Dix-septième épisode – UN DRAMED’AMOUR
CHAPITRE PREMIER – UNE RENCONTREINATTENDUE
Par suite d’une avarie à ses machines, lesteamer transatlantique l’Olympia avait été forcé des’arrêter pendant quelques jours en rade de Madère.
Les passagers qui, partis de New York serendaient presque tous en France et en Angleterre – carl’Olympia qui appartenait à une grande compagnie anglaise,devait faire escale au Havre avant d’arriver à Londres –profitèrent de cette occasion, pour admirer les merveilleuxpaysages de ces îles, que les anciens avaient appelées les îlesFortunées.
Parmi ces passagers, deux d’entre eux, quioccupaient des cabines de première classe, n’avaient pas été desderniers à profiter de cette permission.
L’un était l’ingénieur Lyx Hardan, unGermano-Américain, qui traitait, paraît-il, de grosses affaires demines, et l’autre son secrétaire et fondé de pouvoir,Mr Brooks, un Anglais.
L’ingénieur offrait cette physionomie un peudure, ce parler bref, et ces façons sèches et tranchantes, quefinissent par prendre la plupart des hommes d’affaires, endurcis etbronzés par l’égoïsme, dans les grandes batailles de l’or.
C’était un gros homme, d’aspect peusympathique, fort et trapu, la mâchoire lourde, et les poingsénormes.
Sa face carrée, ombragée de cheveux roux,exprimait la brutalité, et ses petits yeux, aux sourcils pâles,reflétaient la ruse. Il pouvait avoir une cinquantained’années.
Son secrétaire, âgé de dix ans de moins,semblait plus aimable.
À l’aisance de ses manières, à la correctiontoujours impeccable de sa tenue, il était facile de reconnaître ungentleman d’une excellente éducation.
On n’eût pu en dire autant de l’ingénieur, quisemblait prendre à tâche de se montrer aussi maussade, aussirenfrogné, et aussi désagréable que possible.
La veille du jour où l’Olympia devaitlever l’ancre, Mr Lyx Hardan et son secrétaire, après avoirfait un excellent déjeuner à l’Hôtel d’Espagne, résolurentd’employer le reste de l’après-midi à une excursion dans lacampagne.
L’atmosphère était d’une idéale douceur ;la brise de la mer soufflait juste assez fort pour rendre lachaleur supportable, et, dès qu’ils furent arrivés à une certainedistance de la ville, les deux promeneurs se trouvèrent abrités dusoleil sous l’ombrage de grands arbres, que la hache ne semblaitjamais avoir touchés.
De loin en loin, ils rencontraient de blanchesvillas, enfouies sous la verdure des platanes, des eucalyptus etdes palmiers.
Puis c’étaient des champs d’orangers et decitronniers, aux troncs énormes, dont les fruits et les fleursembaumaient l’air.
En présence de ce paysage enchanté, où letravail, la pauvreté et la misère humaine ne semblaient pas avoirde place, un Français se fût souvenu de la phrase deFlaubert : « L’air est si doux qu’il empêche demourir. »
L’ingénieur et son secrétaire venaientd’entrer sous le couvert d’un petit bois que traversaient desruisseaux, bordés d’iris et de jacinthes.
Des dragonniers, trapus et hissés sur leursmultiples racines, se mélangeaient aux fougères géantes, auxbruyères hautes de douze à quinze mètres, aux ilex, aux cocotierset aux bananiers, chargés de pesants régimes couleur d’or.
– Ici, murmura tout à coup l’ingénieur,comme s’il se fût parlé à lui-même, on se croirait en Océanie.
« Je connais dans des îles du Pacifique,des coins de forêt qui ressemblent tout à fait à ceux-ci.
Mr Brooks, qui paraissait avoir beaucoupde respect et même une certaine crainte pour son directeur, nereleva pas cette réflexion.
Tous deux continuèrent à marcher sous lesfraîches voûtes de feuillage, mettant en fuite sous leurs pas, degros lézards verts ou des papillons éclatants.
Ils avaient atteint un endroit, où le sentierbarré de lianes, bordé de plantes épineuses, devenait presqueimpraticable, lorsque, dans un buisson, s’entendit un bruit debranches cassées, comme si un animal de forte taille se fût enfuidans le sous-bois.
Du même geste rapide, l’ingénieur et sonsecrétaire avaient mis le revolver au poing, et ils écoutaient avecattention.
Une minute s’écoula.
La forêt était redevenue silencieuse.
Ils continuèrent leur chemin, mais ils avaientla sensation inquiétante d’être épiés et d’être suivis, et de loinen loin, tantôt à droite, tantôt à gauche du sentier, parfois même,leur semblait-il, au sommet des arbres, des craquements, des bruitsde feuillage froissé, leur décelaient une présence invisible.
Ils marchèrent pendant une demi-heure encore,et peu à peu, leur appréhension se dissipa.
Les bruits qu’ils avaient entendus nepouvaient évidemment être causés que par quelque bête sauvage.
L’ingénieur commençait à ressentir unecertaine fatigue.
Bien que vêtu de coutil blanc, et coiffé d’unléger panama, il suait à grosses gouttes.
Ils venaient d’arriver au pied d’un mur derocher, dans lequel s’ouvrait une sorte de caverne, d’où sortait,en bouillonnant, un limpide ruisseau.
– Nous allons nous reposer ici, pendantquelque temps, déclara l’ingénieur. Puis nous reviendronstranquillement à Madère.
Ils se glissèrent en baissant la tête par uneentrée assez étroite, et se trouvèrent bientôt dans une grottespacieuse, qu’une ouverture pratiquée au point le plus élevé de lavoûte, éclairait d’une manière fantastique, ne laissant pénétrerdans les ténèbres qu’un mince pinceau de lumière. On eût cru setrouver sous les arcades d’une église gothique.
Des formes indécises, qui ressemblaient à desstatues drapées de longs voiles, ou à des monstres chimériques,ajoutaient encore à l’illusion.
– Reposons-nous là, le temps de fumer uncigare, proposa Lyx Hardan, et il se laissa tomber avec une réellesatisfaction sur une banquette de mousse, épaisse et verdoyante,qui avait poussé en bordure du ruisseau.
« On est vraiment bien ici, ajouta-t-il,après un instant.
Il tira d’une boîte d’or un havane, qu’il fitcraquer pour s’assurer qu’il était bien sec, l’alluma avec un soinméticuleux, puis en offrit un autre à Mr Brooks.
La fumée aromatique commença à s’élever enlongues spirales bleues vers la cheminée, située au sommet de lavoûte, et toute la grotte se remplit d’un pénétrant parfum.
L’ingénieur et son secrétaire, perdus dansleurs pensées, gardaient un profond silence, et savouraient cetteheure exquise.
Tout à coup, un bruit sourd se produisit àl’entrée de la grotte, comme si la muraille de rocher se fûtéboulée et, en même temps, l’ouverture qui leur avait servi deporte, disparut.
L’ingénieur s’était levé, très ému.
– Nous sommes pris au piège,grommela-t-il.
« Aussi quelle idée stupide ai-je eued’entrer là ?
– Je crois à un simple accident, déclaraMr Brooks, avec beaucoup de sang-froid.
– Ce n’est pas un accident, ditMr Hardan, d’un ton péremptoire.
« Il ne faut pas songer à grimperjusqu’au trou qui sert de fenêtre à cette tanière.
– Je vais toujours voir si l’entrée estsérieusement obstruée.
– Je suis sûr que tous nos efforts poursortir seront inutiles.
– Qui vous fait croire cela ?
– L’auteur de l’éboulement ne peut êtreque l’homme qui nous suivait à travers bois et que nous avonssottement pris pour une bête sauvage.
La discussion se poursuivait sur un tond’aigreur, quand une face grimaçante apparut dans l’ouverture, quiservait à la fois de fenêtre et de cheminée à la grotte ; enmême temps, un rire strident se fit entendre, longuement répercutépar l’écho des voûtes.
– Il me semble que je connais ce rire-là,murmura Mr Brooks.
« Ah ! si je tenais celui qui semoque de notre ridicule situation !
– Elle est plus tragique encore queridicule, répliqua gravement l’ingénieur. Car, si le gredin quinous a faits prisonniers, et qui présentement s’amuse à nos dépenss’avisait de boucher l’unique trou par où il nous arrive un peud’air et de lumière, nous serions littéralement ensevelisvivants.
– Pourvu, murmura Mr Brooks, que cene soit pas là un traquenard dans lequel nous ait attirés ToddMarvel.
– J’y pensais…
Il y eut un silence, pendant lequel leurennemi inconnu continua à faire retentir la caverne de son riredésagréable.
Puis les deux captifs virent descendre du hautde la voûte, à l’aide d’une longue ficelle, une petite corbeillefaite de branches entrelacées.
– Gentlemen, cria alors une voix, dontl’accent fit tressaillir les deux captifs, vous êtes en monpouvoir.
« Je vous invite à déposer le plus vitepossible, dans cette corbeille, tous les objets de valeur dont vousêtes porteurs.
« Je vous préviens, que si dans cinqminutes vous ne vous êtes pas exécutés, je bouche lesoupirail !
Mr Lyx Hardan écumait de rage.
– Tu te figures que je vaist’obéir ? s’écria-t-il, comme si je ne savais pas, qu’une foisque j’aurai donné mon argent, tu t’empresseras d’obstruer lesoupirail. Mais tu n’auras rien ! tu entends, vilcoquin ?
– À votre aise, répondit flegmatiquementla voix d’en haut.
« Je vous accorde cinq minutes deréflexion et en même temps, je vais vous donner un aperçu de votresituation.
Instantanément, l’obscurité la plus profondes’était faite dans la caverne.
C’était comme si une douche de ténèbres fûttout à coup tombée sur la colère de Lyx Hardan.
– C’est stupide ! bégaya-t-ilmélancoliquement, nous sommes à la merci de ce drôle, qui une foisnanti de nos valeurs, se gardera bien de nous délivrer !
« Je sais ce que je ferais, si j’étais àsa place !
– Et le steamer qui lève l’ancre demain,au petit jour ; nous serons morts avant qu’on ait l’idée de semettre à notre recherche !…
– Si nous essayions de désobstruerl’entrée ?
– Tout à l’heure vous disiez que c’étaitinutile !
– Oui, mais maintenant !…
La discussion fut brusquementinterrompue ; le soupirail venait de s’ouvrir de nouveau, etil semblait aux deux prisonniers, qu’une bouffée d’air pur arrivaità leurs poumons, avec le rayon de soleil qui s’enfonçait comme uneflèche dans l’épaisseur des ombres.
– Vous avez réfléchi ? demanda lavoix d’en haut, d’un air goguenard.
Mr Brooks venait de se lever, en proie àune émotion extraordinaire.
– Je savais bien que j’avais déjà entenducette voix, s’écria-t-il, c’est celle de Petit Dadd !
« Mon vieux Dadd, reconnais tesamis !
« Nous sommes victimes d’une épouvantableméprise !
« Le docteur Klaus Kristian est là, tuveux donc ensevelir vivant ton vieux maître et ami ?
Mais, soit que les échos de la cavernerendissent la voix méconnaissable, soit par une malice de Dadd,celui-ci parut ne tenir aucun compte de cette adjuration.
– C’est facile de dire « mon vieuxDadd », répliqua-t-il, et de se donner pour un de mes amis,mais tout le monde, depuis un mois, connaît mon nom et monsignalement dans l’île.
« Personne n’ignore que je suis l’ami dudocteur !
« Je ne me laisse pas prendre à une ruseaussi grossière.
« Donnez d’abord vos bank-notes ; sivous êtes vraiment des amis, ça se connaîtra plus tard.
« Si vous ne voulez pas les« lâcher » je vais boucler le ventilateur !
L’ingénieur, aussi bien que son secrétaire,était atterré.
Ainsi, Dadd refusait de les reconnaître ;ils se demandaient avec angoisse s’il n’avait pas formé le projetde se débarrasser d’eux.
Cette seule idée leur faisait froid dans ledos.
– Mon vieux Dadd, cria encore le prétenduBrooks, avec l’énergie du désespoir.
« Tu renies donc Toby, ton dévouécamarade ?
« Veux-tu que je te raconte des chosesque nous sommes tous les deux seuls à savoir ?
« Veux-tu que je dépose un échantillon demon écriture dans la corbeille ?
Un vaste éclat de rire répondit à cetteéloquente apostrophe.
– Ah ! c’est toi, mon braveToby ! cria Dadd. Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué cela plustôt ?
Soit qu’il eût réellement fini d’identifier lavoix de son compagnon d’aventures, soit qu’il jugeât que laplaisanterie avait assez duré, le jeune bandit, que cette histoiresemblait amuser fort, se montra aussi complaisant, qu’il s’étaitmontré terrible, quelques minutes auparavant.
– Un petit moment de patience, cria-t-il,je vais vous ouvrir la porte, si on peut appeler cela uneporte.
Très peu de temps après, en effet, les deuxprisonniers virent disparaître l’obstacle qui les séparait de laliberté.
Une fois sortis de la caverne, ils admirèrentl’ingéniosité de Dadd.
La manière dont il avait compris la fermeturede l’entrée, lui valut les éloges de Toby.
Il s’était simplement servi d’une grandepierre plate, assez facile à remuer, et que maintenait un pieu,fiché dans un trou, creusé d’avance.
– Et moi, dit Toby, qui me croyaisenterré derrière un gros bloc de rocher.
– J’ai fait assez de bruit, pour vousfaire croire à un éboulement sérieux.
« Sais-tu que ce piège m’a donné beaucoupde mal à installer ? mais je savais bien, qu’un jour oul’autre un des riches passagers des navires qui font escale àMadère finirait par y tomber.
– Et si nous avions donné notreargent ? demanda le docteur Klaus Kristian, tu aurais referméle soupirail ?
– Parbleu ! il me semble que c’étaittout indiqué.
« Vous pouvez dire que vous avez eu de laveine !
Petit Dadd était peut-être la seule personneau monde qui eût le pouvoir d’amuser et d’intéresser le sinistredocteur.
– Je n’ai pas le courage de t’en vouloir,fit-il avec un sourire indulgent.
« Seulement, une autre fois, fais un peuplus attention à ceux auxquels tu t’adresses !
– Bah ! vous ne couriez pas grandrisque, répondit Dadd avec effronterie ; sitôt en possessionde vos papiers, j’aurais eu vite fait de reconnaître lequiproquo.
Dadd avait retiré de dessous les haillons,dont il était vêtu, un paquet enveloppé de papier gris, etsolidement ficelé.
– Vous allez voir, déclara-t-il avec unecertaine fierté, que je n’ai pas oublié la mission dont vousm’aviez chargé.
« Voici les documents que j’ai pu enleverà Todd Marvel.
Le docteur ouvrit fiévreusement le paquet etexamina d’un rapide coup d’œil, les papiers qu’il renfermait.
D’abord, il fronça le sourcil d’un airmécontent, puis sa physionomie se dérida.
– Ce n’est pas précisément ce que jevoulais, murmura-t-il, mais, cela est très important quand même,pour moi.
« Je sais maintenant, que nos ennemisn’ont rien trouvé, ou presque rien, et en sont toujours à peu prèsau même point de leur enquête…
Puis s’interrompant brusquement :
– Mais comment, diable, te trouves-tuici ? Et dans quel état !
Le docteur regardait avec étonnement lesguenilles dont Dadd était vêtu.
Dans sa fuite à travers les bois, son completde bon faiseur s’était déchiré aux épines des halliers ; lescailloux aigus de la route avaient eu promptement raison de sesbottines, et de son pantalon, il ne restait que quelques lambeaux àpeine suffisants pour sauvegarder la pudeur.
De son élégance d’antan, il ne subsistait queson monocle et sa chemise, qui par extraordinaire, étaitblanche.
– Cela vous étonne, expliqua-t-il, maisdepuis un mois que je vis à la belle étoile, sans oser m’approcherdes maisons, je fais ma lessive moi-même.
« Je lave ma chemise dans les ruisseauxet je la sèche au soleil.
– Il faut aviser au plus pressé, déclarale docteur, quand Dadd eut terminé le récit de ses aventures.
« D’abord, Toby va courir jusqu’à laville, d’où il rapportera des vivres et des vêtements de rechange,et cette nuit, nous trouverons moyen de faire embarquer ce mauvaisdrôle à bord de l’Olympia.
– C’est que, fit Dadd, cela ne me paraîtpas commode, et je ne tiens pas à être rencontré en ville, où uneprime considérable est offerte à ceux qui me captureront.
– Rassure-toi, j’ai un plan excellent. Unpeu après minuit, tu gagneras l’Olympia à la nage, etpendant que Toby occupera l’attention des hommes de quart, tu tehisseras sur le pont et je te cacherai dans ma cabine.
« Après, nous verrons !
Pendant que le docteur et son fidèle séidecombinaient ensemble les détails de ce projet, Toby était partipour Madère. Il en revint, une heure après, chargé de paquets et deprovisions.
Le reste du plan fut exécuté de point enpoint, et le lendemain, quand l’Olympia sortit de la rade,Dadd ronflait, confortablement étendu sur une des couchettes de lacabine qu’occupaient ensemble Lyx Hardan et son secrétaireMr Brooks.