Scène V
Philiste,Clarice
Philiste
Le bonheur aujourd’hui conduisait vosvisites,
Et semblait rendre hommage à vos raresmérites,
Vous avez rencontré tout ce que vouscherchiez.
Clarice
Oui ; mais n’estimez pas qu’ainsi vousm’empêchiez
De vous dire, à présent que nous faisonsretraite,
Combien de chez Daphnis je sors malsatisfaite.
Philiste
Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,
Du moins en apparence, à vous bienrecevoir.
Clarice
Ne pensez pas aussi que je me plaigned’elle.
Philiste
Sa compagnie était, ce me semble, assezbelle.
Clarice
Que trop belle à mon goût, et, que je pense,au tien !
Deux filles possédaient seules tonentretien ;
Et leur orgueil, enflé par cettepréférence,
De ce qu’elles valaient tirait pleineassurance.
Philiste
Ce reproche obligeant me laisse toutsurpris :
Avec tant de beautés, et tant de bonsesprits,
Je ne valus jamais qu’on me trouvât àdire.
Clarice
Avec ces bons esprits je n’étais qu’enmartyre ;
Leur discours m’assassine, et n’a qu’uncertain jeu
Qui m’étourdit beaucoup, et qui me plaît fortpeu.
Philiste
Celui que nous tenions me plaisait àmerveilles.
Clarice
Tes yeux s’y plaisaient bien autant que tesoreilles.
Philiste
Je ne le puis nier, puisqu’en parlant devous,
Sur les vôtres mes yeux se portaient à touscoups,
Et s’en allaient chercher sur un si beauvisage
Mille et mille raisons d’un éternelhommage.
Clarice
Ô la subtile ruse ! et l’excellentdétour !
Sans doute une des deux te donne del’amour ;
Mais tu le veux cacher.
Philiste
Que dites-vous, madame ?
Un de ces deux objets captiverait monâme !
Jugez-en mieux, de grâce ; et croyez quemon cœur
Choisirait pour se rendre un plus puissantvainqueur.
Clarice
Tu tranches du fâcheux. Bélinde etChrysolite
Manquent donc, à ton gré, d’attraits et demérite,
Elles dont les beautés captivent milleamants ?
Philiste
Tout autre trouverait leurs visagescharmants,
Et j’en ferais état, si le ciel m’eût faitnaître
D’un malheur assez grand pour ne vous pasconnaître ;
Mais l’honneur de vous voir, que vous mepermettez,
Fait que je n’y remarque aucunesraretés ;
Et plein de votre idée, il ne m’est paspossible
Ni d’admirer ailleurs, ni d’être ailleurssensible.
Clarice
On ne m’éblouit pas à force deflatter :
Revenons au propos que tu veux éviter.
Je veux savoir des deux laquelle est tamaîtresse,
Ne dissimule plus, Philiste, et meconfesse…
Philiste
Que Chrysolite et l’autre, égales toutesdeux,
N’ont rien d’assez puissant pour attirer mesvœux.
Si, blessé des regards de quelque beauvisage,
Mon cœur de sa franchise avait perdul’usage…
Clarice
Tu serais assez fin pour bien cacher tonjeu.
Philiste
C’est ce qui ne se peut : l’amour esttout de feu,
Il éclaire en brûlant, et se trahitsoi-même.
Un esprit amoureux, absent de ce qu’ilaime,
Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu’ilest ;
Toujours morne, rêveur, triste tout luidéplaît ;
À tout autre propos qu’à celui de saflamme,
Le silence à la bouche, et le chagrin enl’âme,
Son œil semble à regret nous donner sesregards,
Et les jette à la fois souvent de toutesparts,
Qu’ainsi sa fonction confuse ou mal guidée
Se ramène en soi-même, et ne voit qu’uneidée ;
Mais auprès de l’objet qui possède soncœur,
Ses esprits ranimés reprennent leurvigueur :
Gai, complaisant, actif…
Clarice
Enfin que veux-tu dire ?
Philiste
Que par ces actions que je viens dedécrire,
Vous, de qui j’ai l’honneur chaque jourd’approcher,
Jugiez pour quel objet l’amour m’a sutoucher.
Clarice
Pour faire un jugement d’une telleimportance,
Il faudrait plus de temps. Adieu ; lanuit s’avance.
Te verra-t-on demain ?
Philiste
Madame, en doutez-vous ?
Jamais commandements ne me furent sidoux ;
Loin de vous, je n’ai rien qu’avec plaisir jevoie,
Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à majoie :
Un chagrin invincible accable tous messens.
Clarice
Si, comme tu le dis, dans le cœur desabsents
C’est l’amour qui fait naître une telletristesse,
Ce compliment n’est bon qu’auprès d’unemaîtresse.
Philiste
Souffrez-le d’un respect qui produit chaquejour
Pour un sujet si haut les effets del’amour.