CHAPITRE II – DOROTHÉE
Todd Marvel, qui n’était accompagné cematin-là que de son chauffeur noir, le fidèle Peter David, quiconduisait une petite auto de promenade, avait traversé à uneallure modérée la riante campagne qui s’étend entre Sceaux etChâtenay.
Le milliardaire contemplait avec un véritableravissement ce paysage fleuri comme une estampe japonaise, où lespêchers aux corolles d’un rose éclatant, se mélangeaientharmonieusement aux pruniers et aux poiriers, parés d’un blanc pur,aux pommiers dont les pétales délicats font penser à de la neigequi serait un peu rose. Les avenues de vieux ormes, les longueslignes de peupliers d’un vert tendre qui caractérisent les paysagesde l’Île-de-France, séparaient les unes des autres de florissantescultures.
En certains endroits il y avait desplantations de lauriers, d’ifs, de camélias et de rhododendrons quidonnaient au site quelque chose de la noblesse des paysages de laGrèce antique, tels que nous les voyons à travers l’imagination despoètes.
Il n’y avait pas une maisonnette, si humblefût-elle, dont la façade ne fût parée de rosiers grimpants, dechèvrefeuilles ou de glycines, pas un coin de terre, qui ne fûtamoureusement soigné, couvert de fleurs et de feuillage.
Un parfum de calme, de repos et d’harmoniesemblait s’exhaler de cette terre cultivée comme un immense jardin.Todd Marvel qui avait admiré naguère les perspectives grandioses etd’une sublime horreur, des déserts de la Sonora et des précipicesde la Cordillère, qui avait exploré les marécages empoisonnés etles forêts vierges, aux exhalaisons mortelles des régionséquatoriales, se sentait comme rafraîchi par cette apaisanteatmosphère de calme, de bien-être et de tranquillité.
– Les gens qui habitent ces maisonnettes,songea-t-il, sont peut-être plus heureux que moi, avec mesmilliards. Le bonheur le moins décevant consisterait peut-être àcultiver un beau jardin.
« … Pourvu cependant qu’Elsie y fût avecmoi.
Mais il domina bientôt cette tentation d’unevie sans luttes, facile et médiocre.
« Cette existence-là, se dit-il,poursuivant le cours de ses pensées, peut être bonne pour ceux quine sont pas armés aussi formidablement que moi pour la grandebataille humaine. Mes milliards et mon intelligence me font undevoir de combattre. La lutte est ma raison d’être, et je n’ai étéinvesti d’une aussi terrible puissance qu’à condition, sans doute,d’en faire usage pour le bien… »
Dans l’âme anglo-saxonne, si brutalementréaliste et pratique en apparence, il y a toujours un coin demysticisme et de rêverie, et il y avait des jours où le financiergénial, le logicien aux impitoyables déductions, se croyait – envertu des surprenantes facultés dont il était doué – investi d’unemission providentielle.
Ces réflexions l’avaient ramené toutnaturellement au but de son voyage, et il s’aperçut que l’autoarrivait aux premières maisons d’une jolie bourgade que dominait leclocher rustique d’une vieille église.
– Nous sommes à Châtenay, dit lemilliardaire à David.
L’auto stoppa. On descendit et la voiture futremisée dans la cour d’une ferme, pendant que Todd Marvel et sonchauffeur se rendaient pédestrement à « la Chouetterie ».C’était le nom de la maison – située en pleine campagne – qu’avaithabitée M. Baudreuil.
Après s’être égarés dans un dédale de cheminscreux, aux talus tapissés de gazon, émaillés de primevères, deviolettes et de liserons, ils côtoyèrent quelque temps une hautemuraille de pierre grise dont la crête, garnie de tessons debouteille, était couronnée de valérianes, de mufliers, depariétaires et d’autres végétations des ruines.
– C’est là ! » dit Todd Marvelen faisant halte devant une porte épaisse et garnie de grosclous.
Le Noir tira une chaîne rouillée, le sonlointain d’une cloche se fit entendre mais personne ne vint. LeNoir sonna de nouveau, à plusieurs reprises, mais, sans plus desuccès.
– Est-ce que la maison seraitinhabitée ? grommela-t-il avec mauvaise humeur.
– Non, expliqua le milliardaire, mais ilparaît que la bonne est sourde. Sonne plus fort !
Peter David se pendit à la chaîne rouillée etcarillonna désespérément ; après dix minutes d’effort, laporte cria sur ses gonds, mais, maintenue intérieurement par unechaîne de sûreté, s’entrouvrit juste assez, pour laisser voir lenez pointu et les yeux obliques d’une vieille femme, coiffée d’unbonnet de linge, à longues barbes, comme on en porte encore danscertaines campagnes reculées.
C’était absolument une tête de rat ; desmoustaches grisonnantes complétaient l’illusion. On eût cru voirune de ces bêtes costumées dont le dessinateur J. -J. Granville aillustré les fables de La Fontaine.
À la vue de cette apparition falote, le Noiréclata d’un rire sonore, Todd Marvel eut beaucoup de peine à ne pasen faire autant.
Il essaya d’expliquer le but de sa visite, lavieille femme, irrémédiablement sourde, répondait tout detravers.
– Je viens pour tâcher d’élucider…commença-t-il.
– Il n’y a personne ! clama lavieille, qui, comme tous les sourds, parlait très haut.
– J’aurais été heureux de visiter…
– M. Baudreuil était un bien dignehomme.
– Ce n’est pas cela que je vousdemande ! cria Todd Marvel, exaspéré, en se faisant unporte-voix de ses deux mains.
Cette fois la sourde avait compris.
– Alors, qu’est-ce que vousvoulez ? » grommela-t-elle, d’un air défiant.
Le milliardaire fit appel à toute sa patience,mais après s’être époumoné pendant un quart d’heure, il n’était pasbeaucoup plus avancé qu’au début de ce bizarre colloque, et lasourde, à laquelle la face noire et luisante de Peter Davidinspirait une certaine inquiétude, avait, par deux fois, fait minede refermer la porte.
À la fin, Todd Marvel eut l’idée de mettresous les yeux de la méfiante gardienne une carte de visite dupréfet de police qu’il avait par hasard dans sa poche.
Le résultat de cette initiative ne se fit pasattendre. La vieille bonne avait le respect – la terreur même – detout ce qui touchait à la police.
Instantanément, elle ouvrit la porte toutegrande, mais en même temps, elle porta à ses oreilles, ses mainssquelettiques et brunes comme celles d’une momie, sans doute pourfaire comprendre qu’il lui serait bien difficile d’entamer uneconversation suivie avec « ces messieurs ».
Avec une agilité qu’on n’eût pas attendue decette maigre petite personne – si vieille qu’on n’eût pu dire sielle avait soixante ans ou quatre-vingt-dix – elle guida lesvisiteurs, à travers une cour pavée, jusqu’à la maison, couverte detuiles rousses rongées de lichen et de mousse, et bâtie en bellespierres de taille.
C’est alors que Todd Marvel eut uneinspiration véritablement géniale.
Il tira de sa poche un disque de métal, à peuprès de la dimension d’une pièce de cinq francs – le puissantmicrophone qu’il portait toujours sur lui – [5] et fitsigne à la vieille de l’approcher de son oreille droite.
– Mademoiselle Dorothée, dit-il ensuite,et, sans forcer aucunement sa voix, m’entendez-vous ?
La sourde poussa un cri délirant, un cri telque dut en pousser le docteur Faust, après avoir bu l’élixir dudiable, quand il vit son torse décharné se redresser sousl’influence du mystérieux liquide, se revêtir des muscles puissantsde la virilité, se gonfler de tous les sucs de la pubescence.
– J’entends ! hurla-t-elle, ivre dejoie, son torse maigre agité de convulsions frénétiques quifaisaient craindre qu’elle ne se mît à danser.
Son visage parcheminé était devenu rosed’émotion ; un sourire de gratitude béatifique découvrait sespetites dents blanches et aiguës dont pas une ne manquait.
Tout à coup, elle redevint grave.
– Je ne suis ben riche, fit-elle avec unaccent de terroir normand qui égaya fort le milliardaire, jepossède quèques petiotes économies, mais combien que çà coûteraitpour avoir une affaire comme çà ?
Et elle pressait le microphone sur soncœur.
– Je vous en fais cadeau, dit ToddMarvel, royalement.
La pauvre vieille devint de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel. Elle soupira. Todd Marvel comprit qu’ily ait des gens qui meurent de joie.
Elle demeura oppressée et silencieuse deuxlongues minutes.
– C’est-y Dieu possible !balbutia-t-elle, enfin. J’ai la tête perdue… Quèque vous voulez queje vous dise ?…
Todd Marvel contemplait Dorothée, il ne luitrouvait plus du tout une tête de rat. Le bonheur avait faitépanouir en elle une physionomie « autre ». Il ne voyaitplus devant lui qu’une brave vieille femme, un peu ridicule, maispleine de bon vouloir, un peu rusée, parce que les faibles sontobligés de devenir rusés pour se défendre contre les forts.
Dorothée avait porté le microphone à sonoreille, comme pour bien se convaincre que le miracle de saguérison n’était pas un prestige. Le milliardaire lui dit avec unsourire rassurant.
– Je suis un ami deMlle Simone, je sais qu’elle est innocente.Êtes-vous pour ou contre elle ?
– Ah ! moi je suis pour ! C’estune ben brave et honnête jeune fille.
Elle ajouta avec un sourire deravissement.
– J’entends ! J’entends !…C’est sûrement pas elle qui a assassiné le pauvreM. Baudreuil.
– Je vous demande seulement de meconduire à la chambre où votre défunt maître a été trouvé mort, deme faire voir le jardin, la maison.
– Vous n’avez point l’air d’un mauvaishomme, fit-elle en fixant le milliardaire de ses petits yeux gris.J’donnerais ben tout c’qu’y a dans mon sac de toile grise pour quemademoiselle soit reconnue innocente. V’nez avec moi !…
Allégrement, Dorothée grimpait déjà lesmarches de l’escalier à la monumentale rampe de chêne massif, dontles balustres élégants devaient dater du commencement duXVIIIe siècle. On eût dit d’ailleurs que, dans lavieille maison, miraculeusement conservée, rien n’avait bougédepuis deux cents ans.
Sur le palier, une horloge au ventre bombé,aux délicates incrustations de cuivre et d’ébène, sonnait lesheures avec un timbre si discret, si effacé, si frêle aussi que lesilence de la vieille demeure ne paraissait pas en être entamé.Puis il y avait un peu partout des ornements, des moulures auxarabesques contournés, aux coquilles élégantes, d’où émanait,malgré la poussière dont elles étaient couvertes, une grâcemystérieuse et subtile.
La chambre de l’assassiné était tout autre. Lecolonial, le trafiquant de l’Afrique barbare, s’y révélait.
Des idoles, de bois inconnus, grimaçaientaccroupies dans les coins, des flamants roses empaillés, descalebasses peintes, des défenses d’éléphant, des colliers decoquillages, de curieux vases d’argile encombraient la cheminée etles meubles. Sur les murs, il y avait des peaux de crocodile, destrophées, des casse-têtes, des flèches barbelées, des haches àtrois dents, tout le bric-à-brac de l’Extrême-Afrique.
Sur une paroi, nette d’autres bibelots, il yavait un clairon, vert-de-grisé, de taille énorme et de formevétuste et au-dessous un sabre de cavalerie, affilé comme unrasoir. Cette panoplie était presque au chevet du vieux lit àcolonnes. Celui qui y dormait n’avait qu’à allonger la main poursaisir le sabre.
Tout heureuse de comprendre, de répondre, depouvoir « causer », ce qui ne lui était pas arrivé depuisdix longues années, Dorothée expliqua que le clairon et le sabreétaient là en mémoire d’un roi nègre, un anthropophage terrible queM. Baudreuil avait connu.
Le roi noir couchait dans une case isolée,défendue par un double rang de palissades. À la moindre alarme, ilsonnait le « réveil », la seule sonnerie qu’il connût etil empoignait son sabre. Au coup de clairon, deux cents Noirs – lagarde du roi – accouraient armés de javelots, d’arcs et de flèchesempoisonnées et même de quelques mauvais fusils… !
Dorothée, naguère si taciturne et sihargneuse, s’abandonnait à un intarissable bavardage : et lemilliardaire la laissait parler, très satisfait d’apprendre, sansavoir besoin de poser des questions, une quantité de détails quil’intéressaient.
La vieille femme lui raconta ainsi une fouled’anecdotes sur le séjour de son défunt maître au pays des Noirs.Il en résultait que feu M. Baudreuil, avait été de son vivantun aventurier, brave et intelligent, mais ni plus ni moinsscrupuleux que la plupart des trafiquants, ses confrères.
« Voici son portrait, conclut Dorothée,en tendant une photographie à Todd Marvel. C’était un bien brave etdigne homme.
Le milliardaire ne put s’empêcher de sourire.Dorothée, depuis qu’elle était guérie de sa surdité, l’amusaitbeaucoup et lui était devenue tout à fait sympathique.
Il examina la photographie ; c’étaitcelle d’un vieillard aux sourcils en broussaille, au nez en becd’aigle, aux lèvres minces, qui, en dépit de sa longue barbeblanche, n’avait rien de patriarcal ; son front barré derides, ses yeux noirs, profondément enfoncés dans les orbites,exprimaient une résolution extraordinaire.
– C’est Mlle Simone,expliqua la vieille, qui a fait elle-même cette photographie, laveille même de son départ, et de la mort de mon pauvre maître.
– C’est une très bonne photographied’amateur.
– Ça n’est pas étonnant, mademoiselleavait été à Paris tout exprès pour chercher des plaques et desproduits de première qualité, et ce jour-là, elle a fait sept ouhuit photographies, celle de la maison, celle d’un petit bois quise trouve derrière, et même la mienne.
Cette explication fut un trait de lumière pourTodd Marvel. C’était précisément avec l’acide cyanhydrique desproduits photographiques que Simone était accusée d’avoir accomplil’empoisonnement, et le milliardaire se souvint d’avoir lu dans lesnotes de l’avocat que le flacon d’acide conservé parmi les pièces àconviction était à peine entamé.
Ce qui en manquait avait très bien pu serviraux photographies et si faible qu’elle fût, c’était déjà là unechance de faire reconnaître l’innocence de la jeune fille.
Todd Marvel commençait à entrevoir la vérité,encore indécise, comme une faible et lointaine clarté dans lanuit.
Une hypothèse se présentait à sonesprit : l’assassin prévenu de ce fait que Simone avait dupoison en sa possession avait dû mettre cette circonstance àprofit, pour commettre le crime sans être vu, et en faire retombertoute la responsabilité sur la nièce de la victime.
– Parlez-moi en toute sincérité, dit-ilbrusquement à la vieille bonne. Croyez-vous queMlle Simone soit innocente ?
– Pour ça, j’en suis bien sûre !répliqua Dorothée avec une singulière vivacité. La pauvredemoiselle était bien incapable de faire du mal à qui que ce soit,et surtout à son oncle qu’elle adorait !
– Dites-moi tout ce que vous savez ducrime.
– Ça n’est point très agréable pour moi,soupira la vieille, et puis, je ne sais point grand-chose. J’aitrouvé mon maître étendu sur son lit, la figure toute violette, lesyeux retournés, et déjà froid. Il était encore tout habillé.
– Il est tout de même bien extraordinaireque vous n’ayez rien entendu ?
– Dame, Monsieur, ma chambre est située àl’autre extrémité du bâtiment. Dès que j’ai servi le dîner, etmangé ma soupe, je monte me coucher. Il est bien rare que je nesois pas dans mon lit à huit heures ou huit heures et demie, et,une fois que je dors, on pourrait tirer le canon que jen’entendrais rien !
« Ce pauvre M. Baudreuil le savaitsi bien qu’il avait fait poser une sonnette dans sa chambre, avecun fil qui aboutissait à la porte d’entrée. Comme ça, s’il seprésentait quelque visiteur, une fois que j’étais montée, c’étaitlui-même qui se dérangeait pour aller ouvrir.
– C’est très important ; celaexpliquerait comment l’assassin a pu pénétrer près deM. Baudreuil, sans être vu de personne.
Cette conversation avait lieu dans la chambreà coucher du défunt, Todd Marvel se mit à examiner avec uneattention scrupuleuse le plafond, les murs, et le parquet de lapièce et à fouiller dans les tiroirs des meubles d’où les hommes dejustice avaient enlevé tout ce qui pouvait présenter un intérêt ouune valeur quelconque.
« J’ai bien peur que vous ne trouviezpoint grand-chose, grommela Dorothée en hochant la tête.
– C’est ce qui vous trompe, répliqua-t-ilau bout d’un assez long temps. Je viens de faire deux découvertesqui n’ont peut-être pas grande importance, mais qui ont tout demême échappé à la vigilance des policiers et des juges.
Il montrait un petit bouton de nacre, pareil àceux de certains gants.
– Ceci, déclara-t-il, au bout d’uneminute d’examen, a été arraché ou est tombé d’un de ces gants trèssolides – généralement en peau de phoque, ou en peau de chien – queportent les hommes de cheval, et les chauffeurs élégants.
La seconde chose découverte par Todd Marvel,c’était un trou rond, dans la muraille, couverte d’un papier detenture à fleurs. Le trou, de la même dimension que celui quepourrait faire la balle d’un revolver de gros calibre, occupait siexactement le centre d’une des fleurs, qu’à moins d’un examen trèsattentif, il passait inaperçu.
Le milliardaire prit dans sa poche une petitepince et sans beaucoup de peine, retira du mur une balle de plomb,de la grosseur du petit doigt, qu’une pierre de taille avaitarrêtée dans son trajet, tout en l’aplatissant légèrement.
Dorothée l’avait regardé faire avecstupéfaction.
« M. Baudreuil, possédait-il unrevolver, lui demanda-t-il.
– Oui, bien sûr ! un gros !… Ildisait que c’était un vieux système, et que c’était bien plussolide que ce qu’on fait maintenant.
– Apportez-moi ce revolver !
– C’est que je ne l’ai point… Depuis lamort de monsieur, on ne l’a point revu, mais il reste encore en basdes cartouches dans le tiroir de la cuisine.
– Allez me les chercher ! »
Trottinant comme le rat du fabuliste, dontelle avait toutes les allures, Dorothée apporta une boîte à demipleine de cartouches de grosse dimension, mais qui ne pouvaientêtre utilisées que dans un de ces gros revolvers à barillet, queles brownings et les coups de poing électriques n’ont pas encoreentièrement détrônés.
Les balles étaient exactement du même calibreque celle que Todd Marvel venait d’extraire de la muraille.
Le détective milliardaire commençait àposséder quelques précisions sur la façon dont le crime avait étécommis.
– Et il n’a pas disparu autre chose quece revolver ? demanda-t-il.
– Parbleu, si ! ricana la vieille.Tout l’argent de monsieur, même qu’on a retrouvé le coffre-fortouvert, et les clefs sur la serrure.
– Et pas autre chose ? réfléchissezbien.
Dorothée se gratta la tête, et demeurasilencieuse une minute.
– Ma foi, si… dit-elle enfin, mais ce n’apas grande importance.
– Dites toujours !
– Eh bien ! moi qui suis ici depuisvingt ans, et qui connais les plus petits objets qu’il y a dans lamaison, je n’ai jamais pu retrouver les pantoufles en tapisserieque mon pauvre maître mettait chaque fois pour aller secoucher.
– Mais c’est très important cela !Pourquoi n’avez-vous pas signalé à la justice la disparition durevolver et des pantoufles ?
– Je ne m’en suis aperçue que bienlongtemps après ; quand les juges m’ont questionnée, j’étaiscomme folle, puis tous ces messieurs, les juges, la police, n’ontpas seulement fait mine d’écouter ce que je disais ; ils secroyaient tellement sûrs de leur fait, qu’ils me regardaientquasiment comme une vieille bête.
– Encore un point à préciser. Vousrappelez-vous, si le matin du crime, la porte extérieure, celle quidonne sur la route, était ouverte ou fermée ?
– Elle était fermée intérieurement, àclef et au verrou, c’est moi qui l’ai ouverte, je m’en souviensparfaitement.
Todd Marvel exultait.
– Il est clair, réfléchit-il, quel’assassin, pour des raisons que j’ignore encore, a jugé prudent dene pas sortir du côté de la route.
« Il a dû avoir le sang-froid, une foisson crime commis, d’aller refermer la porte, et de quitter lamaison par une autre issue.
– Alors ce serait par la petite porte dujardin, qui donne sur une ruelle déserte. En passant par ce chemin,pour se rendre à la gare, on gagne au moins dix minutes !
– Je m’explique pourquoi, reprit lemilliardaire avec une logique imperturbable, l’assassin s’estemparé des vieilles pantoufles de M. Baudreuil ; il les achaussées par-dessus ses bottines, afin de ne laisser aucune tracede son pied à lui, dans la terre molle du jardin. Maintenant,Dorothée, savez-vous qui avait la clef de cette porte, que,paraît-il, on a retrouvée fermée ?
La vieille femme secoua tristement latête.
– Hélas, mon brave monsieur,soupira-t-elle, il n’y avait qu’une seule personne qui possédât ledouble de cette clef, et c’était Mlle Simone. On aretrouvé la clef dans sa poche… Il n’y a pas à dire, tout estcontre cette pauvre demoiselle…
– Cette clef n’a peut-être pas tantd’importance que vous le croyez, ajouta le détective, un peudépité.
« Dites-moi, maintenant, quand et dansquelles circonstances vous avez vu Mlle Simone pourla dernière fois ?
– Dans la soirée même de l’assassinat, àsix heures, ils ont dîné ensemble de bon appétit dans la salle àmanger, même qu’ils se sont un peu chamaillés.
– Cela arrivait souvent ?
– Assez souvent ! M. Baudreuilavait la manie de vouloir trouver un mari à sa nièce, mais ellerefusait tous les partis qu’il lui proposait ; alors monsieurse mettait en colère, il menaçait sa nièce de la déshériter, etelle qui est très vive, lui répliquait qu’elle se moquait pas malde son argent et qu’elle ne reviendrait plus le voir.
« Plusieurs fois, à ma connaissance,après une discussion de ce genre, elle est partie en claquant laporte, mais la fâcherie ne durait jamais longtemps entre l’oncle etla nièce, qui avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.
« Tantôt, c’était elle qui revenait deson propre mouvement, tantôt c’était lui qui s’empressait d’écrirepour mettre fin à la brouille.
« Le soir du crime,Mlle Simone a dû aller prendre son train à la suited’une discussion comme celle-là.
– Et naturellement elle passa par lapetite porte pour se rendre à la gare ?
– Bien entendu !
– M. Baudreuil ne recevait jamais depersonnes suspectes ?
– Ma foi, non ! Il ne venait ici quele notaire et l’homme d’affaires tous deux des gens bien honnêtes,bien gentils, qui connaissaient monsieur depuis des années et quime donnaient un bon pourboire à chaque fois qu’ils venaient.
– Et des vagabonds, desmendiants ?
– Il en venait assez souvent, maismonsieur qui était assez ladre sous d’autres rapports, leur donnaità chacun un morceau de pain, une chopine et une pièce de quarantesous.
« Ils s’en allaient tous contents ;il n’y en a qu’un – c’était huit jours avant le crime, – un grand,avec une barbe rouge qui voulait absolument qu’on lui donnecinquante francs, et qui a cherché à intimiderM. Baudreuil.
« Il tombait mal, monsieur qui n’étaitpas poltron, lui a mis son revolver sous le nez et lui a dit depasser son chemin plus vite que ça, et l’autre ne se l’est pas faitdire deux fois… »
Tout en écoutant les intéressantes révélationsde Dorothée, Todd Marvel avait continué ses recherches dans lesmeubles de la chambre du mort.
Il venait d’examiner minutieusement lescompartiments d’un vieux bureau à cylindre, quand il se rappelaavoir vu dans un meuble de même fabrication un tiroir secrethabilement dissimulé dans l’épaisseur du bois.
La cachette existait bien, il n’eut qu’àpousser une petite planchette d’acajou, pour la découvrir, maiselle ne contenait pas autre chose qu’une grande feuille de papier,toute jaunie, que recouvraient presque entièrement des colonnes dechiffres, précédés ou suivis d’une ou de deux lettresmajuscules.
Il fit subtilement disparaître le papier danssa poche, sans que Dorothée s’en fût aperçue.
– Si c’est un document secret, uncryptogramme, se dit-il, je viendrai bien à bout de le déchiffrer.C’est peut-être ce chiffon de papier qui me donnera la clef del’énigme ? »
L’après-midi touchait à sa fin, lorsque ledétective milliardaire, très satisfait de ce qu’il avait appris, sesépara de la vieille Dorothée, plus satisfaite encore que lui ducadeau magique qu’elle avait reçu.
Elle tint à reconduire le visiteur jusqu’à lapetite porte qui s’ouvrait à l’autre extrémité de l’immense jardin.Chemin faisant, il admira les magnifiques arbres fruitiers, lesmassifs de plantes rares, les corbeilles de fleurs artistementdisposées qui expliquaient que M. Baudreuil, qui avait lapassion du jardinage, se fût trouvé parfaitement heureux dans laverdoyante solitude qu’il s’était créée.
En passant près d’un bosquet de noisetiers,aux feuilles pourpres, dont la variété est assez rare, Todd Marvelaperçut un vieux puits, dont la margelle festonnée de lierre, étaitsurmontée d’une potence en fer forgé, qui soutenait encore unepoulie avec une chaîne et un seau, le tout considérablementendommagé par la rouille et paraissant n’avoir pas servi depuislongtemps.
– Est-ce qu’il est profond, cepuits ? demanda-t-il à Dorothée.
– Pas trop ! Une dizaine depieds.
– La chaîne est solide ?
– Oui ! mais pourquoi medemandez-vous ça ?
– Tout simplement parce que je vais ydescendre. »
Et avant que Dorothée, stupéfaite, eût pus’opposer à cette fantaisie, le milliardaire avait déroulé lachaîne, et s’était mis à descendre le long des anneaux rouillés,avec une agilité, dont la vieille femme fut effarée.
Il fut absent un bon quart d’heure, etDorothée commençait à être inquiète lorsque la chaîne rouilléegrinça de nouveau ; bientôt la physionomie souriante dumilliardaire se montra au niveau de la margelle, et il sautalégèrement sur le sable de l’allée, comme si l’exploit qu’il venaitd’accomplir eût été une chose toute naturelle.
Dorothée était muette de stupeur. Todd Marveltrempé des pieds à la tête, couvert jusqu’aux genoux d’une bouenoire, paraissait enchanté de son expédition.
« Tenez, dit-il, triomphalement, enbrandissant un objet couvert de rouille, je savais bien, moi, qu’ilfallait que le revolver de M. Baudreuil fût quelquepart !
« C’est là que les assassins l’avaientjeté en se retirant.
La vieille femme levait les bras au ciel, avecune admiration où se mêlait une certaine dose de stupeur, et mêmed’épouvante. Elle n’était pas éloignée de regarder l’étrangevisiteur, comme un être surnaturel.
– C’est-y Dieu possible !balbutia-t-elle.
Au cours de son audacieuse plongée, ledétective avait encore découvert deux autres objets qu’il jugeapour le moment inutile de faire voir à Dorothée.
L’un était un morceau de cuir à demi pourri,et de couleur rougeâtre, l’autre un petit flacon bouché à l’émeri,qu’il avait soigneusement placé dans la poche latérale de sonveston, et qu’il se proposait d’examiner plus tard, tout àloisir.
Après avoir pris congé de Dorothée, auquel ilglissa discrètement deux billets de banque, en souvenir de savisite, le milliardaire examina soigneusement la venelle où il setrouvait, et qui, quelques pas plus loin, se terminait encul-de-sac.
– Je ne trouverai probablement aucunvestige, songeait-il, trop de temps s’est écoulé depuis le crime.Il aurait fallu venir le lendemain…
Par un dernier scrupule, il examina cependantle sol, formé d’une espèce de pierre très dure, sur laquellel’herbe ne poussait pas, et au bout de quelques minutes, il eut lasatisfaction de découvrir une flaque d’un vert-brun, qui n’étaitpas encore complètement desséchée. Il y trempa son doigt, et leflaira.
– De l’essence, s’écria-t-il. Il y a eulà une flaque d’essence comme on en trouve auprès de toutes lesstations de taxi. Une auto a donc stationné longtemps dans cettevenelle qui n’a d’autre aboutissement que la porte du jardin deM. Baudreuil.
« C’est l’auto qui a emmené l’assassin etqui l’a ramené, une fois son crime accompli.
« Il s’agit maintenant de trouver cetassassin ! »