitte surelle-même comme une toupie, ce qui incontestablement était un grandhonneur.

– Or çà, mes vrais amis, s’écria-t-il ens’adressant à la foule, les tables sont dressées et la soupe dubourgmestre vous attend.

– Nous voulons rester avec vous, meinherrFrédéric ! répondit la foule tout d’une voix.

C’était trop de tendresse ; meinherrFrédéric n’était pas de cet avis-là.

– Mes vrais amis, reprit-il, moi aussi,je voudrais passer ma vie avec vous ; mais tout à l’heure j’aivu des chasseurs de la garde rôder autour du village, et vous savezbien que nous autres étudiants, nous avons l’habitude de chanterdes couplets qui donnent la fièvre chaude aux soldats du roi…

Il y eut un mouvement d’hésitation dans lafoule, mais quelques voix intrépides crièrent :

– C’est égal ! c’est égal !restons avec le jeune herr Frédéric !

– À la bonne heure, dit ce dernier,faites donc comme moi, mes vrais amis… Et si les soldats viennent,ma foi, nous nous en tirerons comme nous pourrons !

Il entonna de sa jolie voix sonore et pleineune de ces chansons séditieuses que les poètes de l’universitécomposent quand leur digestion de bière se fait péniblement. Ilfaut croire que ces chansons, qui au premier aspect semblent assezmauvaises, ont un charme secret, car pour les répéter en chœur lesétudiants d’Allemagne se font exiler volontiers ou même se fontcadenasser dans les cachots de quelque forteresse.

C’est chose triste à penser, car l’exil estbien dur, plus dur que le régime des forteresses ; mais on estbien forcé de punir les enfants imprudents qui jouent avec lesallumettes chimiques, et si on les laissait faire, ces excellentsjeunes gens, pour s’amuser, ils incendieraient le monde !

Le roi Guillaume de Wurtemberg avait donné,l’année précédente, une constitution à son peuple ; lesprisons politiques étaient toujours pleines, et il y avait guerreouverte entre l’armée et l’université.

Arnold, Rudolphe et les autres prirent lediapason et firent chorus avec Frédéric ; il n’y eut pasjusqu’au bon Bastian qui ne vînt prêter à ce chœur improvisél’appui de son gosier profond comme la mer.

Les Rambergeois et les gens des villesvoisines commencèrent à regarder tout autour d’eux avecinquiétude ; les plus prudents mirent bas tout respect humainet s’esquivèrent ; quelques fanfarons seulement chevrotèrentle commencement du couplet, et au quatrième vers, il y avait déjàde larges vides dans l’assistance.

Un appétit féroce pressa tout à coup l’estomacde ceux qui restaient.

– Eh bien ! meinherr Frédéric, ditNiklaus à la fin du couplet, nous allons aller manger la soupe,n’est-ce pas ?

– Et boire à votre santé, meinherrFrédéric ! ajouta Michas.

Trois secondes après, il ne restait personnesur la place, et toute cette foule s’était dispersée comme unevolée d’étourneaux.

– A-t-il du talent, ce Frédéric !murmura Bastian avec émotion.

Frédéric venait de rentrer le premier dans lagrande salle de la Maison de l’Ami. Chacun prit place ;l’université, Conscrits et Anciens, se trouvait au grand complet. –Les glaives pendaient au râtelier de l’Honneur.

– Frère, dit Arnold en s’adressant àFrédéric, tu es notre première Épée, mais tu nous dois compte detes actions, comme le dernier d’entre nous… Ce matin, tu as manquéà l’appel et tu as mis en péril l’honneur de l’université deTubingue. Quel motif nous donneras-tu pour excuser tonretard ?

Une légère rougeur avait coloré le front deFrédéric, tout à l’heure encore si espiègle et si joyeux.

– Je n’ai rien à vous cacher, mes frères,répondit-il, et je vous dirai le motif de mon retard, bien qu’ilsoit futile et peu fait pour mériter votre indulgence… J’ai quittéma mère hier matin, et j’avais tout le temps d’arriver à Rambergavant l’ouverture des joutes… Mais il m’a pris une folle envie aumilieu du chemin… J’avais quitté la ville de Horb depuis déjà deuxheures, lorsque je me suis souvenu qu’entre Horb et Ramberg il n’yavait plus que de pauvres bourgades ; or, pour contenterl’envie que j’avais, il me fallait trouver un joaillier juif, commeil s’en rencontre seulement dans les villes… Je suis revenu sur mespas malgré l’heure avancée, et je suis entré dans l’échoppe d’unjuif de Horb, pour échanger ma petite chaîne d’or contre sa valeuren numéraire. Le juif m’a dit : « Votre chaîne d’or vauttrois rixdales, et je vous en donnerai quatre. – Mettez unguillaume et l’affaire est faite ! » ai-je répondu.L’envie que j’avais, s’interrompit Frédéric en rougissant plusfort, c’était justement d’avoir un guillaume d’or.

Les étudiants gradés échangèrent des regardsen souriant.

– Mais, dit Arnold, ta chaîne valait bienquatre guillaumes.

– Cela ne fait rien, réponditFrédéric ; le vieux juif m’en a donné un tout neuf, et je n’aijamais été si content de ma vie !… Vous sentez bien que je nepouvais pas changer mon guillaume pour louer un cheval… J’ai reprisma course à pied, et je vous jure Dieu que je ne me suis pas amuséen chemin…

– Frédéric, dit Arnold en lui prenant lamain, tu ne veux pas nous dire ce que tu comptes faire de tonguillaume ?

Frédéric était plus rose qu’une jeune fille àson premier aveu.

– Oh ! mes frères, répliqua-t-il enbaissant ses paupières sournoises, cela ne sera pas bien longtempsun mystère… Mais était-ce donc pour cela, reprit-il en redressantson front mutin, que nous nous sommes enfermés si solennellementdans la salle de nos délibérations ?

– Non, Frédéric, répondit Arnold. Et tuas raison de nous rappeler à des sujets plus graves… Mes frères medonnent-ils la parole pour exposer notre situation ?

La parole lui fut donnée tout d’une voix.

– Il existe un homme, poursuivit Arnold,qui fut autrefois, à Stuttgard et à Tubingue, l’ennemi de nosdevanciers… Cet homme, nous ne le connaissons pas, parce que je nesais quelle intrigue de cour l’avait déjà exilé du royaume avantnotre entrée dans l’université… Mais les récits de nos Anciensrestent dans notre mémoire, et personne parmi nous n’a le droitd’ignorer que les étudiants de Tubingue doivent haïr le colonelbaron de Rosenthal.

– C’est vrai, dit Frédéric, je savaiscela.

– Dans son exil, reprit Arnold, Rosenthala continué de faire à l’université une guerre implacable… Il y aici un réfugié de Vienne qui pourrait raconter les excès de cegrossier soldat…

Tous les yeux se tournèrent vers l’étudiantBaldus, qui prit une pose d’orateur et se disposa à parler.

– Je sais ce que monsieur de Rosenthal afait à Vienne, dit Frédéric. Continue, mon frère Arnold.

– Rosenthal a été appelé par le roi pourfaire à Tubingue ce qu’il faisait à Vienne.

– J’ai reçu avant-hier une lettre qui medit précisément cela.

– Une lettre de qui ?

– Je croyais que cette lettre était del’un de vous.

Il y eut un moment de silence, et les membresde l’assemblée s’entre-regardèrent inquiets.

– Quoi qu’il en soit, reprit encoreArnold, Rosenthal est de retour depuis hier soir, et une personneici présente, qui le connaît, l’a vu.

– Moi aussi, je l’ai vu, prononçafroidement Frédéric.

– Oh ! firent plusieurs voix avecsurprise. Tu le connais donc ?

– Oui, répondit Frédéric, je leconnais.

Autre silence.

– Eh bien ! mon frère, dit Arnold,le dessein formel de Rosenthal est d’interdire nos réunions et deréduire à néant les libertés de l’université de Tubingue… Nosconseils rassemblés hier soir dans les Maisons d’Amis de Stuttgard,de Louisbourg et d’ailleurs, ont décidé à l’unanimité qu’il fallaitfaire un scandal contrà et supprimer ceRosenthal !

– Cela me semble juste… dit Frédéric, quiparaissait plus froid à mesure que son interlocuteur s’animaitdavantage. Après ?

– Après ?… répéta Arnoldétonné ; mais, en effet, il y a encore autre chose… Ce matin,l’université de Tubingue a été insultée grossièrement…

– Insultée au beau milieu de lafête !… grondèrent les étudiants, que la colère reprenait.

– Insultée devant tous !… prononçaArnold avec lenteur. Un inconnu a jeté bas l’enseigne du lieu denos réunions.

Frédéric tourna son regard vers le pauvreRenard d’or qui pendait tristement à la muraille.

– Il avait reçu bien de la pluie, dit-ilsans s’émouvoir ; ce sera une bonne occasion de le faireredorer.

Il y eut un murmure dans l’assemblée ; onn’était point habitué à voir traiter ainsi par-dessous la jambe cequi touchait l’honneur de l’université.

– Tu ne comprends donc pas, mon frèreFrédéric, dit Arnold sévèrement, que cela fait deux combats àmort ?

– Non, répliqua Frédéric, je ne comprendspas cela.

Tous les regards impatients se tournaient verslui.

– Bastian, mon frère, dit-il, apporte-moima pipe et ma schoppe.

Bastian quitta aussitôt la place, comme uncourtisan qui entend la parole de son roi.

On lui apporta, à ce Frédéric blond et rose, àcet enfant délicat et gracieux, la plus grosse de toutes les pipesqui pendaient à la muraille, la plus profonde de toutes lesschoppes rangées par ordre de taille sur le dressoir.

Il but la schoppe d’un trait et allumasavamment la pipe monstrueuse.

– Savez-vous le nom de votreinsulteur ?… demanda-t-il ensuite entre deux bouffées.

– Il nous a dit s’appeler Albert.

– Et il n’a pas menti, mes camarades… Àquelle heure doit-il se rencontrer avec vous ?

– Ce soir, à huit heures.

Frédéric se renversa sur le dossier de sonfauteuil de bois, et se prit à savourer voluptueusement les vapeursde sa pipe.

– Il n’y a dans tout ceci, dit-il du boutdes lèvres, qu’un pauvre duel et j’espérais mieux.

– Comment, un duel ! s’écrièrentcinquante voix ensemble ; n’y a-t-il pas d’abord cet Albert etensuite le colonel ?

– Cet Albert vous a bien dit son nom,répliqua Frédéric en souriant, mais il ne vous a pas dit tous sesnoms… Moi qui les sais, je vais vous les apprendre… Il s’appelleAlbert-Auguste de Rosenthal, baron d’empire, colonel des chasseursde la garde du roi…

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