La Reine des Épées

Chapitre 2Le rapport d’Hermann.

Presque tous les hôtes du château reposaientencore ; les fenêtres étaient fermées, et pour tout bruit onentendait une sorte de grincement aigre dans la direction desappartements de la chanoinesse Concordia. La chanoinesse se levaiten effet de bonne heure ; elle avait l’habitude de commencersa journée par une petite étude de violon.

Du côté de la ferme, le mouvement et la vierégnaient déjà ; les étables ouvertes donnaient passage auxbœufs de travail et aux belles vaches laitières qui s’en allaientd’un pas grave, frappant alternativement leurs flancs de la queueet du museau, vers le pâturage voisin.

C’était une belle matinée ; la brume quis’élevait de la plaine rougissait les rayons obliques du soleillevant et annonçait un jour pur. Au-dessus du château, les forêtsde pins s’étageaient noires et tranchantes ; le châteaului-même dressait ses vieilles murailles et ses tourelles à plus decent pieds au-dessus du brouillard ; – puis c’était comme unegrande mer de brume qui s’étendait à perte de vue, voilant le courssinueux du Necker et tout le riant paysage de la plaine. Au delà decette mer, les rayons du soleil doraient faiblement les coteauxlointains qui fermaient l’horizon.

Chérie demeura un instant silencieuse etpensive au seuil de la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur l’ancienbastion ; son regard se noya dans le brumeux océan qui était àses pieds.

À gauche de la terrasse où elle allaitdescendre, le corps de logis principal du château faisait retour etménageait une courtine carrée sur laquelle donnaient, d’un côtél’appartement de la comtesse Lenor, de l’autre celui du baron deRosenthal. La fenêtre de la chambre à coucher du baron étaitjustement située vis-à-vis de la terrasse. On ne voyait point lescroisées de la chambre à coucher de Lenor. Sans y songer, Chérietourna ses regards vers la cour carrée : elle vit retomber lerideau de mousseline brodée qui se collait aux vitres de monsieurde Rosenthal.

– Pauvre baron !…murmura-t-elle.

Comme cette exclamation s’échappait de seslèvres, elle entendit le bruit d’une autre fenêtre qui se refermaitde l’autre côté de la cour.

– Et pauvre Lenor !…ajouta-t-elle.

Sa tête charmante s’inclina plus triste. Elleétait en déshabillé du matin, vêtue d’une robe blanche flottante,et ses beaux cheveux blonds, sans liens, laissaient voltiger leursboucles à la brise matinale ; on l’aurait pu prendre, dans cepays des légendes et des poétiques traditions, pour une de ces féesamies qui hantent les vieux châteaux et qui balancent, quand vientle crépuscule, leurs formes vaporeuses au-dessus des créneauxantiques.

– Elle me déteste, dit-elle encore, moiqui l’aimerais de si bon cœur si elle voulait !… mais commentle voudrait-elle ? je suis venue ici pour son malheur…Sait-elle comme je souffre ?… si elle le sait, que luiimporte ?

Elle s’acheminait vers le télescope braquédans le brouillard ; machinalement elle mit son œil à lalentille et n’aperçut rien, sinon le champ circulaire qui étaitd’un blanc grisâtre.

– Ainsi est l’avenir, pensa-t-elle enlaissant retomber ses mains croisées sur son peignoir, un voileimpénétrable et lourd au delà duquel se cache l’inconnu !

Les troupeaux mugissaient dans l’herbemouillée ; les pâtres entonnaient leur chanson ; du côtéde l’ouest, de hautes colonnes de fumée commençaient à s’éleverau-dessus de la forêt.

Tout s’éveillait ; Chérie s’était assisesur le parapet de pierre qui bordait la terrasse ; elle nevoyait plus rien de ce qui se passait autour d’elle. La rêverie quiplane toujours dans l’atmosphère allemande l’avait prise ;elle était loin, bien loin, avec ses souvenirs heureux. Parfois, lesourire venait ranimer ses lèvres légèrement pâlies ; parfois,ses yeux se baissaient plus tristes ; parfois encore, ellerelevait la tête tout à coup, comme si son cœur révolté eût voulurejeter hors de lui le poids qui l’oppressait.

Tout en rêvant, elle avait posé sa main sur lepetit bout du télescope, qui bascula et releva son champ. QuandChérie remit son œil à la lentille, le brouillard avait disparupour elle, le télescope était braqué maintenant sur les coteauxvivement éclairés qui s’étageaient au devant de Ramberg.

Chérie poussa un cri et se rejeta tout à coupen arrière : elle venait d’avoir une vision. Sur le champclair du télescope, deux jeunes hommes en costume d’étudiants luiétaient apparus, et dans l’un d’eux elle avait cru reconnaîtreFrédéric.

Quand on pense à quelqu’un sans cesse, oncroit le voir partout ; mais y avait-il au monde deux taillesdouées de cette élégance juvénile et gracieuse qui distinguait leroi des étudiants de Tubingue ?

Les deux jeunes hommes que Chérie avait vusdescendaient précipitamment la pente de la colline et semblaientmarcher tout droit vers le château de Rosenthal.

La vallée du Necker a bien six lieues delarge, mais personne n’ignore qu’on perd facilement la notion de ladistance quand le télescope est là pour égarer l’imagination encentuplant le pouvoir des yeux.

Chérie regarda devant elle, pour voir si lesdeux voyageurs n’entraient point dans l’avenue du château.

Au devant d’elle et dans les gazons semés debouquets, il n’y avait personne ; et quand son regard voulutaller au delà, elle rencontra l’océan de brume immobile, immense,qui couvrait toujours la vallée.

– Folle que je suis !…murmura-t-elle en souriant et en se rapprochant du télescope.

C’était le télescope tout seul qui pouvait luirendre sa vision et décider si elle avait été le jouet de sonrêve.

Mais le mouvement que lui avait arraché sasurprise avait dérangé le massif instrument ; Chérie ne vitplus que le ciel dont l’azur brillant, chargé de vapeurs rosées,éblouit son regard.

Elle pensait :

– C’était lui !… je suis bien sûreque c’était lui !… la fatigue avait l’air de l’accabler… Ils’appuyait lourdement sur son bâton de voyage… Je ne l’ai vu qu’uninstant, mais il me semble que son compagnon hâtait la lenteur desa marche…

Tout en songeant ainsi, elle manœuvrait letélescope pour retrouver son premier point de mire, et son esprittravaillait bien plus encore que ses mains.

– Une fuite !… se disait-elle.Pourquoi fuirait-il ?… C’est un enfant qui n’a jamais eu lapensée de se mêler aux luttes politiques… Oh ! non, il ne fuitpas… Il vient peut-être… Sa mère habite les montagnes, il vientpour sa mère…

Elle s’arrêta et ajouta comme malgréelle :

– Pour sa mère ou pour moi !

Un sourire radieux éclaira sa beauté ;cette pensée la faisait heureuse si naïvement et si pleinement,qu’on eût cherché en vain sur son visage les traces de sa récentetristesse.

Le télescope, cependant, pivotait, parcourantles coteaux lointains et fouillant les moindres replis des sentiersqui descendaient de la vallée. La vision ne se montrait plus, lesdeux voyageurs étaient désormais introuvables.

Mais au lieu des deux voyageurs, Chérierencontra tout à coup dans le champ du télescope une petiteescouade de cavalerie qui galopait ventre à terre en se dirigeantaussi vers la forêt Noire.

Les cavaliers étaient sur la route même quivenait de Ramberg au château de Rosenthal ; Chérie pouvaitvoir scintiller aux rayons du soleil l’acier poli de leurs casqueset les canons brillants de leurs carabines. C’étaient des dragonsde la garde, conduits par un officier qui poussait son cheval avecfureur et qui désignait à l’aide de son épée un objet situé hors duchamp de la lunette.

Le cœur de Chérie se serra ; elledevinait presque. Elle fit basculer le télescope vivement du hauten bas et retrouva enfin ses deux voyageurs qui couraientmaintenant à toutes jambes en regardant derrière eux aveceffroi.

– Frédéric !… s’écria-t-elle,Frédéric !…

Et sa main se tendit en avant, comme si elleeût voulu lui offrir secours.

Mais, cette fois encore, la vision ne duraqu’un instant ; le télescope, qui s’abaissait toujours poursuivre la course descendante des deux voyageurs, rencontra leniveau de la mer de brouillard.

Les deux fugitifs, le prétendu Frédéric et soncompagnon, disparurent dans cet océan où les dragons du roi vinrentse plonger à leur tour au grand galop de leurs chevaux.

Désormais, le télescope était inutile ;Chérie se laissa choir sur le parapet. Elle ne vit point unefenêtre de l’étage supérieur qui s’ouvrait discrètement ; ellene vit point la figure large et importante de l’honnête Hermann quise montrait à demi derrière les rideaux entrebâillés.

Elle était tout entière à son idée fixe ;elle tâchait maintenant de croire qu’elle avait mal vu : ce nepouvait être Frédéric, elle s’était trompée.

C’était si loin ce coteau, et le brouillardlui avait si vite bandé les yeux !

Tout à coup elle se prit à écouterattentivement. Le violon de la chanoinesse Concordia se lamentaittoujours dans la partie la plus reculée du château ; mais, enmême temps, on entendait des voix empressées qui criaient au basdes murailles :

– La voici pour le coup !… voicinotre jeune dame !…

Chérie, effrayée, regarda par l’ouverture d’uncréneau : elle vit, dans les fossés fleuris, une armée entièrede paysans et de paysannes qui s’avançaient en bon ordre avec demonstrueux bouquets.

Une petite moue pleine d’espièglerie mutineremplaça l’inquiétude grave qui tout à l’heure altérait les traitsde Chérie. Les bouquets, c’était son supplice : les vassaux duchâteau de Rosenthal menaçaient de l’ensevelir sous leurs bouquetscomme autrefois les Sabins retors ensevelirent, sous leursprétendus bracelets, la fille coquette de Tarpéius. Chérie étaittraquée, Chérie était guettée ; ces grosses bottes de foinsans parfum qui croissent sous le climat froid de la forêt Noire,la poursuivaient par derrière et lui barraient le chemin pardevant. Au retour de tout sentier par où elle passait, il y avaitun bouquet à l’affût : des tulipes lymphatiques et grasses,des renoncules pommées comme des choux, des pivoines obèses et desbrassées de ce pauvre lilas qui déteint sous le soleil d’Allemagne.Derrière ces fleurs, le compliment perfide et gluant se cachaitcomme le limaçon sous les feuilles humides de la laitue… lecompliment qui décuple l’injure du bouquet !

La pauvre Chérie était aux abois ; ellene savait où fuir ces bouquets qui se levaient avec l’aube et quirestaient debout tout rouges et tout contents après le crépusculedu soir ; elle pensait souvent que c’était une vengeance,adroite mais cruelle, de la comtesse Lenor, sa charmanteennemie.

– Sauve qui peut ! s’écria-t-elle enapercevant par le trou du créneau la procession des renoncules, destulipes et des pivoines.

Elle ne fit qu’un saut jusqu’à sa chambre, oùelle s’enferma à double tour.

À la porte du château, les pivoines, lesrenoncules et les tulipes rencontrèrent monsieur le comte Spurzeimen galant négligé du matin.

– Soyez les bienvenus, mes amis, dit-ilaux paysans et aux paysannes ; ne ralentissez pas votre zèle,dussiez-vous défleurir tout le domaine… Songez que la future de monneveu a besoin de distraction et qu’il faut la divertir !

Les paysans et les paysannes brandirent leurspaquets de verdure, en déclarant qu’ils faucheraient plutôt tout lepays pour être agréables à la fiancée de leur maître. Ils entrèrentpour présenter leurs hommages à Chérie, et le comte sortit dans lesfossés. Il gagna la partie du rempart qui était sous l’appartementde Chérie et leva la tête sans faire semblant de rien.

Il est toujours bon de dissimuler avecadresse.

Monsieur le comte aperçut Hermann à la fenêtrede l’étage supérieur, il lui fit un signe mystérieux. Un signemystérieux ne coûte pas plus qu’un signe ordinaire.

Hermann descendit aussitôt et rejoignit sonmaître dans les fossés, discrètement.

Hermann, il faut le dire, était bien changé àson avantage. Ces trois semaines lui avaient singulièrementprofité : sa démarche était digne, son œil distrait et même unpeu sournois ; il portait sa main sous le revers de sa livrée,et sa grosse bouche avait appris je ne sais quel sourire suffisantet matois qui allait bien au Sancho Pança du don Quichotte de ladiplomatie.

– Fais semblant de ne pas me voir… dit lecomte du plus loin qu’il l’aperçut.

Hermann se mit à ramasser des pâquerettes dansl’herbe et sifflota un petit air.

– Bien !… murmura le comte.Seulement c’est un peu chargé… Tu ramasses trop de pâquerettes ettu siffles trop longtemps… On ramasse une pâquerette en passant, onsiffle le quart d’un couplet : cela suffit… Le mieux estl’ennemi du bien.

Hermann cessa de siffler et de cueillir despâquerettes. Le comte se dirigea vers un bosquet voisin ;Hermann le suivit en décrivant des courbes déjà savantes.

– Bien ! dit le comte à travers lefeuillage épais du bosquet. Seulement tu fais trop dezigzags : ce n’est pas naturel… On va un peu à droite, un peuà gauche, pour ne pas se donner le ridicule de suivre la lignedroite, et c’est tout.

Hermann s’était arrêté dans la position dusoldat sans armes.

– Mouche-toi !… lui commanda lecomte.

Hermann obéit.

– Trop fort !… trop fort !…grommela le diplomate. On se mouche pour prendre une contenance, etnon point pour trompeter à l’univers entier : Me voilà, jesuis ici, regardez-moi !

Hermann remit son mouchoir dans sa poche.

– Maintenant, reprit Spurzeim, bâille unpetit peu en étirant tes bras et entre dans ce bosquet au hasard,comme si tu cherchais des nids de merle ou des noisettes.

Quand le docile Hermann fut dans le centre dubouquet d’arbres, monsieur le comte Spurzeim regarda tout autour delui avec précaution.

– Je crois qu’il n’y a personne à portéede nous entendre, murmura-t-il.

– Pas un chat !… réponditHermann.

– Regarde à gauche pendant que jeregarderai à droite.

L’examen des environs ayant été fait avecsoin, le comte revint vers Hermann, qui se tenait debout devantlui, le chapeau à la main.

– Tu étais à ton poste ? demanda levieux Spurzeim.

– Oui, monsieur le comte, depuis unegrande demi-heure.

– Fais-moi ton rapport.

– Quant à ça, monsieur le comte, monrapport ne sera pas long.

– L’importance d’un rapport, dit Spurzeimsentencieusement, n’est pas toujours en raison directe de salongueur… Qu’as-tu vu ?

– J’ai vu la demoiselle sortir de sachambre, venir sur la terrasse et regarder au télescope.

Le comte prit un air recueilli.

– Halte !… fit-il ; donne-moile temps de réfléchir.

Il se rongea le bout des doigts en prenant,pour cette fois seulement, la physionomie impassible du diplomatemilitaire Wellington.

– Après ? dit-il ensuite, tu peuxcontinuer.

– C’est tout, répliqua Hermann.

Spurzeim haussa les épaules.

– Un rapport ne commence que quand il estfini ! dit-il en secouant son jabot.

L’univers entier sait bien que les diplomatesont coutume de trouver des mots étranges et remplis de profondeur.Depuis sa plus tendre jeunesse, le comte Spurzeim cherchait un motque l’on pût opposer à la sentence fameuse de monsieur deTalleyrand : « La langue a été donnée à l’homme pourdissimuler sa pensée. » Il ne l’avait pas encore trouvé ;mais il rencontrait çà et là, comme on le voit, des maximes d’unevaleur secondaire qui pouvaient le récompenser de ses efforts.

Ainsi, les alchimistes du moyen âge, enpoursuivant la pierre philosophale, mettaient la main par hasard,tantôt sur l’émétique, tantôt sur la poudre à canon, tantôt surquelque autre bonne chose.

Hermann sourit pour bien montrer qu’il avaitcompris, et Spurzeim fut content.

– Quel air avait-elle ?demanda-t-il.

– L’air de s’ennuyer, comme toujours…répondit Hermann.

– Ah çà ! elle s’ennuie doncdécidément, cette belle enfant-là ?

– Elle s’ennuie beaucoup, monsieur lecomte.

– Je tâche pourtant de me rendreagréable, dit Spurzeim en se grattant l’oreille avec la maingauche, comme fit notoirement le comte de Bernstorff, ambassadeurde Prusse au congrès de Carlsbad.

Hermann l’interrompit et lui répondit avec unepleine franchise :

– Monsieur le comte, vous l’ennuyez.

– Comment, maraud !… s’écriaSpurzeim.

Hermann s’inclina respectueusement.

– Je fais mon rapport… dit-il.

– Allons, allons, c’est juste, fit lecomte. L’histoire raconte que le valet d’Horace Walpole disaitsouvent à son maître qu’il était bête comme une oie… Je t’engage àne pas aller jusque-là ; mais, pour le bien du service, ilfaut une certaine liberté de parole… Mon cher neveu, d’ailleurs,est plus jeune que moi, et c’est à lui qu’incombe naturellement lacharge d’amuser sa future.

– Votre neveu l’ennuie… dit résolûmentHermann.

– Hé ! hé ! hé ! fitSpurzeim, le fait est que de nos jours, la jeunesse ne sait plusdivertir les dames… Mais la toilette, mais le luxe qui entourenotre jeune fille ?

– Que voulez-vous, monsieur le comte…tout cela l’ennuie.

– Diable ! diable ! Ahçà ! cette enfant-là n’a pas un bon caractère… Les honneursque je lui fais rendre par les vassaux… cette pluie debouquets ?

Hermann leva ses deux bras au ciel.

– Vos bouquets l’ennuient plus que toutle reste, monsieur le comte !

Le comte joignit ses mains sur son estomac. Ilse souvenait qu’au congrès de Troppau, un diplomate de saconnaissance avait fait ce geste significatif.

– C’est grave ! murmura-t-il, c’estexcessivement grave !… Et Rosenthal ?

– Monsieur le baron, répondit Hermann, secouche fort tard depuis quelque temps, parce qu’il reste à regarderles fenêtres de la comtesse Lenor… En revanche, il se lève detrès-grand matin, et le premier chant du coq le retrouve à sonposte contemplant toujours les fenêtres de la comtesse Lenor…Partout où va la comtesse Lenor, monsieur le baron la suit…

Spurzeim chercha dans sa mémoire quel signe ouquel geste monsieur Pozzo di Borgo avait coutume de faire pourtémoigner sa mauvaise humeur. Ne trouvant point ce détail précieuxdans son souvenir, il se tapa tout bonnement la cuisse commemonsieur le comte de Nesselrode.

– Et ça continue depuis le matin jusqu’ausoir, poursuivait Hermann. Et il paraît que monsieur le baron n’estpas comme mademoiselle Chérie, et que ce métier-là ne l’ennuie pasdu tout !

– Ah çà ! dit le comte en fronçantle sourcil, je crois que le coquin a décidément le mot pourrire !

– Je fais mon rapport… répliqua Hermannavec bonhomie.

Spurzeim se rappela juste à point que monsieurPozzo di Borgo avait l’habitude de se caresser le menton dans lescirconstances difficiles ; cela lui fit plaisir et il secaressa le menton.

– Il faut presser, presser le mariage,pensa-t-il tout haut ; je ne veux pas perdre les trésors dediplomatie que j’ai dépensés dans cette affaire-là…Hermann !

– Monsieur le comte ?

– Abandonnons ce qui concerne la futurede mon cher neveu et traçons une ligne de démarcation profonde afinde ne point mêler les dossiers, comme nous disons en chancellerie…As-tu vu les frères Braun ?

– Les frères Braun, répondit Hermann, ontderrière eux une centaine de sauvages, et ils sont bien déterminésà casser le cou de quiconque voudra surenchérir et leur enlever lamaison du Sparren.

– Casser le cou !… répéta Spurzeim,qui avait fait le tour des grimaces diplomatiques et qui revintfranchement au bon petit sourire de Voltaire. C’est peut-être bienfort !… Nous n’avons besoin que d’effrayer l’acquéreur… Maison a vu historiquement des faits semblables, et la diplomatie,comme toute chose humaine, dépasser quelquefois le but… L’hommefort s’en lave les mains et dit : C’est malheureux !…Qu’as-tu appris sur l’acquéreur ?

– J’ai appris que monsieur le comte nes’était pas trompé : l’acquéreur est bien ce maître Hiob, deStuttgard, qui s’est logé au village de Munz avec dame Barbel, sonépouse.

– Combien a-t-il offert ?

– Quatre-vingt mille thalers.

– Cent mille écus, argent deFrance !… s’écria le plus habile des diplomates.

Et il se frotta les mains tout doucement.

– Hermann, mon ami, reprit Spurzeim,traçons une seconde ligne de démarcation afin de garder toujoursl’esprit libre et net… Nous passons du concret à l’abstrait :je vais te faire un petit bout de théorie… Talleyrand, mon illustreami, avait formé ainsi plusieurs gaillards qui n’étaient pas, dansle principe, beaucoup plus dégourdis que toi. Tu commences àposséder un peu les principes élémentaires de la diplomatie…Continuons… La diplomatie appliquée à la vie intime s’adresse auxdeux actes les plus importants de la vie. Quels sont ces deuxactes ?

– Boire et manger, parbleu !répondit Hermann après avoir suffisamment réfléchi.

– Hériter et se marier… rectifia Spurzeimavec emphase. Suis-moi bien : nous allons justementaujourd’hui travailler pour l’un et l’autre de ces actes :mariage et succession… Notre instrument diplomatique pour lemariage est cette jeune fille que nous avons amenée de Ramberg…Notre instrument diplomatique pour la succession est le triomalpropre des frères Braun… Comprends-tu bien ?

– Pour le mariage, oui, répondit Hermann.Pour la succession, je ne vois pas…

Spurzeim eut un sourire content.

– Il faut avouer que c’est d’une certainesubtilité, dit-il avec complaisance. Mais nous allons débrouillercela… Ce maître Hiob, ancien bedeau de l’université de Tubingue,n’a pas, en réalité, un sou vaillant ; il était chargé par lesétudiants de veiller aux intérêts de leur jeune pupille, et servaiten quelque sorte de trésorier pour les dons volontaires quel’université destinait à la fille de Franz Steibel… Je possèdetoute cette histoire sur le bout du doigt. Pendant seize ans qu’aduré cette étrange tutelle, maître Hiob a reçu des sommes fortimportantes dont on ne songeait jamais à lui demander compte ;la jeune fille vivait comme une princesse, c’était tout ce quevoulaient messieurs les étudiants… Maître Hiob mettait de côté,maître Hiob chargeait mon ami Muller d’acheter de la rente, maîtreHiob faisait sa pelote si bel et si bien, qu’il a pu offrir pour leSparren un capital de quatre-vingt mille thalers. Voici un faitacquis. Un autre fait non moins incontestable, c’est que cettesomme appartient à Chérie… Or, Chérie va devenir la femme de montrès-cher neveu ; Rosenthal sera donc propriétaire légitimedes quatre-vingt mille thalers… Et comme je suis jusqu’à présentl’héritier unique de mon neveu Rosenthal…

Hermann avait suivi laborieusement lessinuosités ardues de cette argumentation ; il poussa un longsoupir de soulagement et frappa ses deux mains l’une contrel’autre.

– C’est pourtant vrai !…s’écria-t-il.

Puis il ajouta par réflexion :

– Mais votre neveu se porte diablementbien, monsieur le comte. Il va se marier, et cet héritage-là mesemble un petit peu chanceux !

Ce fut le propre regard de Talleyrand queSpurzeim choisit cette fois pour toiser son valet.

– Assez pour aujourd’hui, dit-il ;médite cette leçon, qui est bonne ; je ne suis pas mécontentde tes progrès… Continue d’être alerte et vigilant ; regarde àdroite quand tu veux voir à gauche, et souviens-toi que l’œil a étédonné à l’homme pour loucher.

Spurzeim s’arrêta, suffoqué par la joie. Cettephrase échappée à son improvisation était UN MOT, un de ces motsqui prennent place d’autorité dans l’histoire. Il fit coup sur coupquatre ou cinq gestes empruntés à quatre ou cinq diplomatesdifférents, tous bien posés, tous ayant assisté pour le moins à uncongrès historique ; puis il tira ses tablettes de sa poche etinscrivit son mot, afin de ne le point oublier. Qu’est-ce qui luimanquait pour être l’égal des aigles diplomatiques ? Unmot ! eh bien, désormais, il avait son mot.

Il pensa tout de suite à faire faire uneseconde édition de sa biographie et rédigea, séance tenante, ceparagraphe :

 

« On dit qu’à la suite de cesconférences, le chargé d’affaires de ***, qui était alors le comteSpurzeim, esprit fin, délicat, nature sceptique et supérieure, necroyant à Dieu ni au diable, un véritable cousin desencyclopédistes, sur le visage de qui on voyait, suivant le dire deses contemporains, comme un reflet du sourire de Voltaire, futplacé au grand dîner d’adieu à côté du marquis de Wellesley, et quele noble marquis vantant, avec sa partialité militaire, le coupd’œil d’Alexandre, de César et de Frédéric II, le comteSpurzeim se plut à opposer à ces grands hommes Philippe deMacédoine, l’empereur romain Auguste et Louis XI deFrance.

» La discussion s’échauffa ; il yeut, pour et contre, des arguments de première force ; mais lecomte Spurzeim mit fin à la petite guerre par un mot qui fitlongtemps le désespoir de monsieur le prince de Talleyrand.

» – Milord, dit-il au futur duc deWellington, en fait de regard les goûts sont différents, et voussavez qu’il ne faut point discuter les goûts… Mon avis est quel’œil a été donné à l’homme…

» – Pour voir… interrompit le loyalAnglais.

» – Pour loucher ! acheva le ruséWurtembergeois… »

 

Spurzeim remit ses tablettes dans sapoche.

– Monsieur le comte n’a plus rien àm’ordonner ? dit Hermann.

– Non, mon ami, non, répliqua le comte…Je suis satisfait de toi et de moi… Les mariages auront lieu demainsoir : nous n’avons plus que trente-six heures à passer, et ceserait bien le diable…

Le maître et le valet tressaillirent tous deuxà la fois : le bouquet d’arbres où ils étaient confinait à lamuraille du parc, et ils venaient d’entendre un bruit de pasderrière eux.

– Chut !… fit le comte ; nousavons peut-être parlé trop haut !

– Ce sont des gens qui passent au dehorsdans la campagne, dit Hermann.

– Diable d’enfer ! s’écria une voixen ce moment, ce coquin de mur n’a donc pas une seulebrèche !

– Mes jambes ne peuvent plus mesoutenir !… répliqua une autre voix ; je crois que cettecourse forcée m’a rendu ma fièvre…

– Allons, mon frère, un peu decourage ! Mieux vaut encore la fièvre que lesdragons !

La voix s’interrompit pour jeter un cri detriomphe.

– Bravo ! bravo !Gaudeamus ! voici la brèche demandée ! Nousallons enfin pénétrer dans ce castel antique !

Quelques moellons roulèrent à l’intérieur duparc : Spurzeim et son fidèle valet, qui se tenaient cois,virent apparaître entre les buissons une tête rouge et bouffie.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?…murmura le comte.

– Ceux-ci n’y mettent point de façons,dit Hermann, ils entrent sans se faire annoncer.

Après la tête bouffie, apparurent un dolman enlambeaux et couvert de poussière, puis de grosses jambes courtesqui s’accroupirent sur le haut de la brèche.

– Allons, mon frère, dit le nouvelarrivant, un dernier effort !

Il tendit la main de l’autre côté du mur, etun second personnage parut à son tour sur la brèche.

Celui-ci n’était pas beaucoup mieux couvertque le premier, mais ses cheveux en désordre, ses habits déchiréset poudreux ne pouvaient ôter à son visage son caractère dedistinction calme et fière. C’était un tout jeune homme, à lafigure pâle et amaigrie ; sa marche embarrassée indiquait dela souffrance.

Le gros garçon regarda tout autour de lui d’unair joyeux.

– Holà ! s’écria-t-il d’une voix destentor ; à la boutique, s’il vous plaît !… N’y a-t-ilpersonne dans ce vénérable séjour ?

Son compagnon s’était adossé contre un arbreet semblait près de céder à l’excès de sa fatigue.

– Ce ne sont pas des voleurs, au moins,murmura Hermann.

– Il me semble que j’ai vu ces figures-làquelque part… dit le vieux Spurzeim.

Le gros garçon joufflu se dirigea tout droitvers le bosquet.

– J’ai entendu des voix là dedans,dit-il. Ce petit bois doit être plein de châtelains !… Ehpardieu ! s’interrompit-il en apercevant Spurzeim derrière lesarbres, voici ma fameuse tête de conseiller privé honoraire !…Dites-moi, noble vieillard, – je vous salue avec considération, –n’est-ce pas ici que demeure mademoiselle Chérie ?

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