La Reine des Épées

Chapitre 8Prodige de la diplomatie !

À l’heure où nous entrons dans la salle, lafête était au grand complet ; tous les retardataires étaientarrivés et personne ne manquait à l’appel. Nous retrouvons là nosbons amis du tir à l’arquebuse : Niklaus, Mauris, Michas, lapetite Lotte, la vive Brigitte et Luischen, qui avait partagé avecLenor et Chérie l’honneur de distribuer les prix.

Le conseiller privé honoraire comte Spurzeim,suivi du gros Hermann, son ombre, avait rejointl’inspecteur-receveur général Muller, et tous deux grimaçant,clignotant, radotant, faisaient une bamboche de diplomatieamoureuse.

Le comte regardait sa nièce Lenor ;Muller dévorait des yeux Chérie, qui était belle à ravir et quin’avait jamais eu aux lèvres un plus radieux sourire.

Ce que les deux vieillards pensaient l’un del’autre, on le devine : ils se trouvaient mutuellementtrès-ridicules, et ils avaient tous deux raison.

Lenor valsait, sémillante et consolée, devinezavec qui ? avec le blond Frédéric en personne. Chérie appuyaitsa belle tête, suivant la coutume allemande, sur l’épaule du baronde Rosenthal, et certes vous n’eussiez jamais deviné que tout àl’heure elle embrassait en sanglotant la croix de pierre duchemin.

Elle était ainsi, la jeune fille qui avaitgrandi au hasard de ses propres caprices, qui n’avait eu d’autrefrein que sa conscience même, d’autre confident que sa rêverie.

Elle était ainsi, se courbant sans défensesous le poids du découragement, et l’instant d’après, se relevantplus vaillante et plus fière.

Elle était ainsi, oubliant les larmes à peineséchées, et jetant au destin son sourire comme un défiorgueilleux.

Elle était forte ; ses sensations étaientprofondes ; le sentiment une fois né dans son cœur n’y devaitmourir jamais, et sa raison exercée était au-dessus de son âge.

Mais, extérieurement du moins, il y avait enelle de l’enfant gâté. Cette liberté sans bornes où elle vivaitdepuis qu’elle se connaissait elle-même, favorisait ces soudainesévolutions d’esprit et de cœur qui ressemblaient à d’audacieuxcaprices.

Chérie était au bal, la reine Chérie, nebravant personne, car la bravade c’est de la faiblesse, maisportant le front aussi haut que pas une noble dame.

Elle avait vu Frédéric, timide et pâle,solliciter, en sa qualité de vainqueur, la main de la comtesseLenor, et le sourire n’avait point quitté ses lèvres.

Ce n’était pas tous les jours que Chérie selaissait abattre par le désespoir. Elle avait pleuré aujourd’hui,c’était pour longtemps.

Elle était là aux bras du héros de la fête,car le baron de Rosenthal partageait avec Frédéric la premièreplace, malgré sa défaite. En ce moment, on s’occupait même beaucoupplus du baron de Rosenthal que de Frédéric.

Chacun reconnaissait en lui ce chasseur duSchwartzwald, cet inconnu qui avait prêté au début de la lutte uneallure si mystérieuse et si dramatique. Son nom courait de boucheen bouche : c’était le baron, le grand baron que la voixpublique désignait comme le nouveau favori du roi.

Il fallait la fête villageoise de Ramberg pourréunir, embrassés, le colonel des chasseurs de la garde et lapupille de messieurs les étudiants, la nièce du comte Spurzeim,conseiller privé et la première Épée de l’université ; mais latrêve du plaisir était signée et devait durer encore une heure.

C’était un de ces motifs suaves et lents queMozart a jetés à profusion dans son œuvre immortelle. L’orchestredisait la valse connue sous le titre de Blondine, et detous côtés les couples, entraînés par le balancement onduleux de lamesure, tournaient autour de la vaste salle. Il y avait de beauxcavaliers et de charmantes jeunes filles ; mais, au gré detous, les deux couples les plus gracieux étaient sans contreditLenor avec Frédéric, Rosenthal avec Chérie.

Personne ne se doutait qu’en ce moment ilsjouaient, à eux quatre, cette éternelle et grande comédie duDépit amoureux. En disant à eux quatre, du reste, nousnous exprimons mal, car Frédéric d’une part, Chérie de l’autre,étaient tout au plus complices involontaires.

Au contraire, Rosenthal et Lenor y allaient detout leur cœur. Lenor faisait la coquette avec son jeune cavalier,qui était bien distrait et bien triste ; Rosenthal mettait enœuvre tout son brillant esprit, tout le charme de son éloquencepour séduire Chérie et peut-être pour se tromper lui-même.

Entre eux, le vieux comte n’avait plus besoind’enfoncer des coins diplomatiques ; l’abîme se creusaitdésormais de lui-même.

Chérie n’essayait point de rendre Frédéricjaloux : Chérie ne se croyait pas aimée ; si elleluttait, c’était contre son propre cœur. De bonne foi, elleessayait de croire aux paroles de Rosenthal ; elle s’évertuaità se faire ambitieuse, à désirer malgré elle le luxe, la puissance,tout ce qui est la grandeur.

La valse a quelque chose qui entraîne et quienivre. Chérie écoutait la parole brûlante de Rosenthal, et parfoiselle se disait : – Peut-être !…

Mais quand elle s’était dit cela, elle n’osaitplus regarder Frédéric.

Frédéric, lui, la regardait toujours. Son cœurétait oppressé ; des larmes brûlaient sous sespaupières ; le sourire de Chérie entrait dans son âme commeces instruments de torture inventés par la barbarie du moyen âgeentraient dans la chair palpitante du condamné.

Il ne combattait point, lui ; il n’avaitmême pas cette ardeur factice et menteuse qui soutenait Chérie. Ilallait, emporté par la voix de l’orchestre, et ceux qui eussent vule fond de son cœur endolori auraient pensé à ce mort de la balladeallemande qui valse en soutenant une vivante dans ses bras.

Où était donc le sourire d’enfant joyeux quirayonnait sur le visage de Frédéric le matin de ce jour-là même,pendant qu’il courait, le cœur léger, les cheveux à la brise, lelong des bords fleuris du Necker ?

Son vœu le plus cher n’avait-il pas étéd’arriver à temps pour disputer le prix de l’arquebuse ? Ilavait combattu, il avait remporté la victoire.

Maintenant, pourquoi ses jouesdevenaient-elles à chaque instant plus livides ? Pourquoi sesyeux ardents et hagards s’enfonçaient-ils dans leurs orbites,entourés d’un cercle bleuâtre ?… Si Chérie l’avait regardé àce moment, Chérie aurait eu peur, Chérie aurait cessé de valser,car jamais maladie foudroyante à ses premiers symptômes n’avaitmenacé plus évidemment ; Chérie aurait vu, puisqu’elle étaitfemme et puisqu’elle aimait, le danger que les indifférents nesoupçonnaient même pas ; elle se serait élancée pour soutenirle pauvre enfant frappé au cœur. Et c’eût été, pour lui, laguérison, la vie.

Mais Chérie, emportée à l’autre bout de lasalle, ne pouvait point voir Frédéric, et d’ailleurs, nous l’avonsdit, elle n’osait, occupée qu’elle était à lutter laborieusementcontre sa conscience.

À son insu, elle avait dans la lutte unauxiliaire puissant. Chérie n’ignorait rien de ce qui s’était passédans la journée, et nous l’avons vue déjà, dans la Maison de l’Ami,glisser ses regards inquiets vers les glaives suspendus au râtelierde l’Honneur. Chérie savait qu’un combat mortel devait avoirlieu ; elle connaissait l’endroit choisi, elle savaitl’heure.

Pendant qu’elle se disait, croyant entrer debonne foi dans le chemin égoïste des heureux de ce monde :« Je veux oublier et je veux grandir ; je veux avoir,moi, pauvre fille, la fortune et la noblesse », sa penséeintime, la pensée qui la retenait sans qu’elle pût s’en rendrecompte aux bras du baron de Rosenthal, c’était un vague espoir quel’heure passerait et que le baron n’irait point au rendez-vous.

Le rendez-vous manqué aujourd’hui pourrait serenouveler demain ; mais ce travail involontaire de Chérien’admettait pas la réflexion. C’était son cœur qui s’efforçaitmalgré elle, tandis que sa raison révoltée intriguait en faveur deson intérêt.

Ce sont là peut-être des mots bien positifs etbien précis pour peindre des choses plus subtiles que le vent, pluslégères et plus insaisissables que ces fils capricieux quivoltigent en l’air aux derniers beaux jours de l’automne ;mais sur quelle palette trouver des teintes assez diaphanes, dansquelle langue trouver des mots assez vaporeux pour dire les secretsmignons de l’âme ?… de l’âme d’une jeune fille surtout etd’une jeune fille allemande ?

Les indifférents demandaient lequel, deRosenthal ou de Frédéric, céderait le premier ; les autresvalseurs, y compris Bastian, première Éponge de l’université deTubingue, avaient renoncé déjà depuis quelques minutes ;l’orchestre essoufflé peinait.

La galerie voyait bien que le jeune étudiantchangeait de visage ; mais chacun attribuait sa pâleur à lafatigue, et l’on blâmait le puéril orgueil qui le faisait silongtemps disputer la victoire. En réalité, Frédéric était à lafois vaincu et entraîné par une fièvre terrible. Autour de lui lesobjets tournoyaient, il ne voyait plus la salle que comme un grandéblouissement qui l’enveloppait d’un cercle lumineux. Il allait auhasard, suivant la route tracée par ce cercle, et ses jambes,fermes comme l’acier, trouvaient une agilité plus grande à mesureque le transport lui montait au cerveau.

– Si vous me connaissiez, monsieur lebaron, disait en ce moment Chérie à Rosenthal, vous comprendriezbien que vous avez été le jouet d’une mystification, et que je n’aipas pu vous écrire…

Ce n’était plus ici une coquinerie dudiplomate fort, c’était une petite infamie du simple inspecteurMuller. Aussi n’y retrouvons-nous point la belle finesse demonsieur le comte Spurzeim, qui unissait en lui seul l’adresse deTalleyrand à l’esprit de Voltaire, à l’astuce de monsieur deMetternich, et généralement à la rouerie de tous ces petits géniescassés, parcheminés, ridés, qui adorent le bon Dieu cornu de laphilosophie païenne et de la vieille diplomatie.

Il n’y avait pas besoin de tout cela pourfaire un faux, et il s’agissait d’un faux. Dans l’intérêt de sapolitique et de ses ardeurs amoureuses, pour mettre en présence,l’épée à la main, Frédéric et les étudiants d’une part, le baron deRosenthal de l’autre, Muller avait tout bonnement écrit ou faitécrire pour la reine Chérie. Cette lettre apocryphe pouvait servirde réponse au billet doux que le baron lui avait réellementdécoché. Cette lettre accordait un rendez-vous.

Et c’était pour cela que le baron, déguisé enchasseur de la forêt Noire, après avoir salué la reine Chérie surson estrade, avait dit à messieurs les étudiants qui leprovoquaient : – Ma soirée est prise à dater de huit heures etdemie.

Il faisait allusion au prétendu rendez-vousaccordé par la lettre de l’inspecteur Muller.

Quand une explication commence ainsi, entreune honnête femme et un galant homme, elle se termine d’ordinairepar un double et profond salut, puis tout est dit. Les demandes etles répliques, en ce cas, sont marquées d’avance. Mais uneexplication qui a lieu en valsant prend des allures spéciales, etune explication qui se prolonge peut arriver à un dénoûmentinattendu. Nous ne savons pas au juste ce que put dire le baron deRosenthal ; mais la reine Chérie, qui avait repoussé si loinet de si haut ses premières ouvertures, ne pria point son danseurde la reconduire à sa place. Elle parlementa, et Rosenthal, quiétait un don Juan de première force, regagna d’un bond tout letemps perdu.

À travers les bruits confus de la salle debal, un écho faible et lointain vint aux oreilles attentives deChérie : c’était l’horloge de Ramberg qui sonnait huitheures.

Ce fut comme un coup de baguette ; tousles étudiants disparurent à la fois. Les deux couples valseurss’arrêtèrent : Frédéric, étourdi et tout blême ;Rosenthal, aisé, gracieux, et n’ayant pas l’air plus fatigué qu’aupremier tour.

Frédéric resta un instant au milieu de lasalle, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse Lenor, puis ilchercha de l’œil tout alentour ; un voile était toujours sursa vue. On s’apercevait bien alors qu’il chancelait comme un hommequi va se trouver mal. Arnold et Rudolphe, qui étaient restés lesderniers dans la salle, s’approchèrent de lui, le soutinrent chacunpar un bras et l’entraînèrent vers l’une des portes, tandis qu’unmurmure de surprise courait le long de toutes les banquettes.

– Tu t’es trompé, Frédéric, lui ditArnold en passant le seuil, ton baron de Rosenthal ne viendra pasau rendez-vous.

Frédéric appuyait ses deux mains contre sapoitrine oppressée.

– Rosenthal ?… murmura-t-il, commes’il eût oublié ce nom.

Ses deux compagnons le regardèrent alors etreculèrent épouvantés.

– Rosenthal ?… dit encoreFrédéric.

Puis il ajouta au dedans de luimême :

– Ah ! oui… je me souviens !celui qui la tenait entre ses bras tout à l’heure !… Ilsétaient bien loin de moi, bien loin, mais je ne sais quel ventmystérieux m’apportait chacune de leurs paroles…

Il passa sa main sur son front baigné de sueurfroide et se releva tout droit.

– Qu’on aille chercher les épées !dit-il d’une voix éclatante ; si le baron ne vient pas à nous,nous irons au baron !

– Mais il vient de quitter la salle debal… dit Rudolphe. Je ne sais plus où le trouver maintenant.

– Moi, je le sais, prononça lentementFrédéric ; moi, je vous y conduirai… Qu’on aille chercher lesépées !

Au moment où huit heures sonnaient, au momentoù les deux couples valseurs s’arrêtaient en même temps, Rosenthals’était penché sur la main de Chérie, qui lui avait dit toutbas :

– Dans l’avenue d’érables qui descend àla vallée.

Et le baron avait quitté le bal. Quelquesminutes après, Chérie l’avait suivi.

Quand le grand air frappa le front de Chérie,elle eut comme un réveil ; elle s’arrêta, elle regarda audedans d’elle-même ; elle se dit, étonnée et pourtantheureuse :

– Mais tout cela c’est pour lui, monDieu !… Je me croyais sage, je me croyais ambitieuse… jepensais travailler, je pensais réfléchir, et je ne faisaisqu’aimer… Cet homme est fort, cet homme est brave, et Frédéric estsi jeune !…

C’était pour Frédéric, ce n’était que pourFrédéric ! Son cœur l’avait trompée. Elle s’était dévouée entâchant d’être égoïste… Ses beaux yeux souriants semouillèrent ; elle prit sa course vers l’allée desérables.

– L’heure est passée, murmura-t-elleencore. Soyez bénie, sainte Vierge. Peut-être que je l’ai sauvéd’un danger mortel !

Le baron marchait à quatre ou cinq cents pasau devant d’elle ; le baron était heureux comme un roi. Je nesais pas si le baron aimait Chérie bien profondément et biensincèrement ; mais si c’était un caprice, le baron, à cetteheure, prenait son caprice pour de la passion.

Elle était si merveilleusement belle, cetteChérie ! Le baron ne pensait plus à Lenor ; le baronavait surtout parfaitement oublié messieurs les étudiants et leurrendez-vous.

– Oui, de par Dieu ! se disait-il,s’il faut l’épouser, cette adorable enfant, je l’épouserai des deuxmains !… Mon cher oncle dira ce qu’il voudra ; audix-neuvième siècle où nous sommes, le mot mésalliance n’apas de sens… Et mon cher oncle serait assez mal venu à parler demésalliances… Sans les mésalliances, Rosenthal n’aurait pointd’oncle fait comme celui-là… Je suis amoureux, amoureux à en perdrela tête ! il me semble que j’ai encore là dans le cerveau labelle folie de mes vingt ans. De par Dieu ! si celle-là leveut, elle sera baronne de Rosenthal !

Il se reprit et poursuivit avec un sourireéquivoque.

– Après tout, si elle veut bien ne pasl’être, ce sera pour le mieux !… Le mariage est une chose biensérieuse pour un colonel de chasseurs… Enfin, au petitbonheur ! nous allons déployer dans cette campagne tout notretalent militaire !

Il allait à grands pas, gesticulant et pensanttout haut. La nuit était noire et sans lune. Tout à coup, Rosenthals’arrêta : il croyait voir, devant lui, dans les ténèbres,comme une rangée de fantômes.

– Qui va là ? demanda-t-il.

Personne ne répondit, et il pensa d’abord queses yeux, éblouis par les récentes clartés du bal, l’induisaient enerreur.

Mais dans l’ombre qui emplissait les bas côtésde l’allée, un mouvement confus et mystérieux se faisait.

Rosenthal voulut retourner en arrière. Ils’aperçut que cette longue rangée de fantômes s’était arrondie etformait le cercle autour de lui.

Au moment où il ouvrit la bouche pour faireune nouvelle question, car la crainte était chose inconnue aucolonel baron de Rosenthal, une lueur faible brilla en dehors ducercle, une torche s’alluma, découpant en silhouette les fantômesimmobiles. Puis d’autres torches, en grand nombre, prirent feu toutà coup et passèrent à l’intérieur du cercle.

Alors le baron de Rosenthal vit devant luiFrédéric, Arnold et Rudolphe, debout et appuyés sur leurs longuesépées nues.

Autour d’eux, les étudiants de Tubingue,immobiles et muets, portant sur l’épaule les glaives del’université, s’étendaient sur toute la largeur de l’allée etfermaient partout le passage.

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