Scène III
Chrysante,Doris
Chrysante
C’est trop désavouer une si belle flamme,
Qui n’a rien de honteux, rien de sujet aublâme :
Confesse-le, ma fille, Alcidon a toncœur ;
Ses rares qualités l’en ont renduvainqueur :
Ne vous entr’appeler que « mon âme et mavie »,
C’est montrer que tous deux vous n’avez qu’uneenvie,
Et que d’un même trait vos esprits sontblessés.
Doris
Madame, il n’en va pas ainsi que vouspensez.
Mon frère aime Alcidon, et sa prièreexpresse
M’oblige à lui répondre en termes demaîtresse.
Je me fais, comme lui, souvent toute defeux ;
Mais mon cœur se conserve, au point où je leveux,
Toujours libre, et qui garde une amitiésincère
À celui que voudra me prescrire une mère.
Chrysante
Oui, pourvu qu’Alcidon te soit ainsiprescrit.
Doris
Madame, pussiez-vous lire dans monesprit !
Vous verriez jusqu’où va ma pureobéissance.
Chrysante
Ne crains pas que je veuille user de mapuissance ;
Je croirais en produire un trop crueleffet,
Si je te séparais d’un amant si parfait.
Doris
Vous le connaissez mal ; son âme a deuxvisages,
Et ce dissimulé n’est qu’un conteur àgages.
Il a beau m’accabler de protestations,
Je démêle aisément toutes sesfictions ;
Il ne me prête rien que je ne luirenvoie :
Nous nous entre-payons d’une mêmemonnoie ;
Et malgré nos discours, mon vertueux désir
Attend toujours celui que vous voudrezchoisir :
Votre vouloir du mien absolument dispose.
Chrysante
L’épreuve en fera foi ; mais parlonsd’autre chose.
Nous vîmes hier au bal, entre autresnouveautés,
Tout plein d’honnêtes gens caresser lesbeautés.
Doris
Oui, madame : Alindor en voulait àCélie,
Lysandre à Célidée, Oronte à Rosélie.
Chrysante
Et, nommant celles-ci, tu caches finement
Qu’un certain t’entretint assezpaisiblement.
Doris
Ce visage inconnu qu’on appelaitFlorange ?
Chrysante
Lui-même.
Doris
Ah, Dieu ! que c’est un cajoleurétrange !
Ce fut paisiblement, de vrai, qu’ilm’entretint.
Soit que quelque raison en secret leretînt,
Soit que son bel esprit me jugeâtincapable
De lui pouvoir fournir un entretiensortable,
Il m’épargna si bien, que ses plus longspropos
À peine en plus d’une heure étaient de quatremots ;
Il me mena danser deux fois sans me riendire.
Chrysante
Mais ensuite ?
Doris
La suite est digne qu’on l’admire.
Mon baladin muet se retranche en un coin,
Pour faire mieux jouer la prunelle deloin ;
Après m’avoir de là longtemps considérée,
Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,
Il m’aborde en tremblant, avec cecompliment :
« Vous m’attirez à vous ainsi que faitl’aimant. »
(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot dumonde.)
Entendant ce haut style, aussitôt jeseconde,
Et réponds brusquement, sans beaucoupm’émouvoir :
« Vous êtes donc de fer, à ce que je puisvoir. »
Ce grand mot étouffa tout ce qu’il voulaitdire,
Et pour toute réplique il se mit àsourire.
Depuis il s’avisa de me serrer lesdoigts ;
Et retrouvant un peu l’usage de la voix,
Il prit un de mes gants : « La modeen est nouvelle,
Me dit-il, et jamais je n’en vis de sibelle ;
Vous portez sur la gorge un mouchoir fortcarré ;
Votre éventail me plaît d’être ainsibigarré ;
L’amour, je vous assure, est une bellechose ;
Vraiment vous aimez fort cette couleur derose ;
La ville est en hiver tout autre que leschamps ;
Les charges à présent n’ont que trop demarchands ;
On n’en peut approcher. »
Chrysante
Mais enfin que t’en semble ?
Doris
Je n’ai jamais connu d’homme qui luiressemble,
Ni qui mêle en discours tant dediversités.
Chrysante
Il est nouveau venu des universités,
Mais après tout fort riche, et que la mortd’un père,
Sans deux successions que de plus ilespère,
Comble de tant de biens, qu’il n’est filleaujourd’hui
Qui ne lui rie au nez, et n’ait dessein surlui.
Doris
Aussi me contez-vous de beaux traits devisage.
Chrysante
Eh bien ! avec ces traits est-il à tonusage ?
Doris
Je douterais plutôt si je serais au sien.
Chrysante
Je sais qu’assurément il te veut forcebien ;
Mais il te le faudrait, en fille plusaccorte,
Recevoir désormais un peu d’une autresorte.
Doris
Commandez seulement, madame, et mon devoir
Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.
Chrysante
Ma fille, te voilà telle que je souhaite.
Pour ne te rien celer, c’est chose qui vautfaite.
Géron, qui depuis peu fait ici tant detours,
Au desçu d’un chacun a traité cesamours ;
Et puisqu’à mes désirs je te vois résolue,
Je veux qu’avant deux jours l’affaire soitconclue.
Au regard d’Alcidon tu dois continuer,
Et de ton beau semblant ne rien diminuer.
Il faut jouer au fin contre un esprit sidouble.
Doris
Mon frère en sa faveur vous donnera dutrouble.
Chrysante
Il n’est pas si mauvais que l’on n’en vienne àbout.
Doris
Madame, avisez-y, je vous remets le tout.
Chrysante
Rentre ; voici Géron, de qui laconférence
Doit rompre, ou nous donner une entièreassurance.