La Reine des Épées

Chapitre 2Le renard d’or.

La fête des Arquebuses du village de Rambergest célèbre dans toute l’Allemagne du sud-ouest. Les fils de laSouabe antique sont grands amateurs d’exercices du corps. Ils ont,comme presque tous les Germains d’origine, d’énormes prétentions àl’adresse.

Ramberg est un gros bourg situé sur le Necker,à égale distance de Stuttgard et de Tubingue, dans la direction dela forêt Noire. Les maisons du village sont perchées au sommetd’une colline couverte de cette belle végétation qui fait deWurtemberg le jardin de l’Allemagne, et les ruines de l’ancienchâteau fort, résidence abandonnée des barons de Ramberg, élèventencore au-dessus des maisons leurs murailles colossales drapéesdans un sombre manteau de lierre.

Au pied de la colline coule le fleuve qui s’enva serpentant le long d’une délicieuse vallée.

L’université principale du royaume deWurtemberg a son siége à Tubingue, qui est à peine séparée deStuttgard par trois heures de marche. Au temps où se passe notrehistoire, les étudiants avaient choisi Ramberg pour tenir leursréunions de plaisir ou leurs batailleurs comices. Il y avait àRamberg, comme à Stuttgard et à Tubingue, une Maison de l’Ami etderrière cette maison, qui était le domaine de l’université, unegrande et belle taverne portait pour enseigne un animal d’espèceassez problématique, aux poils hérissés, à la queue large comme unplumet de tambour-maître, et entre les pattes duquel on lisaitcette légende : AU RENARD D’OR.

Les habitants du bourg de Ramberg professaientun grand respect pour messieurs les étudiants. Ils se regardaientcomme les vassaux indirects de l’université de Tubingue. Lesréunions d’étudiants qui se renouvelaient sans cesse amenaient dansle pays le mouvement et l’aisance. Mais ces réunions amenaientaussi les agents de la police royale, et cela modérait la joie desbonnes gens de Ramberg.

En somme, paysans et paysannes vivaientpartagés entre deux sentiments : l’amour de cette bellejeunesse qui fournissait au village son revenu le plus net, et lacrainte des bagarres qui mettaient trop souvent le pays sens dessusdessous. On n’y jurait que par les étudiants, mais on tremblait auseul nom de la police ; et quand les officiers des régimentsroyaux prolongeaient leur promenade jusqu’à Ramberg et s’yarrêtaient pour faire collation, les Rambergeois se demandaienttoujours si la dernière heure du village n’allait point sonner.

C’est que les échos de cette charmante collineavaient répété tant de chansons séditieuses ! c’est que lesnymphes de ce paysage enchanté avaient inspiré aux poètesuniversitaires tant de satires contre les conseillers privés, tantde dithyrambes contre les ministres !

Paysans et paysannes étaient assurémentinnocents de tout cela ; mais quand la police allemande faitdu zèle, tout le monde y passe.

Il y avait de vieux Rambergeois qui étaientprophètes et qui disaient qu’un jour venant les conseillers privésinsultés, les ministres outragés, les chambellans vilipendés, nelaisseraient pas à Ramberg pierre sur pierre. On parlerait en cetemps de Ramberg comme de ces villes qui furent l’admiration duvieux monde et qui ne sont plus que des ruines. À la place de lamaison commune, on verrait des bouquets d’érables et de hêtres,l’herbe croîtrait sur la place du tir à l’arquebuse, où tantd’illustres coups furent notés. Une forêt ou une lande, voilà toutce qui resterait de ce charmant paradis, délice des bourgeois deStuttgard et des étudiants de Tubingue, villa commune offrant sestreilles hospitalières à tout le monde, caressant également lecivil et le militaire.

Tout cela parce que les conseillers privéssont susceptibles et que les étudiants sont fous.

Ce jour, 3 septembre 1820, c’était grande etdouble fête au village de Ramberg. Depuis deux semaines on avaitenvoyé des crieurs dans tout le Wurtemberg, la Bavière, le Tyrol etle pays de Bade, afin de convoquer les chasseurs adroits au tir del’arquebuse, qui devait avoir lieu sur la place de l’Église. Letemps était superbe ; dès la veille au soir, les concurrentsétrangers étaient arrivés leur arme sur l’épaule ; et à partles auberges qui étaient encombrées, il n’y avait guère de maisonqui n’eût logé pour le moins trois ou quatre hôtes cette nuit.

Il y en avait deux pourtant : l’aubergedu Renard d’or et la Maison de l’Ami, toutes deux fiefsdirects de l’université de Tubingue.

Ceci regardait la seconde fête. – Cetteseconde fête avait été fixée au même jour que le tir des arquebusespar une autorité qui n’était point celle du bourgmestre deRamberg ; on ne l’avait pas annoncée si longtemps à l’avance.La nuit précédente seulement, dans toutes les villes et dans tousles bourgs du ressort de l’université de Tubingue où se trouvaientles étudiants en vacances, il s’était passé quelque chosed’absolument semblable à ce que nous avons vu naguère dans le vieuxquartier de l’Abbaye, en la ville haute de Stuttgard. Partout lemême mystère avait régné. À quoi bon ? nous n’en savons troprien, mais il n’était point de bourgade où la réunion des Camaradesne se fût faite après minuit sonné.

De toutes ces réunions, la plus importanteavait dû être celle de la Maison de l’Ami, dans Abten-Strass,puisque Stuttgard fournissait, à lui seul, la sixième partie desétudiants de Tubingue. Le discret maître Hiob et l’inspecteurMuller auraient pu nous dire quelles matières importantes on avaittraitées dans ce conclave, où chaque membre s’engageait au secretsous les serments les plus redoutables. Il nous importe seulementde savoir qu’à Stuttgard, comme ailleurs, on avait convoqué le banet l’arrière-ban des écoles pour le lendemain, 3 septembre, à laMaison de l’Ami de Ramberg.

Il s’agissait de disputer le prix del’arquebuse, de fêter la rentrée solennelle et de procéder àl’admission des recrues que le nouvel an scolaire amenait.

Tel était le programme apparent ; maisc’eût été là, vous en conviendrez, une fête bien blonde et bienfade pour les Maisons moussues de Tubingue : aussi, d’un boutà l’autre du ressort, avait-on annoncé discrètement, en dehors duprogramme, qu’il y aurait un bel et bon scandal.

Quel scandal ? car certainsCrânes voulaient qu’on leur mît le point sur l’i, – unscandal contrà de la plus recommandable espèce !

*

**

Dès le matin, tout était en fièvre dans levillage de Ramberg. L’église sonnait à volées et pavoisait sondigne clocher, rond et lourd comme un bourgeois engraissé debière ; sur la place on mettait la dernière main auxpréparatifs du tir. À deux cents pas mesurés minutieusement onenfonçait les fourches de la première barre, à trois cents pas ondressait la seconde, à quatre cents pas la troisième, celle desraffinés et des maîtres. Aux côtés de chaque barre, des faisceauxd’armes étaient formés.

À droite et à gauche s’élevaient des estradessurmontées de bannières où se lisaient toutes sortes de devises engrand style, car les Allemands ont conservé le culte classique,malgré les écarts puissants de leurs poètes. Nous nous souviendronstoujours d’avoir déchiffré au fronton d’un théâtre prussien cetteenseigne hyper-académique :

MUSAGETÆ HELICONIADUMQUE CHORO !…

Vis-à-vis des barres, à l’autre extrémité dela place, se dressait un grand mât, bariolé de rouge et d’or. Latête du mât disparaissait au centre d’une galerie dedrapeaux ; quatre fils d’archal décrivant une légère courbetombaient du sommet à la base ; ils étaient destinés àmaintenir les oiseaux servant aux menus jeux qui précèdent letir.

Au pied du mât, à hauteur de poitrine, uneplaque de tôle ronde, divisée en six cercles concentriques, offraità son milieu une aiguille d’acier présentant sa pointe.

Le coup plein ou maître coup devaitenfiler la balle sur l’aiguille sans la tordre et sans labriser.

Tout ce que Ramberg contenait de jeunes filleset de jeunes gens était déjà sur la place où meinherr Mohl, à lafois menuisier et bourgmestre, activait l’achèvement des estrades.Il était en bras de chemise, et la sueur ruisselait de son front.Tant qu’il ne vit sur la place que des Rambergeois, il mania lerabot d’un sens assez rassis, mais lorsqu’il aperçut les premiersgroupes d’étrangers déboucher derrière l’église, son visagechangea.

– Mes amis, mes amis, dit-il à ceux quil’entouraient, ne dites pas que je suis le bourgmestre… Tout àl’heure je vais aller mettre ma perruque et mon costume, et jereprésenterai dignement notre localité.

On s’occupait bien de maître Mohl et de soncostume ! La place de Ramberg est une sorte de belvédère quidomine tout le paysage environnant ; sur toutes les routes,qui serpentaient comme de longs rubans d’or dans la vallée verte,inondée de soleil, on voyait au lointain des points noirs qui semouvaient, qui avançaient : c’étaient de nobles cavalcadesescortant des calèches découvertes, c’étaient des caravanes depaysans montés sur leurs chevaux de labour, c’étaient des voyageursà pied, l’arme sur l’épaule, qui abrégeaient le chemin enchantant.

Et tout cela, belles dames et cavaliers,paysans et voyageurs, tout cela venait à Ramberg, au glorieuxvillage de Ramberg, qui était en ce moment comme le centre del’Allemagne.

C’est à des heures pareilles qu’on est fierd’être Rambergeois !

– Allons, Niklaus, disait maître Mohl,allons, mon fils, ton maillet est-il de liége ?… Enfonce-moice pieu, afin que je ne sois point damné par impatience !

Niklaus était en train de causer, et n’enallait pas plus vite.

– Combien y en a-t-il chez vous, Lisela,ma commère ? demandait-il à une belle grosse femme qui étalaitau gai soleil son visage rubicond et souriant.

– Dix, mon compère Niklaus, et huit chezLottchen, ma sœur.

– Et onze chez nous, reprit Niklaus.

Cinq ou six charpentiers cessèrent de raboteret de clouer, pour dire l’un après l’autre ou tousensemble :

– Chez nous, six… Chez nous, neuf… Cheznous, quinze !

Maître Mohl essuyait son front baigné desueur.

– Oh ! mes doux amis, mes douxamis ! suppliait-il, je souhaite que vous ayez chacun ledouble, car l’hospitalité est une vertu et chaque étranger vaut unflorin par jour !… Mais vous ne voudriez pas me déshonorer,n’est-ce pas, mes bons enfants ? Enfonce ton pieu,Niklaus !… Assure ta banquette, Mauris… Consolide ce gradinqui ne tient pas, Michas… Et surtout, maintenant que voici lesétrangers autour de nous, ne dites pas que je suis votrebourgmestre !

Niklaus, Mauris et Michas n’en perdaient pasun coup de langue.

Dans les maisons voisines, on entendait lesmusiciens, membres de l’orchestre, qui répétaient leurpartie ; les échos des bosquets environnants renvoyaient lescoups de feu des tireurs qui essayaient leurs armes, car ce nom defête des Arquebuses est une appellation antique. Les prétenduesarquebuses, au moment de la lutte, se changent en fusils de chassepour les uns, en excellentes carabines pour les autres. Toutes lesarmes sont admises au concours, moyennant deux conditions : lapremière est un examen sous le rapport de la sécurité ; laseconde oblige le tireur qui se sert d’une arme particulière à laprêter, sur simple réquisition, à quiconque la réclame parmi sescompétiteurs déjà classés.

Les seules arquebuses qui se voient sur lelieu de la lutte sont deux énormes machines placées pour la formeaux deux côtés de la troisième barre, qui sont lourdes, presqueimpossibles à manier, et que l’homme le plus robuste aurait grandepeine à mettre en joue.

C’était la première estrade de gauche que lebon maître Mohl, bourgmestre de Ramberg et menuisier de son état,achevait avec tant de zèle ; cette estrade appartenait àmessieurs les étudiants. Comme la fille de maître Mohl avait épouséun aubergiste, comme messieurs les étudiants faisaient vivre lesaubergistes de Ramberg, on ne peut dire combien maître Mohl, malgréson respect pour les autorités constituées, vénérait messieurs lesétudiants.

Cependant le bruit et le mouvementaugmentaient de minute en minute sur la place de l’Église :garçons endimanchés, jeunes filles parées de leurs habits de fêtecommençaient déjà la journée de plaisir, et ce plaisir étaitd’autant plus franc qu’il amenait les affaires. À chaque instant onentendait dans la foule des voix joyeuses qui constataientl’arrivée de nombreux étrangers.

– L’inspecteur Muller vient de descendreaux Quatre Nations, criait avec triomphe la servante joufflue decet établissement ; l’inspecteur Muller, deStuttgard !

– À l’Aigle rouge, répondait un garçon decet hôtel ; on a retenu des lits pour le comte Spurzeim,conseiller privé honoraire, pour la comtesse Lenor, sa pupille, etpour son neveu, le noble baron de Rosenthal, colonel des chasseursde la garde !

Ceci fit grand effet. Le comte Spurzeimpassait pour être très-riche ; c’était une des illustrationsdu haut pays, et il avait occupé je ne sais quel poste importantdans la diplomatie impériale ; la jeune comtesse Lenor étaitla perle de la cour, et quant au baron de Rosenthal, nous savonsque son exil, causé par une méchante petite intrigue de cabinet,lui avait donné une popularité véritable.

Mais ces noms de gentilshommes et de hautsfonctionnaires, qui étaient lancés d’un bout de la place à l’autre,ne tinrent pas contre l’annonce de l’arrivée de messieurs lesétudiants. Maître Mohl lui-même fit trêve à son ardent travail,pour écouter deux jeunes filles qui accouraient tout essoufflées del’autre côté de l’église.

Ils étaient là, les fiers jeunes gens, dans lacour de la Maison de l’Ami ; ils s’étaient rencontrés au basdu coteau, sur la rive du fleuve, les uns venant de Stuttgard, lesautres de Tubingue, les autres de Louisbourg et d’ailleurs, tous àpied, excepté les douze cavaliers qui escortaient la calèche àquatre chevaux de la reine Chérie.

– Et si vous saviez, disait la petiteLuischen, comme elle est jolie, cette année, la reine !

– Et comme elle a de beaux chevaux !reprenait Annette, et comme sa calèche brille aux rayons dusoleil !

– Ils sont plus de trois cents ! ditLuischen en coupant, comme c’est l’usage, la parole à sacompagne ; il y en a qui se sont attelés à la calèche pourgravir le coteau.

– Et les autres étaient derrière, s’écriala petite Annette, saisissant le moment où Luischen reprenaithaleine, et ils criaient : « Hourra pour notre reineChérie ! »

Maître Mohl demanda son habit ; il nepouvait pas rester menuisier un instant de plus !

– Mes bons enfants, dit-il, je vais allermettre ma perruque… Ce que je vous recommande spécialement, c’estl’estrade de messieurs les étudiants… Et quand je vais reparaîtretout à l’heure avec mon costume, ne bavardez pas sur mon compte, etn’allez pas dire aux étrangers : « Vous voyez bien cemaître Mohl, le bourgmestre, c’est lui qui était là, en menuisier,avec une chemise de grosse toile et le rabot à la main. »

La foule frémissante ne l’écoutait même pas.On attendait le coup de dix heures qui devait donner le signalofficiel de la fête ; on regardait les tribunes se remplirlentement, et les bourgeois, armés de longues-vues, interrogeaientle lointain des routes, pour annoncer les premiers à voix haute etintelligible le nom des nobles arrivants.

Enfin, l’heure tant désirée tomba du clocherpavoisé. Une salve de mousqueterie éclata, tandis que l’orchestrerassemblé jetait dans les airs son premier accord. Au sommet du mâton hissait les trois bois de cerf et les trois lions couronnés deWurtemberg.

En même temps, sous le royal écusson, sedéployait une écharpe de soie et d’or, premier prix offert par SaMajesté le roi Guillaume.

Le second prix, qui était un saphir monté enbague chevalière, avait été donné, comme chacun le savait bien, parla reine Chérie.

Le troisième prix enfin, dû à la municipalitérambergeoise, consistait en un baril de vin du Rhin, suspendu aumât par des rubans de mille couleurs.

Les tribunes étaient pleines, on ne traversaitdéjà plus la place de l’Église qu’avec une extrême difficulté, etmaître Mohl venait de reparaître coiffé de sa perruque officielle,dont les marteaux retombaient sur son magnifique fracmunicipal.

– Allez, les arbalètes ! cria-t-ilen mettant le pied sur les degrés qui conduisaient à son fauteuild’honneur.

Quand il fut monté, il salua l’assemblée avecune grâce mêlée de tant de dignité, que personne n’aurait devinéses récentes occupations. Et les arbalètes d’aller ! c’étaiten quelque sorte une petite pièce avant la grande.

Pendant que les arbalètes allaient,l’inspecteur Muller, gagnant son estrade, apercevait maître Hiobdans la foule au bras de dame Barbel, sa compagne, et lui faisaitsigne d’approcher.

Maître Hiob rejoignit son patron, et celui-cilui dit à l’oreille :

– Est-ce fait ?…

– On a donné rendez-vous à monsieur deRosenthal pour huit heures et demie… répondit maître Hiob.

– De la part de la petite ?

– Oui, monsieur l’inspecteur.

Ce fut tout : Muller tourna le dos, etmaître Hiob reprit le bras de sa femme.

En tournant le dos, Muller se trouva face àface avec un petit vieillard encore plus poudré que lui, lequeltenait à son bras une ravissante jeune fille.

Ce vieillard était évidemment à Muller ce queMuller lui-même était à maître Hiob. Il le dominait, ill’écrasait.

Muller, tout inspecteur qu’il était,disparaissait littéralement devant la splendeur de cevieillard.

Ce vieillard était un type, veuillez le croiresur notre parole ; quelque chose de fini, quelque chose deparfait : une figure effacée et grisâtre, aux traitsimmobiles, submergés sous une vaste coiffure à l’oiseau royal, unebouche qui voulait fermement être fine et qui cherchait le sourirede Voltaire, un œil éteint et couvert comme l’œil de monsieur deTalleyrand, un nez fallacieux comme le nez de monsieur deMetternich.

Un type sur notre honneur et notresalut ! le type tranché, le type choisi, le type trop peuconnu de ces diplomates d’Allemagne qui font de l’art pour l’art,et qui passent leur vie à réaliser cet axiome du maître, lequel semoquait d’eux : « La parole a été donnée à l’homme pourcacher sa pensée. »

Fiers petits hommes ! grands comiques quipèsent de la moitié du poids d’un moucheron dans la balance desdestinées européennes !

Muller courba l’échine comme s’il avait eu unecharnière à la chute des reins.

– Monsieur le comte ! murmura-t-il…Madame la comtesse !…

– Bonjour, monsieur l’inspecteur,bonjour, dit le petit vieillard de ce ton que Muller prenaitlui-même lorsqu’il disait : « Bonjour, bonjour, maîtreHiob. »

Alentour, on murmurait :

– Voici le conseiller privé, comteSpurzeim, et la belle comtesse Lenor, sa pupille.

Ce nom de Spurzeim était prononcé avecbeaucoup d’emphase. Personne n’aurait su dire précisément pourquoimonsieur le comte était un homme illustre, mais c’était un hommeillustre.

– Monsieur l’inspecteur, reprit-il tandisque Muller exécutait devant Lenor une seconde courbette,figurez-vous que nous sommes devenus des sauvages… Nous ne savonsplus rien, là-bas dans nos montagnes… S’il vous plaît, comment seporte la cour ?

Ce disant, il fit asseoir la jeune comtesseLenor sur les gradins, et se plaça derrière elle avec soninterlocuteur ; mais, au lieu d’attendre la réponse de cedernier, il cligna de l’œil en le regardant, comme s’il eût vouludire : « Il ne faut point que ma pupille vousentende ! »

En même temps, il prononça touthaut :

– Hermann, mets-toi là, debout derrièrela comtesse.

Hermann était un domestique allemand dont lagrosse figure avait des tendances à singer la figure maigre de sonmaître : même froideur, même discrétion, même morguesceptique, un peu de niaiserie par-dessus tout cela.

Hermann se mit debout derrière la comtesse, etsa corpulence forma un rempart bien capable de protéger laconversation secrète de l’inspecteur et du conseiller privéhonoraire.

– Ah çà ! reprit le comte enchangeant de ton, un bruit assez étrange est venu jusqu’à nous,dans nos montagnes… Le ministère va sauter le pas !… Rosenthalne m’a rien dit ; Rosenthal ne me dit rien… Mais puisque levoilà revenu, mes bons amis, gare à vous.

Muller fixa ses petits yeux gris sur ceux dudiplomate en chef, et le sourire qu’ils échangèrent contenait toutela science de Machiavel… toute !

– J’ai le plus profond respect pour lecolonel baron de Rosenthal, votre neveu… murmura Muller à la suitede ce regard.

– Est-il toujours question de son mariageavec la noble comtesse Lenor ?

– Toujours… répliqua le comte Spurzeim,qui ne put retenir une légère grimace. Ma goutte, vous savez,monsieur l’inspecteur… ajouta-t-il pour expliquer cettegrimace.

– Ah ! monsieur le comte, fit Mullerpathétiquement, vous parlez à un homme qui sait compatir auxsouffrances chroniques… J’ai mes douleurs de reins… Mais,s’interrompit-il en baissant la voix, me serait-il permis dedemander à Votre Excellence si elle voit ce mariage d’un bonœil ?

– D’un très-bon œil, monsieurl’inspecteur… répondit Spurzeim, qui fit une nouvelle grimace.

Muller comprit.

– En ce cas, dit-il avec un sourirecontent, Votre Excellence pourrait bien être des nôtres…

– Y pensez-vous, monsieurl’inspecteur ?… s’écria le plus fort diplomate du royaume deWurtemberg. Rosenthal est mon neveu… je l’ai vu naître… je l’aifait danser sur mes genoux alors qu’il était tout petit… Je…

Le conseiller Muller prit l’audace de luipincer légèrement la cuisse.

Entre gens si discrets, la demi-expansion dece geste valait pour le moins la grosse tape que nos soldatscitoyens s’entre-donnent sur le ventre en se disant :« Farceur ! ah ! farceur ! »

Le comte Spurzeim ne se fâcha pas. Muller sefrotta les mains et ajouta :

– Si Votre Excellence est avec nous, nousresterons en place et le mariage ne se fera pas.

Une grande clameur s’éleva dans la place. Oncouronnait le vainqueur au jeu de l’arbalète. Un instant, le vides’opéra autour des barres, tandis qu’on élevait sur un brancardl’adroit triomphateur.

En ce moment, et sans que personne eûtremarqué son approche, un personnage qui fixa sur-le-champl’attention de tous parut au milieu de la place ; il étaitmonté sur un magnifique cheval bai et suivi d’un piqueur égalementà cheval.

Nul dans la foule n’aurait su dire sonnom : il portait le costume pittoresque des chasseurs de laforêt Noire, le chapeau à plume renversée, le manteau court sur unecasaque attachée à la taille par un ceinturon de cuir, la culottede chamois collante et les bottes molles, armées d’éperonsd’acier.

Il maniait son cheval fougueux en écuyeraccompli ; sa taille haute était remplie de vigueur etd’élégance.

Quand il sauta sur le sable de l’arène, enjetant la bride de son cheval à son piqueur, il y eut un mouvementdans la foule, qui s’avança, curieuse, pour le regarder de plusprès. Quand il souleva les larges bords de son chapeau montagnard,un murmure d’admiration s’éleva.

C’était encore un jeune homme, il pouvaitavoir trente ans à peine ; sa figure régulière et hardies’encadrait dans une forêt de cheveux noirs bouclés ; sonteint brun et trop pâle faisait harmonie avec l’ébène de sa finemoustache tombante ; il avait des yeux noirs brillants etcalmes, de ces yeux qui appellent le danger et dont le regard ne sebaisse jamais.

Sans s’inquiéter de ce que devenait sonpiqueur avec ses deux chevaux, l’inconnu alla tout droit vers latroisième barre, où se tenait le maître arquebusier dans l’exercicede ses fonctions.

Il fit le tour des faisceaux d’armes et semblachoisir de l’œil une carabine.

Les jeunes gens de Ramberg le regardaient avecune sorte de crainte ; les jeunes filles lui souriaient etpensaient déjà qu’il allait remporter le prix.

Mais ce n’étaient pas seulement les garçons etles jeunes filles de Ramberg qui s’occupaient du bel inconnu.Depuis le commencement de la fête, la comtesse Lenor était restéesur son banc de velours, immobile et froide comme une jolie statue.Au moment où le cavalier s’était montré tout à coup au milieu de laplace la comtesse Lenor avait tressailli. Maintenant, ses jouespâles perdaient et reprenaient tour à tour un coloris léger, sonsein battait, ses yeux ne voulaient plus quitter son éventail.

Hermann, le domestique allemand qui étaitderrière elle, s’était retourné à demi et avait fait un signe à sonmaître. Le bon petit comte Spurzeim, imité en cela par Muller,avait mis aussitôt le binocle à l’œil.

Puis les deux vieillards avaient échangé uneœillade souriante et savante.

– Quand on joue contre les fous, murmurale diplomate fort, on marque toujours comme cela un point ou deuxavant le commencement de la partie.

– Eh ! eh !… fit Muller, enprincipe, Votre Excellence a certainement raison… mais, dansl’espèce, il y a un peu de bien joué… C’est moi qui l’ai conduitici, tout doucement par la main.

– Ah ! diable ?… murmura lecomte avec un point d’interrogation.

Muller se mit à lui parler à voix basse ;et, tout en causant, ils gardaient leurs binocles braqués sur latroisième barre et les faisceaux d’armes.

– L’ami, disait en ce moment le chasseurde la forêt Noire au maître arquebusier, est-il encore tempsd’entrer en concours ?

– Il est toujours temps, meinherr, quandon a l’œil bon et la main sûre.

Cette réponse provoqua un rire approbateurparmi les jeunes Rambergeois, qui s’étaient rapprochés et formaientdécidément le cercle autour de l’inconnu. Les jeunes Rambergeoisesla trouvèrent fort impertinente.

L’inconnu prit une lourde carabine et laretira du faisceau. Il fit jouer la batterie d’une main exercée,visa le canon et éprouva la crosse contre son épaule.

Ce faisant, et sans y penser, il s’étaitapproché de l’estrade voisine, et, tandis qu’il laissait descendrela baguette dans le canon, sa botte s’appuya au premier siége del’estrade.

– Holà ! mon maître, s’écria Niklausd’un air insolent, ces banquettes-là ne sont pas faites pour lessemelles de vos pareils !

L’inconnu le regarda. Son pied ne bougea pas.Il retira la baguette et la remit en place.

Les garçons de Ramberg murmurèrent.

– Si messieurs les étudiants venaient,dit Michas, il y aurait de quoi rire, et celui-là danserait commeil n’a jamais dansé de sa vie !

– Cette estrade est donc à messieurs lesétudiants ? demanda le chasseur de la forêt Noire, dont lepied froissait comme à dessein le velours de la banquette.

– Oui, mon maître, répliqua Niklaus, etje les entends qui viennent !

– C’est bien, dit l’inconnu froidement.Et son pied changea de place sur la banquette en marquant une largetraînée de poussière.

– Nous allons voir si c’est bien, monmaître ! gronda Niklaus d’un air menaçant.

À ce moment même, toutes les têtes selevèrent, tandis qu’un vivat retentissait dans toutel’étendue de la place.

– Chérie !… répétait-on dans lafoule ; la reine Chérie !

Au sommet de cette même estrade dont l’inconnuvenait de fouler aux pieds la première banquette, une jeune filleavait pris place sur une sorte de trône entouré de fleurs et defeuillage. Douze étudiants portant le costume de la famille desCompatriotes s’étaient rangés derrière elle, tenant en main lesépées de l’université.

Elle était toute radieuse de jeunesse et debeauté, cette jeune fille ; une robe de mousseline blanchedessinait les délicieux contours de sa taille et une guirlande deroses blanches était dans ses cheveux blonds : cela faisaittoute sa parure.

Mais le regard de ses grands yeux bleus étaitsi doux ! mais il y avait tant de magie dans son empire, quepour elle la toilette était du superflu. Elle était jolie comme unede ces fées du Harz qui dansent aux rayons de la lune ; elleétait gracieuse comme ces ondines qui passent, mollement balancées,dans les vapeurs du matin.

La comtesse Lenor avait levé les yeux, commetout ce monde, pour voir ce qui attirait l’attention générale. Àpeine eut-elle aperçu notre jeune fille, qu’elle détourna la têteen souriant avec dédain.

Elle était bien belle aussi, la comtesseLenor. Elle était du même âge à peu près que Chérie. Il estcharmant de voir deux jeunes filles s’entre-sourire et s’aimer.Hélas ! c’est rare, et le dédain amer de la comtesse Lenorrentre dans la loi commune.

Là-bas, dans cette chambre mignonne, cachéecomme un nid d’oiseau de paradis entre les murailles sévères etnoires de la vieille maison d’Abten-Strass, nous avons vu déjàcette jeune fille à la beauté angélique et souriante, nous avonssurpris en passant le secret de son rêve. Et maintenant que lesoleil mettait des reflets d’or dans sa blonde chevelure,maintenant que le grand jour allumait l’étincelle de son œil calmeet candide, nous ne savons point dire si elle était plus charmantedans la veille que dans le sommeil.

Le chasseur de la forêt Noire, au lieu derépondre à la menace de Niklaus, se tourna vers le haut del’estrade et fit à la jeune fille un profond salut.

Chérie baissa les yeux et devint touterose.

La comtesse Lenor, au contraire, dont leregard inquiet se fixait sur l’inconnu, pâlit subitement pendantqu’une larme tôt contenue venait jusqu’au bord de sa paupière.

L’inspecteur Muller pinça une seconde fois legenou de son noble voisin.

– Je vous dis, Excellence, qu’il a duplomb dans l’aile !… murmura-t-il en montrant du doigtl’inconnu.

L’Excellence fit un petit signe d’approbationet donna un coup de pied dans le mollet du gros Hermann, qui toussaen manière de réponse. Manifestement, tous ces diplomates dedifférents degrés machinaient entre eux quelque chose de biencaverneux !

Cependant Niklaus avait dit vrai : lesétudiants venaient, et par-dessus les têtes de la foule onentendait l’harmonie lointaine de leurs chants.

– Mon maître, dit l’arquebusier àl’inconnu, ce doit être la première fois que vous tirez la carabineà Ramberg, car si vous y étiez venu seulement une fois, voussauriez comme on traite chez nous messieurs les étudiants deTubingue !

– Étudiants ou autres, je traite les genscomme il me plaît, répondit le chasseur de la forêt Noire, dont leregard hardi ne quittait point Chérie.

– Patience ! patience !murmurait Niklaus, nous allons bien voir le reste !

On distinguait les versets latins du chant desétudiants, qui psalmodiaient leur plus bel hymne :

Fratres, gaudeamus

Juvenes dùm sumus ;

Post jucundam juventutem,

Post molestam senectutem,

Nos habebit humus ;

Igitur gaudeamus ![1]

Ils avançaient ; la foule s’ouvrait déjàpour leur donner passage.

L’arquebusier voyait désormais le chasseurd’un mauvais œil.

– Savez-vous seulement manier cela ?lui demanda-t-il brusquement et en portant la main sur lacarabine.

L’inconnu retint l’arme et regarda en l’air,comme s’il eût cherché quelque oiseau volant au ciel.

La foule s’était rompue tout à fait et ouvraitmaintenant une large voie : on pouvait apercevoir la cohortedes étudiants de Tubingue, marchant trois par trois et précédés del’appariteur ou bedeau qui tenait en main la baguette d’ébène.

Suivant la coutume, le premier rang devaitêtre occupé par trois Épées, comme on appelait les chefs élus pourl’année scolaire. Les bonnes gens de Ramberg connaissaientparfaitement ces illustres, et l’on entendait dans la cohue lesnoms de Frédéric, d’Arnold et de Rudolphe.

Frédéric le premier, car celui-là était le roides Renommist et le Crâne le plus crâne dont jamaisTubingue eût pu se glorifier.

– Voici Arnold, se disait-on, et voici legrand Rudolphe !

Mais personne ne disait : « VoiciFrédéric ! » car entre les deux Épées la place d’honneurétait vide.

Arnold et Rudolphe étaient deux beaux jeunesgens à l’air gravement fanfaron, de vrais fendants d’école que lediable n’eût pas fait reculer d’une semelle.

Nous allions oublier de dire que l’appariteurou bedeau qui marchait le premier, tête haute et perruque au vent,n’était autre que l’excellent maître Hiob, époux de dame Barbel,compère de l’inspecteur Muller et possesseur de cette mystérieusemaison d’Abten-Strass où nous avons entrevu le sommeil deChérie.

– Place ! dit solennellement maîtreHiob en arrivant auprès de l’inconnu.

Celui-ci ne le regarda même pas.

– S’il y avait quelque corbeau sur leclocher de votre église, dit-il en répondant au maître arquebusier,je vous montrerais d’avance comment je manie cela,bonhomme !

Il caressait le canon de la carabine.

Messieurs les étudiants, chose graveassurément, avaient été obligés de s’arrêter court, parce quel’inconnu bouchait l’espace qui était entre la barre et l’estrade.Messieurs les étudiants ne pouvaient passer.

– Qu’y a-t-il donc là ? criait parderrière la cohorte impatiente.

Arnold et Rudolphe toisaient déjà l’inconnu enfronçant le sourcil.

– Place ! répéta maître Hiob, quieut la fâcheuse idée de poser sa baguette sur l’épaule du chasseurde la forêt Noire.

Le chasseur le regarda cette fois, le prit parle bras, sans effort ni colère, et l’envoya tomber les pieds enl’air entre les deux Épées de l’université.

Il y eut un grand frémissement dans la foule.De mémoire de Rambergeois, on n’avait jamais rien vu de semblable,et bien des Philistins avaient eu la tête cassée pour la vingtièmepartie d’une pareille audace ! Elle était si imprévue et sifolle, cette insulte publiquement adressée au corps le plusbatailleur de l’univers, qu’Arnold et Rudolphe, les deux Épées,restèrent ébahis et muets.

Pendant cela, le chasseur continuait deregarder tout autour de lui avec la sérénité la plus parfaite.

– Je ne vois point de corbeau, reprit-ilcomme si de rien n’eût été, en s’adressant toujours au maîtrearquebusier ; mais il me semble que j’aperçois là-bas unanimal nuisible…

Il étendait le bras par-dessus la tête desétudiants.

– Où ça ? demanda l’arquebusier.

– Sur cette enseigne, réponditl’inconnu.

Il montrait du doigt, à perte de vue, par delàl’église et les dernières maisons de la place, l’enseigne duRenard d’or, qui brillait fièrement au soleil.

L’arquebusier demeura ébahi ; unfrémissement parcourut les rangs des garçons de Ramberg, et lesjeunes filles qui devinaient s’écrièrent en tremblant :

– Ne faites pas cela, meinherr ! aunom de Dieu, ne faites pas cela !

Une expression de bonne humeur vint au visagede l’inconnu.

– Rangez-vous, je vous prie, mes jeunesmessieurs, dit-il en s’adressant aux étudiants.

Arnold d’un côté, Rudolphe de l’autres’écartèrent d’un commun accord, bien qu’ils n’eussent pointéchangé une parole. Sur un geste impérieux de leur part, le grosdes étudiants les imita.

– Sur votre vie, dit l’arquebusier ens’élançant vers l’inconnu, rendez-moi cette arme et allez audiable !

– Laissez-le faire, prononcèrent en mêmetemps Rudolphe et Arnold, qui étaient pâles tous les deux.

Dans le village de Ramberg, la coutume étaitd’obéir à messieurs les étudiants ; le maître arquebusierregagna sa place en grondant.

Le chasseur de la forêt Noire abaissa son armeet visa.

– Oh ! meinherr, meinherr, criaientles jeunes filles, ayez pitié de vous-même et ne faites pascela !

– Taisez-vous ! dit Arnold.

Les jeunes filles se turent.

– Étranger, reprit Arnold, qui tâchait deconcentrer sa colère, mais dont la voix tremblait, savez-vous quele Renard d’or est l’enseigne de l’université deTubingue ?

– On me l’a dit, mon jeune monsieur,répondit l’inconnu du bout des lèvres.

Le coup de carabine partit et ponctua enquelque sorte sa réponse.

Tous les regards étaient fixés vers la Maisonde l’Ami. On vit le Renard d’or tomber comme si letranchant d’un rasoir eût coupé la corde qui le retenait. Lechasseur de la forêt Noire rendit la carabine au maîtrearquebusier, tandis qu’un cri de terreur s’échappait à la fois detoutes les poitrines.

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