L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

Dix-huitième épisode – MEURTRE OU DUEL ÀMORT ?

CHAPITRE PREMIER – UNE CONSULTATION

Quoique encore jeune, MeMontrousseau était arrivé à une situation qu’atteignent rarementses confrères du barreau de Paris. Il gagnait chaque année de centà cent cinquante mille francs, et, très honnête, trèsconsciencieux, il était universellement respecté. On ne luiconnaissait pas d’ennemis.

Il occupait, au premier étage d’un superbeimmeuble du boulevard Haussmann, un appartement meublé avec un luxesévère.

Son seul cabinet de travail comprenait troisgrandes pièces, où plusieurs jeunes et charmantes dactylographes etdeux secrétaires à la mine grave s’absorbaient dans un labeurincessant.

Le cabinet proprement dit, celui oùMe Montrousseau recevait ses clients – et il ne recevaitque ceux qui en valaient la peine, abandonnant le menu fretin à sessecrétaires –, était encombré de tableaux, de bronzes précieux,d’objets d’art de tout genre, dont un certain nombre était dû à lagratitude des clients qu’il avait arrachés à la prison, ou même àl’échafaud, ou dont il avait sauvé la fortune.

Presque entièrement chauve, légèrement obèse,comme tous les travailleurs sédentaires, Me Montrousseaumontrait un visage au teint blême, aux rides nombreuses, quiportait la trace du labeur acharné auquel il devait son succès.

Ses yeux rougis par les veilles, et protégéspar de vastes lunettes à monture d’écaille, offraient ce regardterne et sans chaleur, qui caractérise, dit-on, les gens habitués àréfléchir longtemps avant d’agir.

Ses lèvres pendantes et décolorées exprimaientune immense satiété, et dans le calme et la lenteur de ses moindresgestes, on eût deviné l’état d’esprit d’un homme qui n’espère plusêtre étonné de quoi que ce soit, et qu’il n’est guère possibled’émouvoir.

L’avocat était honnête, indulgent et bon,autant par tempérament que parce qu’il avait reconnu de bonne heureque la probité et l’indulgence sont pour arriver la plus sûre deshabiletés.

Ce matin-là, avant de se rendre au palais dejustice où il devait plaider, pour une grande compagnied’assurances, il s’était plongé dans l’examen d’un énorme dossier,en recommandant qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte.

Il fut donc à la fois surpris et mécontentquand un de ses secrétaires, un avocat stagiaire, nomméMe Lambert, pénétra en coup de vent dans son cabinet, enbrandissant une carte de visite.

– Je vous avais prié de ne pas medéranger, dit le maître du barreau avec une certaine aigreur.

– C’est que, balbutia le jeune homme, ils’agit d’un visiteur tout à fait exceptionnel, et j’ai cru de mondevoir…

Me Montrousseau jeta un coup d’œilsur la carte que Me Lambert venait de déposer sur lebureau, et lut :

TODD MARVEL

CinquièmeAvenue

New York

– Fichtre ! s’écria l’avocat, en selevant avec une animation tout à fait surprenante de sa part, vousavez parfaitement bien fait de me prévenir !

Et il ajouta avec une gesticulationmouvementée, due à l’habitude du prétoire :

– Vous ferez entrer ce monsieur sans lefaire attendre, et aussitôt après, vous irez au palais. Vous verrezle greffier et l’huissier audiencier, et vous leur direz que jesuis souffrant et que je demande une remise à huitaine pourl’affaire que j’ai à plaider.

– Mais que pensera-t-on à laCompagnie ? demanda timidement le stagiaire.

– Cela m’est parfaitement égal ! LaCompagnie attendra.

« Ce n’est pas tous les jours qu’on a lachance d’avoir un milliardaire pour client.

– Un milliardaire ? murmura le jeuneavocat d’un ton d’admiration et de déférence.

– C’est comme je vous le dis. Allez,Me Lambert, et ne perdez pas de temps !

La minute d’après, Todd Marvel et Floridorétaient introduits dans le cabinet de travail, et d’un geste pleinde dignité, mais que tempérait un affable sourire, MeMontrousseau leur désignait ses deux meilleurs fauteuils.

Avec la netteté et la brièveté habituelles àses compatriotes, Todd Marvel expliqua en quelques mots, le but desa visite : Il avait appris que Me Montrousseauétait l’avocat de Mlle Simone Garsonnet,injustement accusée d’avoir assassiné son oncle ; ils’intéressait à cette jeune fille, qu’il savait innocente, etferait tous les sacrifices de temps et d’argent qui seraientnécessaires, pour découvrir le meurtrier.

L’avocat secoua la tête.

– Je ne voudrais pas vous décourager,murmura-t-il, mais je dois vous parler avec sincérité. Nousn’avons, pour ainsi dire, aucune chance de succès.

– Vous ne croyez pas à l’innocence de maprotégée ?

– Eh bien, non ! Les preuvesrecueillies par l’instruction sont écrasantes. Si par hasard ellen’était pas coupable, il faudrait croire à un enchaînement defatalités invraisemblables. Puis l’attitude même de la prévenuevient confirmer toutes les conclusions du juge d’instruction.

– Elle a donc avoué ?

– Non, pas précisément, mais c’est toutcomme. Elle ne trouve rien à répondre, aux pressantes questions quilui sont faites. Enfin, elle se défend en racontant des histoiresabsurdes, des choses qui n’ont pas le sens commun.

– Pourriez-vous me mettre au courant del’affaire ?

– Très volontiers, mais je suis persuadéque quand vous aurez feuilleté le dossier, vous partagerezentièrement ma manière de voir.

– Je vous écoute.

– La victime, M. Baudreuil, était unancien colonial. Il avait passé la plus grande partie de sa vie auCongo Belge, où il faisait le commerce de l’ivoire, de la cire, despeaux, et du caoutchouc, très rémunérateur à l’époque où il s’ylivrait.

« Il avait amassé une fortune que l’on aévaluée à plus d’un million et dont il ne reste, pour ainsi dire,plus trace ; très défiant et très avare, M. Baudreuil nerecevait personne et vivait d’une façon très modeste dans unepropriété qu’il avait acquise dans la banlieue parisienne àChâtenay. Il n’avait pas d’autre domestique qu’une vieille bonne àmoitié sourde, et il n’allait guère à Paris qu’une fois ou deux parsemaine.

– En somme, c’était un original,interrompit Todd Marvel.

– Vous pourriez dire un vrai maniaque.D’un caractère très bourru, il était en mauvais termes avec tousses voisins et il ne parlait jamais de ses affaires à personne. Onne lui connaissait pas de famille, sauf son beau-frèreM. Garsonnet, avec lequel il était brouillé depuis denombreuses années.

« Cependant, il continuait à recevoirfréquemment la visite de la fille de ce dernier, pour laquelle ilavait une réelle affection. Il avait fait un testament en safaveur, et Mlle Simone – le seul être au mondeenvers lequel le vieillard montrât quelque amabilité – allaitsouvent passer chez son oncle de Châtenay, des périodes de tempsqui variaient d’une semaine à un mois.

« C’est au cours d’un de ces séjours quele crime fut commis.

« Un matin, Dorothée, la vieille bonne deM. Baudreuil, trouva son maître mort dans son lit ; lecoffre-fort était ouvert et vide, et Simone Garsonnet avait pris lafuite pendant la nuit.

« Le médecin, appelé pour constater ledécès, conclut à un empoisonnement, par l’acide cyanhydrique.Précisément, deux jours avant le crime, l’inculpée avait acheté,sous prétexte de photographie, un flacon de cette substancetoxique.

« Le flacon fut retrouvé dans sachambre ; c’était là une preuve presque flagrante.Mlle Garsonnet, qui s’était retirée chez son père,à Ville-d’Avray, fut mise en état d’arrestation.

Todd Marvel réfléchissait.

– Si Mademoiselle Simone étaitl’héritière de son oncle, objecta-t-il, elle n’avait aucun intérêtà l’assassiner et à le voler.

– Peut-être trouvait-elle qu’il vivaittrop longtemps ? D’ailleurs, on a retrouvé le testamentintact.

– C’est singulier !

– Tout est bizarre dans cette affaire,surtout l’attitude de la prévenue, qui ne peut, ou ne veut fourniraucune explication.

« Croiriez-vous qu’à moi-même, sonavocat, reprit MeMontrousseau, en s’échauffant, elle n’avoulu donner aucun renseignement capable de m’aider dans matâche ? Elle n’a répondu à mes questions que par des phrasesinsignifiantes et vagues.

« On dirait qu’elle est presque résignéeà se laisser condamner. Avouez que tout cela ne milite guère enfaveur de son innocence.

Todd Marvel demeura silencieux une longueminute.

– Pour mon compte, dit-il enfin, je suisde moins en moins convaincu de la culpabilité deMlle Simone.

– Les faits sont là, pourtant, répliqual’avocat avec surprise.

– Permettez-moi de vous poser quelquesquestions. Savez-vous quelles étaient les personnes quifréquentaient chez M. Baudreuil ?

– Je vais vous dire leurs noms, réponditMe Montrousseau en prenant une note dans le dossier.Mais je crois bien que cela ne vous avancera pas à grand-chose.D’ailleurs, je vous ai dit que la victime ne voyait à peu prèspersonne.

« À part le jardinier, quelquesfournisseurs, elle ne recevait que le notaire et le banquier quis’occupaient de ses affaires. Je ne crois pas que ce soit de cecôté qu’il faille chercher une piste sérieuse.

– Permettez-moi de prendre les noms dubanquier et du notaire.

– Le notaire est Me Bardinet,rue Royale à Paris, le banquier, M. Brysgaloff, rue duQuatre-Septembre, tous deux honorablement connus.

– Pouvez-vous me donner quelquesrenseignements sur Mlle Simone ?

L’avocat tira du dossier unportrait-carte.

– Voici une de ses dernièresphotographies, dit-il, jamais on ne soupçonnerait que cette jeunefille à l’air modeste, à la mine timide, et un peu insignifiante, apu commettre un pareil crime ; mais vous savez qu’il ne fautpas se fier aux apparences.

« Jusqu’alors, la conduite de l’accuséeavait été exemplaire. Laborieuse, instruite, réservée et même unpeu taciturne, elle réalisait le type de la véritable femmed’intérieur. Couturière habile, elle confectionnait elle-même sestoilettes et ses chapeaux et était excellente cuisinière. Ellen’allait que très rarement au théâtre ou au cinéma et toujours encompagnie de son père ou de son oncle.

Todd Marvel ne put s’empêcher de sourire.

– Le portrait que vous venez de metracer, cher maître, est celui d’une ménagère accomplie et non pasd’une criminelle.

– Je dis ce que je sais, impartialement,répliqua MeMontrousseau un peu piqué. Puis, ces naturespaisibles et silencieuses cachent souvent un fonds effrayant desournoiserie et de perversité.

Le milliardaire contempla quelque temps ensilence la photographie. C’était celle d’une jeune fille d’unevingtaine d’années à la physionomie timide et souriante, et commel’avait fort bien dit l’avocat « insignifiante » etplutôt craintive. Ses cheveux blonds étaient modestement peignés« à la vierge ». Son visage très régulier avait uneexpression paisible, reposée et loyale, qui ne concordait guèreavec la terrible accusation qui pesait sur elle.

– On ne me persuadera jamais que cetteenfant a commis un meurtre, murmura le milliardaire.

– Je le souhaite, repartit l’avocat avecaigreur, croyez que je le souhaite de tout mon cœur !Malheureusement les preuves sont là !… Tout ce que je puisvous promettre – comme je l’ai déjà promis au père de cettemalheureuse – c’est de faire l’impossible pour obtenir descirconstances atténuantes.

– Je pense que nous n’aurons pas besoinde cela, déclara Todd Marvel, avec une assurance et un sang-froidqui stupéfièrent MeMontrousseau.

Le milliardaire s’était levé et avait tiré desa poche une large enveloppe, qu’il déposa sur le bureau.

– Mon cher maître, fit-il, voici quelquessubsides, à titre de provision, n’épargnez pas l’argent pourarriver à la découverte de la vérité. Quand cette somme seradépensée, n’hésitez pas à faire appel à ma caisse.

« Je vous recommande seulement de nefaire connaître à personne, ni ma présence à Paris, ni monintervention dans cette affaire.

– Où vous écrirai-je ?

– À M. Joë Johnson, àVille-d’Avray.

« De mon côté, je vais commencer monenquête personnelle.

– Vous ? s’écria l’avocatstupéfait.

– Moi-même ; ne savez-vous pas qu’enAmérique, on m’appelle le détective milliardaire ?

– J’ignorais que vous agissiez parvous-même. Au moins, permettez-moi de mettre, à votre disposition,quelques habiles policiers.

– Je vous suis reconnaissant de cetteoffre, mais je n’ai besoin de personne. Je fais tout par moi-même,avec la collaboration de mon fidèle secrétaire Floridor.

Todd Marvel prit congé, laissant MeMontrousseau très surpris, et un peu ébranlé dans sa croyance à laculpabilité de Simone.

Sitôt qu’il se trouva seul, l’avocat se hâtad’ouvrir l’enveloppe qui venait de lui être remise.

Elle contenait cent billets de millefrancs.

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