La Reine des Épées

Chapitre 7La foudre.

Combien de soirées tristes et chargées d’ennuiChérie avait passées dans ce grand salon du château de Rosenthal,dont les solennelles splendeurs ne faisaient qu’assombrir samélancolie ! Elle avait froid, elle se faisait petite aumilieu de ces sévères portraits de famille dont les regards fixesla toisaient avec dédain. Elle se sentait seule etabandonnée ; son pauvre cœur grelottait, et c’était surtout aumilieu de cette noble richesse qu’elle avait la conscience de sonexil.

Mais, ce soir, tout était bien changé. Plus detristesse et plus de regrets : Frédéric était là ;l’austérité de la vaste salle semblait sourire, et Chéries’étonnait de n’avoir pas respiré plus tôt cette douce atmosphèrede bonheur qui l’emplissait.

Elle allait, gaie, vive, pétulante, tourmentéepar sa joie ; elle prenait çà et là une fleur à ses odieuxbouquets présentés en cérémonie par les vassaux de Rosenthal et quiétaient naguère son supplice ; ces fleurs, tant dédaignées,elle en savourait le parfum avec amour.

Elle s’éveillait après une longue léthargie.Elle revoyait le beau jour après une nuit désespérée. Elle étaitheureuse ; elle eût voulu du bonheur pour tous.

Quand son regard se croisait avec celui deFrédéric, son âme entière passait dans ses yeux.

Tout n’était-il pas fini, puisque Frédéric luiavait dit : « Je t’aime ! » Que craindreencore ? quel malheur possible ?

Et n’était-ce pas une joie de plus, une joiebien grande, que de voir les beaux yeux de Lenor se fixer sur elle,reconnaissants et humides ; Lenor, qu’elle avait aimée déjà,alors même qu’elle la croyait sa mortelle ennemie !

Rosenthal, il est vrai, semblaitsouffrir ; mais cette souffrance ne devait-elle pas se changeren joie ? Chérie était bien sûre que Rosenthal n’avait jamaiscessé d’aimer Lenor.

Frédéric avait enfin pris le ton de son rôleet le jouait en perfection. Il s’empressait autour de la jeunecomtesse, qui se laissait faire la cour avec tout plein de grâce etde décence.

Pendant que Chérie présidait aux préparatifsdu thé, chose presque aussi importante dans l’Allemagne dusud-ouest qu’en Angleterre même, les deux jeunes filles s’étaientun instant rapprochées, et Chérie avait dit à Lenor :

– Tout va bien ! la corbeille serapour vous…

À part ces personnages principaux, tout lereste de l’assistance faisait assaut de bonne humeur. Spurzeimétait content de lui plus que nous ne saurions dire ; il seproclamait avec ivresse le coquin le plus fourbe del’univers ! Concordia causait avec son chapelain et n’avaitpas perdu tout espoir de réciter sa tragédie à Bastian, ce cavalierde si bonnes manières. La dame de compagnie, l’écuyer, lebibliothécaire, tous les officiers de Rosenthal, ne s’étant jamaistrouvés à pareille fête, jouissaient de l’aubaine du meilleur deleurs cœurs.

Il n’y avait de tristes que Bastian, vaguementtourmenté par ses remords au milieu même de son ivresse, etmonsieur le baron de Rosenthal.

Celui-ci était plus que triste ; sonregard sombre menaçait comme un ciel de tempête. Pour quiconque leconnaissait, il était évident qu’il mettait toute sa force àcomprimer sa colère et à se vaincre lui-même.

La promenade n’avait fait que continuer pourlui le supplice du dîner. Pendant toute la promenade, il avait vuLenor au bras de Frédéric, tour à tour émue et souriante ; iln’y avait pas à s’y tromper, Frédéric et Lenor s’entendaient ;Frédéric lui parlait d’amour et Lenor ne le repoussait point.Rosenthal se souvenait de la fête de Ramberg, du bal aux flambeauxet de cette valse qui, pour la première fois, avait fait naîtredans son cœur un sentiment de jalousie. Sa tête se montait.Frédéric était beau ; peut-être cette visite avait-elle étéconcertée entre lui et la jeune comtesse…

Le baron, irrité contre lui-même, car ilsentait bien qu’il était la cause première de ses propres embarras,irrité contre Chérie qu’il allait épouser, contre Lenor qui nepouvait plus être sa femme, contre Frédéric dont chaque sourire luisemblait une bravade, contre tout le monde enfin, puisque tout lemonde était heureux et joyeux, le baron arrivait à une de cesbelles et bonnes colères qui peuvent couver plus ou moins de temps,mais qui finissent par éclater à coup sûr et qui brisent tout quandelles éclatent.

Il avait été patient, précisément parce qu’ilne savait point faire les choses à demi. Pour lui, le milieun’existait point entre l’inertie et la violence. Outre la positionfausse qu’il s’était faite vis-à-vis de Chérie, il y avait doncpour le retenir la frayeur qu’il avait de lui-même.

Nous savons des gens trois fois heureux quipossèdent le don divin du flegme, et qui, au sommet des grandeursaristocratiques, sans rien perdre de leur distinction ni de leurgrâce, agissent avec le même sans-gêne que le gamin de Paris. Lalymphe qui coule au lieu de sang dans leurs veines leur permet defrapper sans s’émouvoir et de jeter l’ennemi dehors avec le plusaimable des sourires. Ceux-là sont les maîtres dans le monde ;on ne se moque jamais d’eux.

Mais les sanguins, les pauvres sanguins,éternelles victimes de la civilisation et du décorum, passent leurvie à se garrotter eux-mêmes. Ils restent immobiles pour ne pasbondir, ils se taisent pour ne pas crier, si bien que le premiervenu, les voyant paralysés au milieu de la route, croit pouvoirsans péril les pousser de côté… Et ils se laissent faire, lespauvres sanguins, les martyrs, les bonnes âmes ! Seulement,quelque jour de malheur, les voilà qui s’oublient et qui assommentquelqu’un bien malgré eux.

Rosenthal, sans se rendre compte encore del’état de son esprit, en était à se demander comment il assommeraitson rival. Toutes ses colères, en effet, se concentraient surFrédéric, parce que Frédéric lui volait le sourire de Lenor.

Il n’avait pas dit une seule parole qui pûtfaire prévoir l’explosion de son courroux ; mais c’est tantpis, cela : les paroles sont des soupapes par où s’en va letrop-plein de la fureur.

Au milieu de ce salon où tout le monde riaitet babillait, il n’y avait qu’une seule personne pour deviner cequi se passait dans le cœur du baron ; cette personne-là étaitFrédéric lui-même, qui savait bien à quel prix seulement on peutjouer avec un homme de la trempe de Rosenthal, et qui attendaitl’attaque de pied ferme.

Une voix résonna tout à coup aux oreilles dubaron, une voix bien douce, mais qui en ce moment lui sembla toutimprégnée de sarcasmes amers.

– Dansez-vous, monsieur le baron ?lui demanda Chérie, qui était à ses côtés et qui le regardait avecson gai sourire.

La demoiselle de compagnie venait de s’asseoirau piano et jouait la ritournelle d’une valse.

Au lieu de répondre, Rosenthal tourna les yeuxvivement vers la place que Lenor avait choisie en rentrant de lapromenade ; Lenor était déjà levée et donnait sa main àFrédéric.

– Excusez-moi, madame, prononça le barond’une voix étouffée.

Bastian appela Chérie.

– Allons, mon complice, dit le diplomateau gros étudiant qu’il avait été rejoindre dans un coin, vous voyezbien que voilà le paradis qui s’ouvre ! profitez de votreveine…

Comme si le hasard se fût mis de la partiepour irriter davantage la blessure de Rosenthal, ce fut la valse deMozart qui déroula sous les doigts de la demoiselle de compagnieson harmonie lente et balancée.

– Il vous regarde ! murmura Chérie àl’oreille de Lenor, au moment où celle-ci allait partir au bras deson cavalier ; portez le dernier coup.

Elles échangèrent un regardd’intelligence ; car au bout de cette comédie mignonne, ellesne voyaient toutes deux que le bonheur. Quand Lenor passa, emportéepar le mouvement de la valse, devant le baron, qui était bien pâle,son front rougissant s’appuya comme à dessein sur l’épaule deFrédéric.

Rosenthal pressa son cœur à deux mains ;s’il avait disposé du tonnerre, Frédéric eût été foudroyé surplace.

– Cela va bien… pensait Chérie, quirectifiait le pas incorrect et chancelant de son tuteurBastian.

À ce moment, il se fit un grand bruit audehors de la salle ; on entendit des pas retentissants et desvoix effrayées qui criaient dans le corridor.

Le baron avait appelé la foudre, c’étaitpeut-être la foudre qui venait.

La valse continuait légère et gracieuse ;on eût dit que Lenor ne touchait pas terre et que Frédéricl’emportait dans ses bras. Chérie regardait en dessous Rosenthal,dont les lèvres tremblaient, crispées par la rage, et la folle sedisait encore :

– Cela va bien !

Tout à coup, la porte du salon s’ouvrit avecfracas et le valet Fritz s’élança en s’écriant :

– Le château est cerné !… Lesdragons du roi sont entrés de vive force… Si l’on veut cacher lesétudiants, qu’on se hâte, car l’officier vient sur mespas !

C’était la foudre. Le regard de Rosenthalscintilla comme si une flamme se fût allumée dans saprunelle ; il respira fortement et ses bras se croisèrent sursa poitrine.

Frédéric s’était arrêté, tenant toujours Lenorentre ses bras.

Chérie, pâle comme une statue d’albâtre,joignait ses mains frémissantes et cherchait à lire son arrêt surle visage altier de Rosenthal.

C’était la foudre, pour elle surtout, pourelle qui venait d’irriter à plaisir l’homme qui tenait désormaisentre ses mains le sort de son amant.

C’était la foudre, car le crime de Frédéricétait de ceux que ne pardonnent jamais les puissances allemandes,incessamment menacées par la folie des écoles.

Chérie ne fit qu’un bond jusqu’à Rosenthal,dont elle saisit les deux mains.

– C’est lui qu’on cherche !…dit-elle d’une voix altérée.

Rosenthal ne répondit pas.

– Il a insulté le roi !… poursuivitChérie, dont les yeux se mouillèrent.

– Ah !… fit Rosenthal, il a insultéle roi ?

– Ayez pitié, monsieur !… achevaChérie dans un sanglot déchirant ; ayez pitié, au nom deDieu !

Rosenthal l’écarta froidement, parce que sesyeux venaient de rencontrer le regard suppliant de Lenor.

Tout le monde, dans le salon, comprenait lagravité de la situation, mais personne ne la mesurait au juste,sinon Chérie, Rosenthal et les deux étudiants eux-mêmes.

Il s’agissait peut-être, du moins onl’espérait, de quelque escapade de jeune homme.

Bastian demeurait tout abasourdi à la place oùla valse s’était arrêtée. Frédéric se tenait immobile, la têtehaute. Le diplomate fort caressait son jabot tout doucement, etcalculait déjà les avantages qu’il pourrait tirer de cetincident.

– Le capitaine Spiegel, des dragons de SaMajesté, dit un valet à la porte, demande à parler au colonel baronde Rosenthal.

– Faites entrer, répliqua le baron.

Le capitaine Spiegel passa le seuil aussitôt,car il était sur les talons du valet ; son regard inquisiteurfit le tour de la chambre et il eut un sourire narquois enapercevant les deux étudiants.

– Qu’y a-t-il pour votre service,capitaine ? demanda le baron.

– Pour mon service, rien, colonel,répondit l’officier de dragons en faisant le salut militaire. Pourle service du roi, c’est autre chose… Et permettez-moi de vous direqu’il ne fallait rien moins que cela pour me porter à franchir,sans invitation préalable de votre part, le seuil de votre châteaude Rosenthal.

– Passons, monsieur !… Quevenez-vous chercher ici ?

– Je viens chercher le nommé FrédéricHorner, étudiant de l’université de Tubingue, coupable du crime delèse-majesté.

Il y eut un mouvement de stupeur dans lesalon ; la chanoinesse, qui était bien le meilleur cœur dumonde, fit un pas vers l’officier pour intercéder en faveur deFrédéric. Tous les commensaux du château tremblèrent, et lesdomestiques, dont on voyait les têtes effrayées derrière la porte,se disaient : – Il s’agit de la vie !

Lenor soutenait Chérie, près de se trouver malet qui balbutiait parmi ses larmes :

– C’est nous qui l’avons tué !…c’est nous qui l’avons tué !…

Le gros Bastian essayait de se cacher derrièrele groupe formé par les deux jeunes filles, et le comte Spurzeim,qui s’était instinctivement rapproché de son neveu, pensait à partlui :

– Je crois que nous n’aurons pas besoinde mes vassaux de la montagne !

Seuls, parmi le trouble, Rosenthal et Frédéricétaient calmes, en face l’un de l’autre, au milieu du salon.

Frédéric était redevenu lui-même. Vous eussiezreconnu en lui l’enfant héroïque et intrépide des premières pagesde ce récit ; sur son visage fier et rayonnant de beauté, iln’y avait plus trace de faiblesse. Il fixait sur le baron sonregard limpide et tranquille, sans défi, mais sans frayeur.

Rosenthal, qui avait les yeux baissés, relevalentement ses paupières ; quand son regard rencontra celui deFrédéric, un éclair jaillit de sa prunelle.

Chérie se tordit dans les bras de Lenor, commesi un poignard lui eût traversé le cœur.

– Il est perdu !… murmura-t-elle enfermant les yeux.

Rosenthal s’était tourné vers le capitaineSpiegel.

– Je ne connais pas ce Frédéric Horner,prononça-t-il lentement.

Un long soupir s’échappa de toutes lespoitrines. La main de Chérie se crispa convulsivement sur celle deLenor.

– Comment ! comment ! balbutiaSpurzeim à l’oreille de son neveu.

– Silence ! fit impérieusementRosenthal.

– Pardon, colonel, dit l’officier dedragons sans cacher sa surprise, je crains d’avoir mal entendu…

– Je vous ai dit, monsieur, répétaRosenthal d’une voix ferme, que je ne connais pas ce FrédéricHorner.

– Mais vous n’y pensez pas, monneveu !… insista le vieux comte, qui passa derrièreRosenthal.

– Mon oncle, répliqua ce dernier d’unaccent péremptoire, c’est ici ma maison et je suis lemaître !

Spurzeim haussa les épaules et se tut.

Des larmes de reconnaissance et de joiecoulaient sur les joues de Chérie.

– Quel cœur ! disait-elle à Lenor,tremblante d’émotion et d’orgueil. Oh ! vous le rendrez bienheureux, n’est-ce pas ?

Frédéric était toujours immobile, mais ilavait le rouge au front et ses yeux étaient baissés maintenant.

– Si vous ne le connaissez pas, colonel,dit le capitaine Spiegel avec une certaine hésitation, puis-je,sans faillir au respect que je vous dois, vous demander quel estcet homme ?

Il étendait la main vers Frédéric.

– Cet homme, comme vous l’appelez,monsieur le capitaine, répondit Rosenthal en souriant, est monparent et ami, le margrave de Buren.

– Eh bien ! grommela le capitaine,j’aurais juré que le margrave de Buren, qui est d’une famille bienrespectable, ne se serait pas amusé à se faire chasser pendanttoute une journée comme un chevreuil par les dragons de SaMajesté ! – Mais du moment que vous dites une chose, colonel,ce n’est pas à moi de conserver un doute. Je ferai mon rapport àmes chefs… Il me reste à vous offrir mes excuses.

Il fit un grand salut et se dirigea vers laporte.

– Le service du roi excuse tout,capitaine, répliqua Rosenthal en faisant quelques pas pourl’accompagner.

À peine l’officier de dragons avait-il passéle seuil, que l’émotion de tous, longtemps comprimée, se fit jour.La bonne chanoinesse frappa ses mains l’une contre l’autre, endéclarant qu’elle placerait cette scène dans une de ses futurescompositions dramatiques. Assurément, la magnanimité de Rosenthalne pouvait souhaiter une récompense plus flatteuse.

Lenor et Chérie vinrent lui prendre les mainstoutes les deux à la fois.

– Merci ! dirent-elles, vous êtesgénéreux et bon !

Rosenthal baisa froidement la main de Chérieet se détourna de Lenor, car l’émotion de la jeune comtesse luifaisait mal.

Pourquoi tant de joie ? Elle aimait doncbien ce Frédéric !

– Gaudeamus !… pensaitBastian ; je crois que je l’ai échappé belle !

– Monsieur le baron, dit Frédéric àRosenthal en lui tendant la main, je n’espérais pas cela de vous,et je vous remercie.

Rosenthal prit la main qu’on lui tendait et laserra fortement.

– Monsieur Frédéric, répliqua-t-il d’unevoix basse et concentrée, vous m’avez sauvé la vie il y a quelquesjours ; aujourd’hui je vous rends la pareille : noussommes quittes.

Frédéric s’inclina.

– Monsieur Frédéric, reprit Rosenthal enbaissant la voix davantage, connaissez-vous cette croix de bois quiest au carrefour de la forêt, derrière la cabane des frères Braun,et qu’on nomme le Wunder-Kreuz ?

– C’est sur le chemin qui mène à lamaison de ma mère, répondit le jeune homme.

– Eh bien ! monsieur Frédéric,ajouta Rosenthal avec un dernier serrement de main, minuit sonnant,je vous attendrai au Wunder-Kreuz, et j’apporterai deux épées…

Chérie et Lenor, qui s’étaient cachées dansl’embrasure d’une fenêtre voisine, parce que l’instinct de leuramour les avait averties, tombèrent effrayées dans les bras l’unede l’autre.

– J’y serai ! dit Chérie, qui sereleva forte et fière.

La pauvre Lenor répéta en tremblant :

– J’y serai !

Le comte Spurzeim glissait à l’oreille deBastian, qui commençait à le fuir comme la peste :

– Mon complice, nous n’aurons pas besoind’un grand effort de génie pour les attirer dans lamontagne !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer