La Reine des Épées

Chapitre 9Scandal contrà.

Le baron de Rosenthal était sans armes, seulau milieu de deux ou trois cents ennemis. S’il ne trembla pas lemoins du monde, il n’en faut point faire honneur exclusivement àson courage, qui était du reste à l’épreuve ; il est biencertain que, malgré cet appareil tragique, le baron ne pensa pas uninstant que messieurs les étudiants pussent avoir l’intention del’assassiner.

Mais s’il ne s’agissait pas d’assassinat,l’affaire n’en était pas pour cela moins sérieuse. Ce n’était pasd’aujourd’hui que le baron connaissait l’université de Tubingue. Ilavait été élevé à l’académie noble de Stuttgard, et plus d’unefois, en ce temps, il avait mesuré son épée contre les glaives demessieurs les étudiants. Il savait leurs lois un peu bien sauvagessur le chapitre du point d’honneur ; il savait que si leursduels intimes étaient protégés par d’épais plastrons, ils sebattaient poitrine nue dès qu’il s’agissait d’exterminer desPhilistins et de célébrer le fameux scandal contrà.

Or, dans cette avenue déserte et reculée, ausein de cette nuit, au milieu de témoins ennemis, le combat n’étaitpas chose gaie.

Les porte-glaive se tenaient au premier rang,raides comme des piquets et fixant sur le colonel leurs regardsavides. Par derrière, l’armée frémissante des Renards, rêvantplaies et bosses, avait peine à contenir son impatience. Enfin, audevant de tous, les trois Épées, les trois champions choisis,n’avaient pas l’air disposés à rompre d’une semelle.

Le baron n’eut pas de peine à reconnaître dansArnold et Rudolphe ses deux adversaires du tir à l’arquebuse ;mais il fut obligé de regarder à deux fois pour retrouver dansFrédéric son jeune et audacieux vainqueur.

Celui-ci était un peu en avant des deuxautres, comme son rang d’élection lui en donnait le droit. Il avaitles deux mains en croix sur son épée et ses yeux enflammésdévoraient le colonel.

– Parle, Frédéric, dit Rudolphe.

– Je frapperai, murmura celui-ci d’unevoix sourde, que d’autres parlent !

Arnold et Rudolphe échangèrent un coup d’œil,ils avaient tous les deux la même pensée.

– Il tremble la fièvre… dit Arnold àl’oreille de Rudolphe ; c’est impossible !

– Nous tirerons tous deux au sort à quicommencera, répondit ce dernier.

– Monsieur le baron, reprit Arnold ens’adressant à Rosenthal, ce n’est point ici que vous devriez être àcette heure.

– Puisque vous y êtes bien, mes jeunesmessieurs ! repartit le baron sans sourciller.

– Monsieur le baron, poursuivit Arnold,vous qui portez si crânement le costume des chasseurs duSchwartzwald, vous savez ce qu’on fait quand le gibiers’échappe…

– On court après, interrompit le baron,qui eut un sourire. C’est vrai, mes chers messieurs, vous avezraison et je suis en faute… Mais vous qui êtes jeunes et peut-êtreamoureux, vous savez que l’amour donne des distractions… Admettezmon excuse, qui est l’amour, et prêtez-moi, s’il vous plaît, uneépée, afin que nous finissions tout ceci en deux temps, comme degalants hommes !

Arnold ouvrait la bouche pour répliquer ;Frédéric fit un geste et il se tut.

– Monsieur le baron, dit Frédéric, etchacun se demanda qui parlait, tant sa voix était changée, ceci nefinira qu’avec votre vie, car nous sommes ici trois cents et vousêtes tout seul… Avant de prendre une épée, réfléchissez et voyezs’il ne vous convient point d’aller chercher vos amis et camarades,en tel nombre que vous voudrez, pour venger votre mort sur celuid’entre nous qui va vous tuer, comme sur vous sera vengée la mortdes étudiants qui succomberont… Monsieur le baron, nous aimons lesparties égales, mais quand un homme nous a insultés comme vousl’avez fait, et quand nous avons juré la mort de cet homme, nousjouons toutes sortes de parties !

– Monsieur Frédéric Horner, repartit lebaron du même ton, nous sommes tous les deux du même pays, et jeconnais votre mère, qui est une digne et sainte femme… Pour l’amourd’elle, je vous dis, monsieur Frédéric, que votre main tremble, quevos jambes chancellent et que le plus sage serait d’aller vousmettre au lit.

Il faut quelquefois bien peu de chose pourfaire tomber et s’éteindre la couleur dramatique d’unesituation ; un mot suffit. Mais la parole du colonel avaitcette fois frappé trop juste pour que sa trivialité même, toutecalculée qu’elle pouvait être, n’ajoutât point à la colère desétudiants.

La main de Frédéric tremblait, c’étaitvrai ; ses jambes chancelaient sous le poids de son corps, siléger et si souple d’ordinaire, c’était encore vrai ; maisdans le trajet de la Maison de l’Ami à l’avenue des érables,Frédéric, abîmé dans sa douleur et rendu plus faible qu’un enfantpar le désespoir qui l’écrasait, Frédéric avait avoué, les larmesaux yeux, à ses camarades son amour pour Chérie. Frédéric avait diten outre ce qu’il avait entendu ou ce qu’il avait cru entendre aubal, et c’était ainsi que la famille des Compatriotes était arrivéejuste au lieu du rendez-vous.

On sait quelle émotion profonde naît dans lecœur à la vue de la faiblesse soudaine de celui qu’on a coutumed’admirer comme étant le plus fort. Il y avait quelques heures àpeine que Frédéric avait plaidé contre lui-même, en faisant jurer àtous les étudiants de respecter, quoi qu’il pût arriver, le choixde Chérie. Quand Frédéric avait dit, avec des sanglots dans lavoix : « Je l’aime ! » un fougueux enthousiasmes’était emparé de tous ces jeunes gens ; ils pouvaient êtrerivaux entre eux, mais ils ne pouvaient pas être les rivaux deFrédéric, surtout de Frédéric pleurant comme une femme et demandantgrâce.

Frédéric, la première Épée ! Frédéric,leur héros et leur roi !

Quand ils le virent ainsi malheureux etvaincu, leur tendresse pour lui s’exalta jusqu’au délire, et il n’yen eut pas un qui ne répétât dans son cœur le serment de mettre àmort le baron de Rosenthal.

Et voilà que celui-ci venait apporter aumilieu de toutes ces colères son calme méprisant ! Voilà qu’ilchoisissait justement pour but de son outrageante pitié Frédéricchancelant et tremblant ! Voilà qu’il faisait du premier coup,– insulte mortelle entre toutes ! – une allusion grossière etsans voile à ce rendez-vous accordé par Chérie !

Il en avait menti, cet homme ! chacun lecroyait du moins ; il calomniait Chérie en provoquantFrédéric ; la mesure était comble et chacun avait soif de sonsang.

Les causes premières de la lutte étaient enquelque sorte oubliées ; les vieilles haines, l’audacieuseinsulte du matin elle-même, se voilaient devant cet outragenouveau. Les fers allaient se croiser pour Chérie. Il n’y avait làque deux rivaux : le baron de Rosenthal d’un côté, la familledes Compatriotes de l’autre, qui faisait abnégation d’elle-même etqui cédait en quelque sorte à Frédéric tout seul les prétentions etles droits de tous ses membres.

– Qu’on lui donne une épée !… ditFrédéric.

Trois porte-glaive s’avancèrent vers lebaron ; ils tenaient leurs armes par la lame ; le baronprit la première venue, la fit ployer contre terre pour en essayerla trempe, et dit :

– Celle-ci me convient.

En même temps, il mit habit bas et jeta auloin son chapeau à plumes.

Derrière Frédéric, et à son insu, Arnold etRudolphe tiraient au doigt mouillé pour savoir lequel des deuxcommencerait.

Parmi le silence qui accompagnait cespréparatifs, quelques-uns crurent entendre un bruit léger derrièrela haie vive qui bordait l’avenue. Un oiseau effrayé peut-être, ouquelque chevreuil sortant du couvert.

Frédéric attendait, haletant etfrémissant.

Rosenthal jeta sur lui un regard decompassion, et mit l’épée à la main.

– Mes chers messieurs, dit-il sans tomberencore en garde, je ne vais point chercher mes camarades et amis,parce que cette affaire me concerne tout seul… Comme il estpossible, comme il est désormais probable que je resterai sur lesol de cette avenue, car, soit dit en passant, vos lois ne sont pastrès-chevaleresques, mes chers messieurs, et n’ont point le défautde favoriser vos adversaires ; comme, en un mot, j’ai peu dechance de me tirer d’ici, vous me permettrez bien de vous adresserles dernières paroles qui sont la consolation de tout condamné.

Il parlait ainsi d’un air libre, la tête hauteet gardait aux lèvres son intrépide sourire.

– Je suis un soldat, continua-t-il, etnon point un aventurier fanfaron qui vient provoquer au hasard desgens qu’il ne connaît pas… À mon arrivée à Stuttgard, on m’a dit detous côtés que messieurs les étudiants de Tubingue avaient faitserment de me dévorer… J’ai quitté mon uniforme pour venir à lafête des Arquebuses, parce que cette partie de mon rôle était assezlégère et peu digne de mes épaulettes de colonel… Je venais toutbonnement offrir à messieurs les étudiants l’occasion de satisfaireleur appétit… Une fois les choses arrangées, j’ai repris monuniforme et mon nom, parce que, l’épée à la main, je ne déserteraijamais ni l’un ni l’autre… Ceci bien établi, mes chers messieurs,levez vos torches afin que nous nous voyions bien en face, etpréparez vos dents : me voilà !

Il fit le salut des armes et se mit en garderésolument.

Frédéric poussa un long soupir de joie, satorture était finie… Mais, au moment même où son épée impatientedescendait vers celle du baron, quatre porte-glaive qui étaient aumilieu du cercle, faisant office de juges du camp ou de témoins,étendirent leurs lames nues entre les deux adversaires, et Arnold,faisant un pas en avant, s’écria :

– C’est moi qui suis tombé ausort !

– À la bonne heure !… dit le baron,qui fit un geste de contentement et se tourna aussitôt vers cenouvel adversaire.

Les étudiants battirent des mains, et centvoix s’écrièrent :

– Écartez Frédéric !

Alors il se passa une scène étrange qui nepeut avoir sa vérité que dans la vieille Germanie, où les mœurs ontgardé pour un peu la sauvage simplicité du temps d’Arminius.

Frédéric se redressa de son haut ; il netremblait plus, il ne chancelait plus.

– Arrière ! s’écria-t-il de cettevoix vibrante qui a déjà frappé nos oreilles dans la grande sallede la Maison de l’Ami. C’est moi qui suis la première Épée, c’estmoi qui dois combattre le premier… Celui qui prend ma place medégrade et me déshonore… Mon frère Arnold, est-ce toi qui veux medéshonorer ?

Arnold hésita.

– Écartez Frédéric ! écartezFrédéric !… répétaient les étudiants du second rang.

Car on voyait bien que la fièvre seule lesoutenait à cet instant suprême et que son épée, trop lourde,allait s’échapper de sa main.

Rudolphe s’élança vers lui, et lesporte-glaive l’entourèrent.

Mais personne n’osa le toucher, parce qu’ildit, en reculant d’un pas :

– Mes amis et mes frères, ayez pitié demoi !

Il promena, sur ceux qui l’entouraient, sonregard triste où chacun devina des larmes.

– Mes frères et mes amis, reprit-il, vousvoulez m’écarter du combat, parce que vous savez bien que je vais ysuccomber… Moi aussi, je le sais bien : c’est ma dernièreespérance !…

Il joignit ses mains sur la garde de son épée,et sa voix devint suppliante.

– Vous qui m’aimez, continua-t-il, ne meprenez pas mon pauvre bonheur !… Toi, Arnold, toi, Rudolphe,vous tous, vous tous, mes frères… si j’appuyais le canon d’unpistolet contre mon front, si je vous disais : Je veux mourir,nul d’entre vous ne m’arrêterait le bras, car c’est la loi… Notrecode a dit, dans sa sagesse, qu’il faut laisser la porte ouvertetoute grande à celui qui veut sortir de la vie… Eh bien ! jevous le demande à genoux, mes frères, laissez-moi mourir pourChérie !

Et comme tous ces jeunes gens, ébranlés parcet argument tiré de leur propre coutume, baissaient la tête enhésitant, Frédéric se redressa une fois encore :

– Si vous hésitez, je ne prie plus, mesfrères, prononça-t-il en reprenant son épée, j’exige… et je vousdis, au nom du pacte qui nous lie : Laissez-moi, je veuxmourir !

Arnold se couvrit le visage de ses deux mainset jeta son glaive ; Rudolphe, les larmes aux yeux, écarta lafoule frémissante.

Et quand Frédéric, plus pâle qu’un cadavre,vint se mettre de nouveau en face du baron, la famille desCompatriotes balbutia d’une seule voix :

– Adieu, Frédéric !… adieu, notrefrère !

Ce fut comme un gémissement.

Puis le silence se fit.

Au milieu de ce silence, on entendit legrincement des deux épées qui se croisaient. Le baron de Rosenthalavait dit avec une expression de regret :

– Je n’ai pas le droit de choisir mesadversaires…

Tout ceci, nous avons à peine besoin de lefaire remarquer, s’était passé en quelques secondes. Il y avait làdeux victimes désignées : Frédéric d’abord, qui, plus faiblequ’un enfant, du moins c’était l’apparence, n’allait point résisterà la première attaque de monsieur de Rosenthal ; ensuitemonsieur de Rosenthal lui-même, pour qui le sang versé de Frédéricserait un arrêt de mort irrévocable.

Parmi la famille des Compatriotes,quelques-uns avaient pensé, en voyant l’air calme et presquedédaigneux du baron ; en saisissant, d’autre part, ce bruitléger qui s’était fait entendre derrière la haie, que le drameallait avoir quelque péripétie inattendue.

Les officiers des chasseurs de la garde,présents à la fête, en grand nombre, étaient là peut-être sous lecouvert. Au premier choc des épées, peut-être qu’ils allaient seprécipiter au secours de leur chef.

Et nous vous prions de croire que messieursles étudiants n’avaient point peur de cela. Il s’annonçait assezmaigre, ce fameux scandal contrà, proclamé d’avance avectant de pompe, il tournait au lugubre et au noir. Ce n’était pasune de ces brillantes mêlées où l’université donnait tout entière,frappant d’estoc, frappant de taille et coupant en plein drap desuniformes !

C’étaient des funérailles.

En outre, car au plus fort même de leursextravagances quelque bon sentiment perce toujours chez ces jeunescœurs ; en outre, ils se disaient que dans le tumulte et aumilieu de la mêlée, il serait bien facile d’enlever Frédéric.L’idée de voir tomber Frédéric, le vaillant et l’invincible, commeune victime sans défense, les révoltait et leur déchirait l’âme. Iln’y en avait pas un qui n’eût donné tout son sang pour une gouttedu sang de Frédéric.

Les officiers de la garde pouvaient donc semontrer ; ils étaient attendus comme le Messie, et un long cride joie allait les accueillir.

Mais les officiers de la garde n’étaient pointsous le couvert. Le baron de Rosenthal était bien un soldat, commeil l’avait dit ; il prétendait mener seul sa querelle etn’engager que sa propre vie.

Sous le couvert, il n’y avait qu’une pauvreenfant, haletante et brisée : Chérie, qui étouffait sessanglots et qui pressait sa poitrine à deux mains pour contenir lecri de sa détresse.

Chérie était là depuis longtemps déjà ;elle avait éprouvé au centuple les alternatives d’espérance et dedouleur qui faisaient battre depuis le commencement de la scène lecœur de tous les étudiants.

Elle avait vu le baron de Rosenthal entouré deces épées menaçantes ; puis Frédéric tout seul, avec la mortsur le visage, en face de ce colonel à la taille héroïque, aux brasd’athlète, au cœur de lion ; puis encore, Arnold s’élançant audevant du jeune homme et prenant sa place pour le combat.

Le reste lui avait échappé, car elle étaittrop loin pour entendre la voix faible de Frédéric réclamer lebénéfice barbare de la loi des écoles et le droit de mourir.

Ce temps d’arrêt, loin de porter son angoisseau comble, lui avait rendu l’espoir. Et avec l’espoir revenu, lavoix de sa conscience s’était fait entendre ; elle s’étaitrecueillie en elle-même, elle s’était dit, le rouge de la honte aufront :

– J’ai pensé un instant, moi Chérie, àdevenir la femme de cet homme qui est là, pressé de tous côtés parla mort, et en présence de ce danger horrible, inévitable, qui lemenace, je n’ai eu de frayeur, je n’ai eu de sollicitude que pourson adversaire ! Si j’ai senti mon âme défaillir, si messanglots ont arrêté mon souffle dans ma poitrine, c’est que j’ai vul’éclair de l’épée au-dessus du front de Frédéric !…

Chérie se disait cela ; Chérie était uneâme pleine de droiture et d’honneur ; Chérie se reprochait saconduite au bal comme un grand crime.

Et jamais peut-être elle n’avait compris sibien qu’à cette heure de quelle passion ardente et profonde elleaimait ce Frédéric ingrat.

Hélas ! si elle l’eût entendu imploreravec larmes le droit de mourir pour elle !…

Mais elle n’entendit rien. Elle vit seulementles rangs de la Famille se rouvrir, Arnold et Rudolphe, les deuxplus chers amis de Frédéric, les deux plus braves après lui, parmiles étudiants, Arnold et Rudolphe, sur qui Chérie comptait commesur elle-même, se retirer, tête baissée, et laisser le champ libreau jeune homme.

Un large espace séparait encore Chérie du lieudu combat, mais les yeux de l’amour sont perçants, et Chérievoyait, comme si elle eût été au centre du cercle, les traces dumal terrible qui accablait le pauvre Frédéric.

Quand le glaive de Rosenthal se leva, elle eutfroid au cœur comme si le fer eût traversé sa propre poitrine. Ellevit en même temps le cercle des étudiants se rétrécir et les épéess’agiter d’elles-mêmes en quelque sorte dans les mainsfrémissantes.

Et son cœur traduisit tout cela, son cœur lutcouramment dans la pensée de tous. Ils se disaient, Chériel’entendait comme si leur voix eût parlé au dedans de son âme, ilsse disaient : « Frédéric va mourir, mais comme nousallons le venger ! »

Le venger ! ô raillerie misérable etamère ! le venger après l’avoir laissé mourir !

Un nuage passa sur les yeux de Chérie. Elleeut une vision. Devant elle, dans la nuit, un cadavre s’étendaitlivide, avec des gouttes de sang rouge sur la poitrine, les yeuxfermés… ces beaux yeux de Frédéric si tendres et si doux ! lescheveux épars dans la poudre… ces cheveux blonds moelleux, cescheveux blonds brillants, ces cheveux qui flottaient et qu’elleaimait dans ses rêves !…

Elle poussa un grand cri, traversa la haie eny laissant des lambeaux de ses vêtements déchirés, elle seprécipita dans les rangs des étudiants, qui s’ouvrirent à savue.

– Arrêtez ! arrêtez ! dit-elle,au nom de Dieu, arrêtez !

Elle ne savait rien que sa vision même ;elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé ; ses yeux égarésétaient aveugles ; elle s’était élancée avec l’idée fixe desauver Frédéric, elle ne vivait plus que dans cette idée.

Pour sauver Frédéric, il fallait mettre fin aucombat, et qu’importait le prétexte ?

Ils étaient loin les reproches que lui faisaittout à l’heure sa conscience, et d’ailleurs ne peut-on être épousesans aimer, épouse vertueuse et dévouée ? ne peut-on refoulerses souvenirs, vaincre son cœur et cacher son martyre ?

Sauver Frédéric d’abord, puis donner le restede sa vie au malheur ! Ce sort-là, Chérie l’acceptait etl’appelait.

Elle savait, car Bastian avait causé avec elledix minutes, et Bastian était plus indiscret qu’une femme, ellesavait l’engagement pris à son égard par les membres de la Famille.Sans calcul aucun, poussée par sa détresse et par l’instinct de sonamour, elle passa au travers des étudiants en ajoutant :

– Arrêtez ! arrêtez ! c’est luique j’aime ! c’est lui que j’ai choisi pour époux !

Un long cri d’enthousiasme et de triomphe,auquel Chérie n’avait pas même fait attention, avait précédé cesparoles.

Trompant les craintes de tous et retrouvant audernier moment sa jeune et redoutable énergie, Frédéric avaitattaqué le colonel avec une violence inattendue. Celui-ci, quicomptait trop peut-être sur la faiblesse de son adversaire, n’avaitpoint déployé toutes les ressources de cette science en faitd’escrime qui lui donnait la réputation de premier tireurd’Allemagne ; il avait rompu coup sur coup aux premièrespasses ; son pied gauche avait rencontré une motte de gazon etFrédéric le tenait renversé, le pied sur la gorge.

Le baron n’essayait même pas de serelever.

– Autant à présent que plus tard !…dit-il.

Et il ajouta en regardant Frédéric enface :

– Quand vous vous portez bien, mon pays,vous devez être une rude lame !

Frédéric avait entendu la voix de Chérie. Ilrestait immobile et comme pétrifié, tenant l’épée à un pouce de lagorge du colonel.

– Tue ! tue !… criaient lesétudiants.

Et le colonel lui-même reprit :

– Mon pays, si nous devons recommencer,je vous préviens que je m’y prendrai autrement ; ainsi pas degénérosité mal entendue !

Tous les membres de la Famille s’étaientmassés autour de Frédéric et de son adversaire ; ils formaientcomme un mur infranchissable au devant de Chérie.

Mais Frédéric était sourd à la voix de sesfrères et à la voix du colonel. Il écoutait et il attendait.

– De qui parlez-vous, Chérie ?…demanda Rudolphe en dehors du cercle.

– Arrêtez ! répéta la jeune fille,tout entière à son idée fixe, et qui voyait toujours devant sesyeux la vision terrible : Frédéric terrassé, Frédéric mort… Jeparle du baron de Rosenthal !

– Ah diable !… dit ce dernier, quieut un sourire ; ceci est pour m’achever !

Il pensait que l’aveu de Chérie était pour luile coup de grâce. Les étudiants, en effet, répétaient de toutesleurs forces :

– Tue ! tue !

Mais Frédéric releva son épée, et l’éclair deses yeux s’éteignit.

– Au nom du diable ! s’écrièrent lesétudiants exaspérés et fous, cela ne profitera pas auPhilistin !

– Le Philistin a été renversé de bonneguerre !

– Le Philistin est à nous !

Rosenthal s’était remis sur ses jambes, maisil n’avait pas eu le temps de reprendre son épée. La foulevociférante, ivre de sa colère et de ses propres clameurs, s’élançasur lui en tumulte ; vingt glaives menacèrent à la fois sapoitrine.

Frédéric opposa son épée à celle de sesfrères, puis, comme il se vit trop faible pour les arrêter ou pourles contenir, il se tourna vers Rosenthal et le couvrit de sonpropre corps en le tenant embrassé.

– Chérie ! Chérie ! dit-il endomptant l’angoisse terrible qui lui déchirait le cœur, je suis là,ne craignez rien ; j’ai entendu vos paroles… Chérie, mapoitrine est devant la sienne… Puisque vous l’aimez, Chérie, je leprotégerai au prix de tout mon sang !

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