La Reine des Épées

Chapitre 10Adieu, Chérie !

La voix de Frédéric se perdait dans le tumultecroissant. Il faut non-seulement la force d’âme, mais encore lavigueur physique pour dominer la tempête des passions révoltées, etFrédéric s’affaiblissait. Cet instant de répit que lui donnait lafièvre touchait à son terme.

Il sentait lui-même ses yeux se voiler, et sapensée vacillait dans sa cervelle vide.

Les paroles de la jeune fille avaient été pourlui un coup de massue. Jusqu’alors, il n’avait eu que ces vaguesdésespoirs des jeunes cœurs qui aiment trop et doutent d’eux-mêmes.Ce nuageux malaise qui est au fond de toute nature allemande, cetteinquiétude, ce chagrin, cette maladie de terroir, le tourmentaientet le faisaient malheureux, mais il n’eût point su assigner decause réelle à sa détresse. Jusqu’alors, il était en quelque sortedans la position de l’accusé qui vient s’asseoir innocent devant untribunal, mais qui ne croit pas à la justice des hommes.

Maintenant, l’arrêt était prononcé : cen’était plus désormais un supplice imaginaire qui pesait surlui ; son avenir était brisé, sa jeunesse était morte, et cetarrêt c’était la propre bouche de Chérie qui l’avait prononcé.

Chérie aimait le baron de Rosenthal !

Au moment où Frédéric avait entendu cet aveu,tombé des lèvres de la jeune fille, la vie s’était arrêtée enlui ; son sang, refroidi tout à coup, avait glacé ses veines,et il avait remercié Dieu, parce que l’idée lui était venue qu’ilallait mourir.

Mais c’était un enfant généreux, c’était unesainte et belle âme que n’avaient point fait déchoir les folies del’école ; sa seconde pensée réagit contre la première ;il voulut vivre, ne fût-ce qu’un instant, pour payer à Chérie sadette d’amour et accomplir son suprême devoir.

Il rassembla tout son courage et il se dit,ici comme dans la grande salle de la Maison de l’Ami : – Ilfaut qu’elle soit heureuse !

Et il opposa, comme nous l’avons vu, son épéeau glaive de ses frères.

Ceux-ci étaient arrivés au paroxysme de lafureur ; ils méconnurent pour la première fois peut-être lavoix de leur chef bien-aimé : comme ils avaient méconnu lavoix de Chérie. Ils se ruèrent sur Rosenthal sans armes, et cesvingt épées qui faisaient autour de lui un cercle étincelant,cherchèrent à la fois un passage pour arriver à son cœur. La pointedes glaives rencontrait toujours le corps de Frédéric, qui semultipliait et faisait à son rival un bouclier impénétrable.

Le baron demeurait passif désormais ; lemépris qu’il faisait de la vie ne l’empêchait point de ressentirpour son jeune vainqueur une reconnaissance profonde. Il avait enlui ce qu’il fallait pour apprécier cette conduite chevaleresque.Mais ce qui était plus fort que sa reconnaissance et plus fort queson admiration, c’était la surprise où le plongeait le dévouementinattendu de Frédéric. Quelques minutes auparavant, les yeuxhagards et brûlants de Frédéric semblaient lui dire :« Je te hais et je veux boire ton sang ! »

– Prenez garde, mon pays, ne put-ils’empêcher de dire, vos frères, comme vous les appelez, ont l’aird’avoir la male rage !… vous valez bien Abel, sur ma parole,mais je les crois pires que Caïn, et ils sont capables de vous tuersi vous leur barrez plus longtemps le passage.

En ce moment Baldus, l’étudiant de Vienne, quiavait des moyens à lui, comme tous les philosophes mystiques, seglissa derrière le baron et le saisit aux cheveux en brandissant uncouteau-poignard.

– Limier ! dit-il en grinçant desdents, tu ne mordras plus personne !

Il visa sous l’omoplate gauche et lança soncouteau ; mais le poing de Frédéric était tombé sur la tête deBaldus comme la foudre, et l’étudiant-philosophe roula sur legazon.

– Pardieu ! mon pays, s’écria lecolonel, qui s’était retourné, si vous pouvez seulement ramasserdeux épées, nous allons faire faire du chemin à cette bellejeunesse !…

La main de Frédéric se colla sur sabouche.

– Taisez-vous !… dit-il.

En même temps, il le repoussa en arrière etfit un pas vers les siens, qui reculèrent pour ne point le blesser.Le premier moment de rage avait fait place chez les étudiants àcette colère plus calme qui attend, patiente, qui ne se lasse pas.Quelques-uns d’entre eux s’étaient concertés : ils étaientconvenus de suivre l’avis donné par le colonel lui-même etd’emporter Frédéric dans son lit.

Une fois cela fait, le champ était libre.

Frédéric à cet instant se tenait ferme sur sesjambes. Le mouvement rétrograde des étudiants avait permis àRosenthal de ressaisir une épée, et Dieu sait qu’il éprouva uncertain plaisir à serrer dans sa main la poignée de la bonnelame.

– Monsieur le baron, lui dit Frédéric ensecouant la tête et en laissant errer sur sa lèvre un souriremélancolique, je vous garantis que vous n’en aurez plus besoin.

– C’est possible, mon cher pays, répliquaRosenthal, qui respirait à pleine poitrine comme un asphyxié revenuà l’air libre ; ne vous occupez pas de moi… j’ai pris celapour me servir de contenance…

En même temps, il éprouvait le glaive contreterre, et malgré lui, sa riche taille se redressaitorgueilleusement…

Quelques secondes s’étaient écoulées ;Frédéric restait toujours immobile et isolé au devant du baron deRosenthal ; en face de lui, les membres de la Famille serangeaient silencieux et sombres.

Au milieu du cercle, Chérie, pâle ettremblante, était soutenue par Arnold et Rudolphe.

Chérie était presque aussi changée queFrédéric lui-même. On eût dit que la même fièvre les accablait tousles deux. Chérie avait les cheveux épars et les vêtements endésordre. Il y avait de l’égarement, presque de la folie dans sesyeux, qui n’osaient point se tourner vers Frédéric.

Chérie mesurait avec épouvante le cheminqu’elle avait fait ; elle hésitait ; elle chancelait aubord de l’abîme.

Tout ce qui s’était passé se montrait à ellecomme un rêve extravagant et douloureux. Elle n’en était plus à sereprocher les bizarreries de sa conduite, à regretter ses actes,qui depuis le commencement de cette journée démentaient sesrésolutions ; elle se laissait aller, entraînée parl’irrésistible pente.

Il est dans la vie une heure presque aussisolennelle que la dernière heure elle-même, et remplie des mêmesintuitions prophétiques : c’est l’heure où la volonté domptéeprend malgré elle la route de l’infortune et dit adieu à tous lesespoirs aimés.

C’est l’heure du choix fatal et suprême, heuremortelle, agonie plus douloureuse que l’agonie qu’on souffre auseuil de l’éternité.

En ces moments, tout voile tombe, toute brumese dissipe, et les yeux dessillés s’étonnent de n’avoir pas vu plustôt.

Chérie voyait ; Chérie se disait, enproie à une intolérable angoisse : – Peut-être qu’ilm’aimait !

Si une seule des paroles de Frédéric eût trahil’état de son âme ; Chérie se serait élancée dans ses bras.Mais justement Frédéric employait tout ce qui lui restait de forceà cacher la profondeur de sa blessure ; Frédéric était là,vainqueur de son mal physique et de sa torture morale ;Frédéric redressait son front résigné ; Frédéric promenait surles étudiants, ses frères, la sérénité triste de ses regards.

Il n’avait pas parlé encore, et déjà la fouleétait dominée.

– Les étudiants de la noble université deTubingue, prononça-t-il lentement après un silence, ont des épéeset dédaignent le poignard. Il n’y a pas d’assassins dans la nobleuniversité de Tubingue !… Rudolphe et Arnold, mes frères,dites comme moi ; que le lâche soit frappé trois fois du platdu glaive et chassé honteusement de nos rangs !

Le doigt de Frédéric désignait Baldus,l’étudiant viennois.

– Il n’est pas membre de la Famille,murmurèrent quelques voix.

– Nous disons comme toi, mon frèreFrédéric, prononcèrent en même temps Arnold et Rudolphe.

Les trois Épées constituent le tribunal chargéd’appliquer la loi du Comment. L’arrêt étant rendu,Bastian et deux autres se saisirent de Baldus, le frappèrent partrois fois sur le dos avec le plat du glaive et le poussèrent horsdes rangs.

– Sur mon honneur, pensa le colonel, cesont d’honnêtes jeunes gens, après tout… Il ne s’agit que de lesconnaître !

Ceci ne l’empêchait point d’avoir toujoursl’œil au guet, car il pensait bien que son affaire n’était pointréglée.

– Si la noble université de Tubingue neveut point d’assassins dans ses rangs, reprit Frédéric, pourquoi,tout à l’heure, y avait-il vingt glaives contre un homme sansdéfense ?… Le glaive qui frappe ainsi vaut-il mieux que lepoignard ?

– Mon frère Frédéric, répondit Arnold quis’avança vers lui, cet homme nous appartenait… cet homme nousappartient encore.

– C’est mon avis, dit Rudolphe, quisuivait son camarade.

Chérie restait désormais seule.

– Hourra ! crièrent lesCompatriotes, il y a deux Épées contre une : le Philistin estencore une fois condamné !

– C’est le moment ! pensa le baronde Rosenthal, ces jeunes gens ont du bon, mais pas beaucoup… Voyonsà tomber cette fois comme un gentilhomme !

Arnold imposa silence du geste à la foule desétudiants.

– Mon frère Frédéric, reprit-il, ce quipeut se comprendre dans le paroxysme de la colère ne vaut plus rienquand le calme est revenu, nous t’accordons cela, et au lieu demettre à mort cet homme que tu as tenu renversé sous ton genou, jelui offre le combat en mon nom et au nom de l’université deTubingue.

– C’est cela ! c’est cela !…cria le chœur. – Le Philistin doit être content de nous !

Rosenthal s’inclina en souriant et sans motdire. On attendait la réponse de Frédéric.

– Et moi, prononça ce dernier d’une voixplus grave, je te donne un démenti en mon nom et au nom de la nobleuniversité de Tubingue !

Un murmure irrité accueillit ces paroles, etle glaive frémit dans la main d’Arnold.

Personne ne songeait à la pauvre Chérie, quin’était plus la reine, hélas ! et qui restait là pensive, têtebaissée.

Elle n’avait point la conscience de ce qui sepassait autour d’elle.

– Nous t’aimons tous, mon frère Frédéric,dit Arnold en contenant sa voix ; nous te connaissons tous, etpersonne ne mettra sur le compte de ton cœur des paroles échappéesau délire de la fièvre… Ta place n’est point entre cet homme etnous ; range-toi, mon frère Frédéric.

Ce disant, Arnold provoqua du geste le baron,qui ne se fit pas prier pour mettre au vent son épée.

Frédéric se baissa et ramassa le glaive quiétait à ses pieds. Arnold et Rudolphe se regardèrent ; unesourde rumeur parcourait les rangs de l’école.

– Chérie ?… appela Frédéric d’unevoix sonore.

La jeune fille tressaillit comme si on l’eûtarrachée à un profond sommeil.

Elle promena ses yeux égarés tout autourd’elle et ne bougea point.

– Venez ici, Chérie, reprit Frédéric,dont la voix se fit grave et sévère ; entre vous et ceux quivous entourent le pacte est rompu… Venez ici ; vous n’avezplus qu’un seul défenseur, car il a suffi d’un jour aux membres dela noble université de Tubingue pour oublier un sermentsolennel !

Chérie fit un pas comme malgré elle pourobéir.

– Chérie ! Chérie !…,s’écrièrent cent voix émues, car à ce moment chacun retrouva dansson cœur ce sentiment de tendresse exaltée qui liait tous lesmembres de l’université de Tubingue à la fille de Franz Steibel.Chérie, restez avec nous ! Chérie, nous vous aimons, ne nousaimez-vous plus ?

La poitrine oppressée de Frédéric refusaitpassage à son souffle. De tous ceux qui étaient là, c’était lui quidésirait le plus passionnément que la réponse de Chérie démentîtses dernières paroles. Mais, fidèle à la résolution stoïque qu’ilavait prise, il éleva la voix encore et dit :

– Chérie, il faut choisir !

Il était d’un côté, l’université de l’autre.Chérie, dont la tête se perdait, suivit l’impulsion de son cœur,elle alla du côté où se trouvait Frédéric sans songer que Frédériccombattait à cette heure contre lui-même.

Frédéric poussa un profond soupir. Son espoircessait de se débattre dans l’agonie ; son espoir n’étaitplus.

Il tendit sa main gauche à Chérie, et de lamain droite il la couvrit de son épée.

– Mes frères, vous avez juré ce matin queChérie serait heureuse… Ceux qui ont été avant nous dansl’université de Tubingue ont fait un autre serment, ils l’ont tenu…Je veux tenir comme eux le serment que j’ai fait… Je veuxcombattre, fût-ce même contre vous, pour le bonheur deChérie !

Chérie passa ses deux mains sur sonfront ; elle semblait chercher sa pensée fugitive.

– Chérie ! Chérie !… répétaientles étudiants, nous abandonnez-vous pour suivre notreennemi ?…

Chérie se disait :

– Comme il plaide la cause de monmalheur !… Ah ! s’il m’aimait, laisserait-il tomber sonépée de ce côté de la balance ?…

Et derrière cette pensée amère, une autrenaissait plus vague, mais non moins puissante : elle avaitentre ses mains la vie d’un homme !

Rudolphe et Arnold avaient échangé quelquesparoles à voix basse. Rudolphe avait des larmes dans les yeux, etil n’était pas le seul, car tous ces jeunes gens ressentaient,jusqu’au fond de l’âme, l’ingratitude de Chérie.

Frédéric était dans le vrai, ils le savaientbien ; Frédéric ne faisait qu’accomplir la lettre du sermentsolennellement prononcé ; mais à l’heure pleine d’enthousiasmeoù ils avaient juré, qui donc eût pu prévoir ce qui se passaitmaintenant ? Chérie la bien-aimée, Chérie l’idole adorée, lesabandonnait et les trahissait.

Leur colère trouvait de l’aliment dans leurtendresse même, et s’ils étaient là menaçant toujours Rosenthal,c’est qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’aimer encore Chérie.

Arnold et Rudolphe se prirent par la main.

– Reine, dit Arnold, employant pour ladernière fois ce terme de caressante familiarité dont les membresde la Famille se servaient pour désigner Chérie, Frédéric a raisonet nous avions tort : un serment est un serment… Dites quevous aimez cet homme, et nous vous laissons à votredestinée !

Chérie regarda Rosenthal, qui était appuyé surson glaive et qui contemplait tout cela d’un œil curieux, commes’il eût été spectateur désintéressé. Elle regarda Frédéric, quibaissait les yeux, et deux larmes roulèrent lentement sur sajoue.

– Oui, prononça-t-elle d’une voix sibasse qu’on eut peine à l’entendre, je l’aime !

– Adieu donc, Chérie ! murmuratristement Arnold ; que Dieu et votre père vouspardonnent !

Ce fut comme un signal ; les étudiantsremirent le glaive sur l’épaule sans prononcer une parole etprirent le chemin de Ramberg.

Mais Frédéric se plaça au devant d’eux et leurbarra la route.

– Mes frères, dit-il, tout n’est pasfini… Ce n’est pas là ce que nous avons juré…

– Diable d’enfer ! gronda Bastianqui larmoyait pour tout de bon, que te faut-il encore àtoi ?

– Pour que notre serment soit accompli,dit Frédéric, pour que Chérie soit heureuse, il faut que l’époux deson choix lui donne son amour avec son nom… Attendez une minuteencore, mes frères, car Chérie a parlé la première, et monsieur lebaron de Rosenthal ne lui a pas répondu.

Au moment où Chérie avait prononcé cemot : « Je l’aime ! » le baron, qui était àtout le moins un fort galant cavalier, s’était approché d’ellevivement et avait pris sa main pour la porter à ses lèvres. La mainde Chérie, froide et comme inanimée, ne fit aucune résistance.

Les membres de la Famille s’étaient arrêtés àla voix de Frédéric.

– Je vois bien, dit Rudolphe amèrement,qu’il nous faudra nous-mêmes célébrer ses fiançailles avec unsoldat du roi !

– Pardieu, reprit Arnold en essayant derailler, la cérémonie aura d’autres témoins que nous, car voicivenir les violons de Ramberg, et je crois que toute la fête vadescendre l’avenue !

On entendait, en effet, à quelque distance,une musique vive et joyeuse ; on voyait, à travers les arbres,des lumières s’approcher, et déjà le bruit des voix bavardes semêlait au son des instruments.

Rosenthal mit sa main au devant de ses yeuxpour essayer de voir à travers l’obscurité.

– Qu’il réponde tout de suite, disaientles étudiants, car nous voulons laisser le champ libre aux violonsdes accordailles !

Chérie ne pleurait plus ; elle fixaitdevant elle ses yeux mornes et sans regards. Vous eussiez dit unestatue de pierre.

– Monsieur le baron, dit Frédéric, Chérieest notre fille à tous… Le père délaissé n’abandonne pas ses droitset demande, du moins, à l’étranger qui lui ravit sa fille :« L’aimez-vous ? » Sera-t-elle votrefemme ?

Le baron venait de reconnaître, en tête desnouveaux arrivants son respectable oncle, le comte Spurzeim, appuyésur la bonne grosse épaule d’Hermann. Il avait reconnu aussi sabelle cousine Lenor, qui souriait au bras d’un officierbavarois.

– Mon cher oncle dira ce qu’il voudra dela mésalliance ! pensa-t-il, mais je crois que je l’aime, et,ce qui est certain, c’est que dans tout l’univers je ne trouveraispas une plus belle baronne de Rosenthal… En troisième lieu, sanselle, depuis dix minutes au moins, j’aurais rejoint mesancêtres.

– Vous ne répondez pas ?… ditFrédéric, dont les sourcils se fronçaient déjà menaçants.

Rosenthal baisa une seconde fois la main deChérie, et, croyant bien qu’il allait la rendre pour le coup laplus heureuse des femmes, il répondit avec un ton plein degalanterie :

– Je vois d’ici venir le conseiller privéhonoraire, comte Spurzeim, mon plus proche parent, et je l’attendspour lui présenter madame la baronne de Rosenthal.

Les nouveaux arrivants étaient alors àquelques pas seulement, et la musique rambergeoise faisait silence.Rosenthal avait regardé du coin de l’œil sa belle cousine Lenor,car cette résolution soudaine qu’il prenait n’était pas tout à faitexempte d’un petit esprit de vengeance. Il vit Lenor pâlir etchanceler : il eut regret peut-être de ce premier instant.

Pour se remettre, il tourna les yeux versChérie : la joie de l’une devait compenser le désespoir del’autre. Les yeux de Chérie étaient sans larmes, mais sa figureexprimait une douleur si navrante que Rosenthal recula d’unpas.

Le comte Spurzeim arrivait à lui.

– Ma foi, mon oncle, dit Rosenthal avecun peu d’hésitation, vous allez me désapprouver sans doute…

– Baron, vous êtes majeur, interrompit lediplomate fort, et voilà tantôt huit ou dix ans que je vous airendu vos comptes de tutelle ; j’ai bien l’honneur d’offrirmon baisemain respectueux à madame la baronne de Rosenthal.

Il se retourna juste à temps pour recevoirLenor, qui se jeta dans ses bras en pleurant.

Le diplomate fort lança un regard victorieux àson fidèle Hermann, et mit un baiser paternel sur le front deLenor.

– Pauvre enfant ! murmura-t-il avecsensibilité. Moi, du moins, je ne te manquerai jamais !…

– Eh bien ! s’écria Bastian, qui nepouvait rester longtemps dans les grandes émotions, voilà unepetite comtesse bien lotie !… J’aime la tête de ce conseillerprivé honoraire.

Rosenthal s’était avancé vers Frédéric.

– Mon pays, lui dit-il non sans un légeraccent de tristesse, car les larmes de Lenor pesaient sur son cœur,vous m’avez sauvé la vie, comptez que je m’en souviendrai.

Il lui tendit la main. Le premier mouvement deFrédéric fut d’écarter la sienne ; mais il se ravisa et renditau baron son étreinte en disant d’une voix ferme :

– Vous serez quitte envers moi, monsieur,si Chérie est heureuse.

Ce fut son dernier mot ; il rejoignit àpas lents ses frères qui s’éloignaient. En arrivant dans leursrangs, il fit signe à Rudolphe et à Arnold de le soutenir. Ilvoulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge, ses yeux sefermèrent ; il lutta un instant contre la fièvre triomphanteet se laissa tomber sans mouvement entre les bras de sescompagnons.

Un mariage illustre, romanesque, lesfiançailles de la reine Chérie et du baron de Rosenthal, c’était làun digne couronnement pour la fête de Ramberg ! Les villageoisétaient franchement joyeux, car ils aimaient Chérie de tout leurcœur, et ils ne pouvaient pas penser qu’une pauvre jeune fille fûtmalheureuse en épousant un seigneur si beau, si jeune et sipuissant. Au contraire, il leur semblait que Chérie avait eu legros lot à la loterie de la destinée, et chacun y applaudissait desmains et de la voix.

Il n’y avait de triste dans toute l’assembléeque l’ancien bedeau Hiob, avec sa femme Barbel et le digneinspecteur Muller. Barbel et Hiob, les pauvres gens !perdaient là un bien beau revenu. Quant à l’inspecteur Muller, sescartes s’étaient retournées contre lui : Frédéric, sa bêtenoire, était plein de vie ; Rosenthal, son épouvantail, seportait fort bien, et Chérie lui passait, comme on dit, sous lenez.

– En avant les violons !… s’écria levieux comte Spurzeim, qui rompit l’étiquette et ne put contenirplus longtemps l’élan de son aimable gaieté.

La musique éclata aussitôt et on reprit endansant le chemin de Ramberg.

– Hein ! hein ! hein !…dit Spurzeim dès qu’il se trouva seul en face d’Hermann, sonconfident, ma belle nièce Lenor est-elle à moi cettefois-ci ?

Hermann hocha la tête affirmativement.

– As-tu vu l’effet de ladiplomatie ?… reprit Spurzeim.

– Mais, dit Hermann, monsieur le comtem’avait annoncé un tout autre dénoûment.

– Voilà le beau ! s’écria levieillard, voilà le fort ! voilà le miraculeux de ladiplomatie !… La diplomatie est une science cornue, fourchue,dilemmatique et bricolante qui ne réussit jamais mieux que quandelle porte ses coups loin du but !… En politique, nousbraquons nos mortiers sur Paris, et c’est Madrid ou bien Berlin quiest bombardé… Dans la diplomatie intime et de famille dont je suisl’instaurateur, on verra des effets semblables, non moins heureux…En attendant, Hermann, mon ami, tu partiras demain pour Stuttgardafin de commander ma corbeille de noce !

– Oui, monsieur le comte, réponditHermann, mais regardez donc comme cette jeune fille est pâle etsemble souffrir.

Il désignait du doigt Chérie, qui marchait aubras du baron de Rosenthal, muette et plus changée qu’unemorte.

Spurzeim se frotta les mains avecenthousiasme.

– La diplomatie !… s’écria-t-il, ladiplomatie !… Cette jeune fille et mon cher neveu, et la belleLenor, et tous ceux qui m’entourent, depuis le premier jusqu’audernier, sont entre mes mains comme des marionnettes dociles… Ilsfont ce que je veux et ce qu’ils ne veulent pas… Ils pleurent, ilsse débattent, mais ils obéissent, parce que j’ai en main labaguette des enchanteurs modernes : la diplomatie !

 

Vers la fin de cette même soirée, deux lourdscarrosses aux panneaux chargés d’armoiries descendaient vers lavallée du Necker. Chacun d’eux était précédé de valets à cheval quiportaient des torches. Le premier contenait Lenor et le comteSpurzeim, conseiller privé honoraire. Dans le second se trouvaientle baron de Rosenthal et la reine Chérie.

Depuis le départ des étudiants, Chérie n’avaitpas versé une larme, il est vrai, mais elle n’avait pas non plusprononcé une parole.

Elle était comme stupéfiée, droite et raidedans un coin du carrosse, tandis que Rosenthal de son côtésongeait.

On arrivait au fond de la vallée où le Neckerdéroulait le large courant de ses eaux. Au milieu de la campagnesolitaire, sur la rive même du fleuve, les porteurs de torchesaperçurent une grande masse sombre qui se mouvaitsilencieusement.

On put voir bientôt que c’était une trouped’hommes cheminant avec lenteur dans la nuit.

Le premier carrosse passa, et la lueur de sestorches tomba sur les voyageurs muets.

Un cri s’échappa du second carrosse. Chérie sepenchait hors de la portière. Elle avait reconnu ou plutôt devinéles étudiants de l’université de Tubingue.

– Mes amis ! ô mes amis !criait-elle d’une voix où vibrait sa poignante douleur ; mesfrères et mes bienfaiteurs, c’est moi, Chérie !… Adieu !adieu !

Le cocher toucha ses chevaux, qui prirent legalop. Un silence profond répondait seul à la voix de Chérie.

– Adieu ! adieu !…répétait-elle désespérée. Un mot, par pitié, mes frères !dites-moi que vous me pardonnez !

Le silence toujours. Les étudiants marchaientd’un pas mesuré, sans détourner la tête.

Les sanglots de la pauvre Chérie étouffèrentsa voix. Alors elle agita son mouchoir pour prolonger l’adieu.

Comme la bouche des étudiants de Tubingueavait été muette, leurs bras demeurèrent immobiles.

Et le carrosse passait ; il arrivait à latête de la troupe.

La lueur des torches éclaira les premiersrangs, et Chérie vit Arnold et Rudolphe qui marchaient lespremiers. Frédéric n’était point à son poste au milieu d’eux.

Elle se pencha davantage ; elle vit quederrière les deux Épées, il y avait quatre Compatriotes quiportaient un brancard, et sur le brancard, un homme étendu sansmouvement.

Un cri déchirant s’échappa de sapoitrine : elle avait reconnu Frédéric.

À ce cri, l’homme étendu sur le brancard sesouleva péniblement.

Celui-là se mourait pour la fille ingrate etfugitive de Franz Steibel, et celui-là, tout seul pourtant, parmiles étudiants de Tubingue, éleva sa voix faible pour répondre àChérie.

Le vent du soir l’apporta aux oreilles de lajeune fille, cet adieu sourd et brisé, comme le dernier soupir d’unhomme à la mort :

– Adieu, Chérie !

Et Chérie retomba, privée de sentiment, aufond du carrosse, emporté vers le Schwartzwald par le galop de sesquatre chevaux.

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