Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 11DOLORÈS ET GABRIEL

Je regardai autour de moi, essayant dedécouvrir le chemin par où il avait pu s’échapper, et ma vues’arrêta tout de suite sur l’ouverture d’un petit escaliertournant, qui donnait sur une autre pièce.

Je descendis une dizaine de marches et je metrouvai alors dans une sorte de salon-fumoir décoré à la modeorientale et qui me parut de proportions tout à fait restreintes,après la vision de la fameuse salle à manger.

J’allongeai la tête au-dessus de la rampe del’escalier, pour voir si je ne découvrirais point monpersonnage.

J’aperçus aussitôt deux êtres jeunes et beauxqui paraissaient si fort occupés d’eux-mêmes que j’en conclusimmédiatement qu’il n’y avait aucune chance que l’un des deux fûtmon organiste.

Étendue gracieusement sur un divan, sa belletête brune reposant parmi les coussins de soie aux couleurséclatantes, il y avait là une femme que je pensai immédiatementdevoir être mon Espagnole du matin !… Du reste, elle parlatout de suite en espagnol, et le jeune homme qui était étendu surle tapis à ses pieds et qui lui tenait et lui caressaitamoureusement les mains, lui répondit dans la même langue.

À sa voix cependant et à son accent je fusassuré que je me trouvais en face du Français, Gascon ou Basque,que j’avais entendu s’intéresser si activement à la santé de lagitane.

La gitane disait : « Oui, le chantdu capitaine a été très doux, ce soir. J’aime quand il joue ainsi,car il y a des soirs où il me fait peur, quelquefois plus peur quetout, avec sa musique !… Du reste, il est dans un de ses bonsjours… Ce soir, à table, comme je me plaignais que l’on ne m’avaitpas permis de descendre à terre, n’eût-ce été qu’une heure ;une demi-heure… quelques minutes… et que, de cela, j’étais tristejusqu’aux larmes, il m’a pris la main, l’a baisée et m’a dit :“Encore un peu de patience, Dolorès, et vos maux seront finis… Vouspourrez bientôt être heureuse tout le temps que vous voudrez sur laterre…”

– Vrai ! il a dit cela !…

– Oui, je te le jure, ce ne sont pas desmensonges pour te faire prendre patience à toi, mon amour chéri… ilm’a bien dit cela !…

– Oui, mais est-ce qu’on sait jamais avec toncapitaine ?

– Ne dis pas de mal du capitaineHyx ! Il est très bon ! J’en suissûr ! »

Je mets tout de suite ici, moi,Carolus-Herbert de Renich, qui écris ces lignes et qui écoutais cesphrases, je mets sans hésitation la véritable orthographe du nom ducapitaine : Hyx ! Ces trois lettres qui seprononcent X, comme l’inconnu des sciences mathématiques ; cestrois lettres que j’avais vues répétées assez souvent, au cours demon errance dans le bâtiment, soit sur les murs de fer, soit surdes meubles, formaient donc le nom de l’inconnu qui commandait cevaisseau.

Le capitaine Hyx !…

Alors c’était le capitaine Hyx qui, tout àl’heure, avait fait entendre cette douce douleur sublime surl’orgue ! Il avait un joli talent d’amateur, le capitaineHyx !… Mais écoutons Dolorès ! Oh ! de toute notreattention, écoutons, écoutons Dolorès, qui va peut-être m’apprendrequelque chose de très important encore…

Mais voilà qu’elle ne dit rien. Elle passe sesbelles mains dans les cheveux de ce jeune homme et ne s’occupe quede son amour.

De temps en temps, tous deux tournent la têtevers une porte par laquelle ils ont l’air d’attendre quelqu’un, etpuis, sûrs que la porte est toujours fermée, ils s’embrassent dansles cheveux et sur les mains, comme des fous !… Il l’appelleDolorès… Elle l’appelle Gabriel !… Dieu ! Qu’ils sontbeaux !…

« Je sais tout ce que je dois aucapitaine Hyx, dit-il.

– Tout, interrompit-elle… Tu lui doistout ! Ne l’oublie pas…

– Je lui dois ta vie ! Je luidois par conséquent la mienne ! Comment l’oublierais-je !Il est bien inutile de m’interrompre pour me dire cela !

– Je fais ce qu’il me plaît, repartit vivementDolorès, et je t’interromprai tant qu’il me plaira, et tu neparleras que lorsque je le voudrai et tu garderas le silence si tavoix me gêne, n’est-ce pas, Gabriel ?

– Oui ! Dolorès, tout ce que tuvoudras ! Ai-je le droit de dire que le capitaine Hyx…

– Non !… »

Gabriel serra les poings :

« Ah ! comme je l’aimerais s’il melaissait retourner à Saint-Jean ! Que va-t-on penser de moi,là-bas ?

– Que tu es mort !… Qu’est-ce que ça peutte faire, puisque tu n’as plus de parents ?

– On pensera que j’ai déserté ! Voilà ceque l’on pensera. Lui as-tu dit que cette pensée-là me rendaitfou ?

– Oui, il m’a répondu de te tranquilliser… etcomme j’insistais il a même ajouté : “Ce garçon finit parm’ennuyer ! Il ne se doute pas qu’il n’a jamais autantfait son service de guerre !…” Ainsi,calme-toi ! »

Gabriel s’était redressé :

« Il se moque de moi ! D’abord,est-ce que je sais qui il est ? Personne ici ne sait qui ilest ! Donc, est-ce que je sais s’il a le droit de parlercomme ça ?… Qu’est-ce que je dirai, moi, si je rentre enFrance, les mains vides ?… Après une pareilleabsence !… Je passerai pour un traître !… Qu’il ne semêle donc plus de nos affaires !… S’il t’a sauvée, que ce nesoit pas pour nous perdre !… Qu’est-ce qu’on luidemande ? Qu’il nous débarque à Saint-Jean, tous les deux, eton lui jure de ne plus s’occuper de lui, ni depersonne !… Lui as-tu dit que s’il nous débarquait on neferait rien pour lui déplaire ?

– Oui, mais ça, il ne le croit pas ! Etje pense qu’il est même tout à fait inutile d’insister…

– Enfin, s’exclama l’autre, plein de rage, ilne t’a pas dit combien ça pourrait durer ici encore de temps ?Quand je suis venu ici, appelé par toi-même, c’était pour enressortir avec toi, le soir même !… Et, depuis, nous sommesles prisonniers de la mer, au fond de cette chaudière dedémons ! Et puis, vois-tu, eh bien, je n’aime point sa façonde travailler, à cet homme-là !… Ah ! non !…

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi ! Onpourrait t’entendre !

– Ah ! travailler sur l’eau !… surl’eau ! Avoir les Boches sous le soleil !… commeun soldat que je suis et non comme un bourreau qu’il est !Ah ! mon Dieu ! Quand donc cet homme-là me permettra-t-ilde retourner travailler sous le soleil ?…

– Vas-tu te taire ! dis ? Vas-tu tetaire ? On vient !… Prends garde ! C’estl’Irlandais ! »

On entendait en effet des pas…

Gabriel écouta et dit :

« Non ! Je reconnais le pas dudocteur ! »

La porte fut poussée et un homme à barbegrisonnante, qui pouvait avoir dans les cinquante ans, entra. Ilétait vêtu d’un vague uniforme d’officier de marine et portait despetits V en or au col de sa redingote.

Il s’en fut tout de suite vers le coupleamoureux, la main tendue. Il avait un bienveillant et tristesourire.

« Eh bien, demandèrent les deux autres enle faisant asseoir près d’eux, eh bien, docteur, quoi denouveau ?

– Je crois qu’il y a du nouveau, mes enfants,répondit l’autre en français mais je ne saurais vous direexactement en quoi cela consiste… Toujours est-il que le capitainem’a paru d’une humeur tout à fait charmante…

– Là, que te disais-je, Gabriel ?…

– Je lui ai parlé de vous !…

– Ah ! ah ! dites-nous…

– Je lui ai parlé aussi de moi… Moi, mesenfants, je suis comme vous… je n’en peux plus !C’est tout à fait trop fort pour moi !… J’avais trop présuméde… mon courage, si vous voulez !… Eh bien, je le lui aidit : “Je ne peux plus rester ici !…” Et cela sitôt quej’eus appris qu’on avait embarqué cet horrible Chinois…

– Vous avez osé lui dire cela ?… »s’écria Dolorès.

Et puis, tout à coup, se reprenant :

« Oh ! parlons plus bas !…

– Oh ! nous pouvons être tranquilles. Ilest rentré dans ses appartements et il s’est mis au travail aprèsm’avoir souhaité une bonne nuit… Il ne pense guère à nous, je vousassure, et je crois qu’il a autre chose à faire que de nousespionner ; sans compter que ce que nous pouvons dire lui estparfaitement égal…

– D’autant plus égal qu’il sait toujours ceque nous pensons, exprima Dolorès… Encore en cela il est tout àfait extraordinaire… Mais que vous a-t-il répondu,docteur ?…

– Il m’a dit : “J’avais prévu votredemande et vous serez libre dans quelques jours… Je puis même vousannoncer que vous avez déjà cinq remplaçants…”

– Cinq ? s’écrièrent les jeunes gens.

– Oui, cinq ! À ce qu’il paraît qu’il vay avoir beaucoup de besogne pour les médecins, dans quelquetemps…

– Ici ? demanda Dolorès enfrissonnant.

– Oh ! ici… ou ailleurs, réponditénigmatiquement le docteur.

– Ici ? Je croyais qu’il n’y en avait quepour les bourreaux ! jeta Gabriel d’une voix sourde.

– Mais tais-toi donc, malheureux !s’écria Dolorès en mettant sa main sur la bouche du jeune homme. Tusais bien que je te défends de parler ainsi des Anges desEaux !… Mais voyons, docteur, il vous a dit que vousseriez libre dans quelques jours. Eh bien, et nous ?

– Vous aussi !… Vous aussi !…

– Tu vois, tu vois, Gabriel ! fit Dolorèsen se serrant contre le jeune homme… Prends patience ! prendspatience ! C’est tout ce qu’il a dit ?…

– Il n’a mis à ma liberté qu’une condition,reprit le docteur, c’est que je lui donne ma parole d’honnête hommeque j’aurai le courage de publier dans les journaux tout ce quej’ai vu ici…

– Est-ce possible ?

– Il a même ajouté : “J’espère que ceuxqui ont eu le cœur de lire les tortures et les massacres de Louvainet d’Aerschoot voudront bien ne point s’évanouir d’horreur enlisant qu’il s’est trouvé quelqu’un qui se prépare à venger lesvictimes et à faire peur aux bourreaux !…”

– Qui se prépare !… ricanalugubrement Gabriel… Eh bien ! qu’a-t-il faitjusqu’ici ?

– Jusqu’ici… jusqu’ici, je crois pouvoirjurer, exprima la voix tremblante du docteur…

– Quoi ?… Quoi ?… Qu’en savez-vousvous-même ?…

– Non ! Non ! Vous savez bien cequ’il attend pour commencer… pour commencer vraiment les grandssupplices !

– Eh bien ! cela promet ! Et vousvous sauvez, vous !… Il n’y a ici que du crime et de lapeur !… »

Le médecin s’effara…

« Ne le condamnez pas sans l’avoirentendu ! fit-il.

– Oh ! c’est vrai, soupira Dolorès, enexhalant en même temps la fumée odoriférante de sa cigarette… tantqu’on n’a pas entendu le capitaine, il ne faut rien dire ! ilne faut rien dire !…

– Moi, quand il a parlé, soupira à son tour ledocteur, je courbe la tête et je me dis que je ne suis peut-êtrequ’un enfant ou un lâche !…

– Ça n’est pas vrai, vous êtes un bravehomme !… lui jeta Gabriel en lui serrant les mains… et quant àvotre capitaine Hyx, ça ne peut être qu’un fou (et c’est le moinsque je puisse dire) pour avoir imaginé cette besogne de sang et deténèbres !…

– Assez ! Gabriel ! assez !supplia Dolorès !…

– Ne le jugez pas !… ne le jugezpas !… D’abord, vous moins que tout autre en avez ledroit !… N’a-t-il pas sauvé votre fiancée ?… Écoutez, monenfant : si, un jour, on vous avait rapporté Dolorès lesmembres arrachés, les seins coupés… comme ils ont fait à mafille… »

Le malheureux ne put continuer… il pencha satête entre ses mains, et, tout bas, se mit à pleurer…

Les deux autres, immobiles, respectaient sadouleur. Enfin, il se leva brusquement, en disant :

« Je vous dis, je vous dis qu’il y a desmoments où je me traite de lâche ! »

Et il se sauva.

« Tout ceci est épouvantable !soupira Gabriel… N’empêche que j’en reviens toujours là : sil’on veut honnêtement se venger, on n’a qu’à prendre un fusil, sousle soleil !

– Sans doute, sans doute !… et je trouve,comme toi, que tout cela, qui nous entoure, est horrible, reprit enécho la douce voix de Dolorès… Certes, on peut le penser… mais jete demande de ne pas le dire… Me comprends-tu, une fois pourtoutes ? Ferme les yeux et les oreilles jusqu’à nouvel ordre,et surtout ne juge pas, comme dit le docteur… Vraiment, tuétais plus raisonnable dans le commencement de ton arrivée ici…rappelle-toi…

– Oui, parce que j’étais encore sous le coupde mon grand désespoir ! Je t’avais crue perdue !…

– Ah ! tu vois ! Imagine que j’aieété vraiment perdue par leur faute, par leur crime !

– Dolorès ! Dolorès ! protestaGabriel en secouant sa belle tête aux cheveux de jeune lion… tun’as jamais rencontré au coin d’une coursive un vivanttémoignage qu’on ramenait à sa geôle ? Alors, tu n’asjamais vu l’horreur peinte sur un visage !

– Écoute, je n’ai jamais rien vu de leurshorreurs, parce que j’ai toujours obéi au capitaine Hyx, qui estbon et qui m’a recommandé de me tenir toujours dans les grandsappartements ou de prendre directement l’ascenseur, et la dixièmecoursive, et le second escalier, et la première échelle si je veuxaller prendre l’air sur le pont quand on émerge !… “Commecela, m’avait-il dit, vous ne risquerez point de passer devant lesbaignoires grillées !” Je n’ai donc pas vu… mais j’ai entendu…oui, j’ai entendu, un soir, un beau soir, huit jours environ aprèsque le capitaine Hyx m’eut arraché à la mort. Je savais que tuserais près de moi le lendemain… que nous serions réunis pourlongtemps, loin de tout danger… J’avais le cœur si calme, et l’âmesi douce… après toute cette histoire affreuse où j’avais cru medonner la mort !… Je prononçais ton nom, je me laissais bercerpar la mer, apaiser par l’heure propice… Le ciel où s’allumaientles premières constellations me paraissait plein d’espoir ;hélas ! je ne savais pas que ma mère, me croyant morte, étaitdéjà partie pour ce beau ciel-là… Enfin, j’étais heureuse, siheureuse que je ne voulus point quitter le pont sans avoir adresséune prière reconnaissante à la Vierge et à Sant Iago deCompostelle… Puis je descendis, légère comme un enfant, et,oubliant toutes les recommandations qui m’avaient été faites, je memis à errer dans ce prodigieux navire, qui commençait à s’enfouirdans la mer ; lui aussi semblait se préparer à prendrequelques heures de repos… tout bruit à bord avait cessé… jen’entendais plus la respiration, le battement puissant de sesmachines… nous glissions dans le sombre mystère des eaux, commedans un rêve !

« Tout à coup, un chœur de démons éclata,une horrible clameur faite de quatre voix distinctes me déchira lesoreilles et me souleva l’âme. Mais je ne m’enfuis point ! Jecrus à quelque terrible accident et je me précipitai du côté où sefaisait entendre cette quadruple plainte effroyable !… quandje fus arrêtée brutalement par une main impitoyable qui merepoussa, me tira en arrière, me traîna comme une loque le long dudortoir et me jeta, râlante d’épouvante, dans ce coin de salon,tiens ! ici ! ici… sur ce divan…

« C’était lui, lui, l’homme dont jen’avais pas encore vu le visage, l’homme dont je ne verraipeut-être jamais le visage, mon sauveur, c’était lui qui metraitait ainsi… Je ne reconnaissais plus sa voix… Elle étaitterrible… elle me reprochait ma désobéissance !… Elle merappelait que l’on m’avait défendu de passer par là !… Elle medisait surtout, et avec quelle sorte de rage concentrée, queces cris-là ne regardaient pas une jeune demoiselle commemoi… Mais si terrible que fût la voix, j’avais encore les crisdans les oreilles, plus terribles encore, et, toute frémissante,j’osai demander s’il était arrivé un accident !…

« Alors, il haussa les épaules avecmépris pour la pauvre petite chose que j’étais, la pauvre petitechose qui ne comprenait rien et me dit : “Non, il n’y a pas eud’accident !… Mais, encore une fois, ce sont des cris qui nevous regardent pas !” Et il partit…

« Le lendemain j’étais malade, j’avais lafièvre. Le bon docteur me soigna et, dans un moment de crise depitié comme il en a souvent, il m’expliqua tout !

« C’était horrible, certes ! maisbeaucoup moins terrible, oui, beaucoup moins que l’on aurait pul’imaginer en entendant des cris pareils !… Le docteur me dit,et je suis sûre qu’on peut le croire, qu’il ne s’agit encore que deprisonniers que l’on mène aux baignoires grillées pour qu’ilsvoient ce que l’on fera d’eux, exactement, un jour, pour venger untel, un tel et un tel qui ont été arrangés comme ça par les Bochesen Belgique ou ailleurs !… On leur montre ça sur les cadavresdes Boches tués horriblement dans les batailles honorables que leurlivre Le Vengeur ! Et l’on photographie ces horreurspour que les prisonniers eux-mêmes les envoient en Allemagne, defaçon à épouvanter et à faire réfléchir les bourreaux !… Ehbien ! que dis-tu ? Que penses-tu ? C’est peut-êtreun admirable système ! Leur faire peur !… C’estce que je disais tout à l’heure… Mais je suis bien sûre (net’énerve pas ainsi !) que le capitaine n’ira pas plusloin : leur faire peur !…

– Eh bien !… je te dis, moi, s’écriaGabriel, que tu es une enfant et que c’est toi qui n’oses pas allerplus loin dans tes pensées… Encore une fois, comment peux-tuimaginer qu’on a monté une affaire pareille pour leur fairepeur ? Et on ne pousse pas de pareils cris devant dessemblants de supplices ! Tu ne sais pas ce que tu dis !…Tu vois bien que le docteur se sauve ! Il se sauve devantl’assassin !

– Taisons-nous ! taisons-nous !reprit la jeune fille… Un jour j’ai prononcé ce mot d’assassin àcause de cela, justement devant le docteur.

« Ce mot n’était point plutôt sorti de mabouche que le capitaine, soulevant une draperie, se dressa devantmoi et me conduisit par la main, comme une petite fille, à laprière du soir !

« Ah ! tous ces hommes qui avaientété bons et qui maintenant sont plus assoiffés de sang que destigres dans la jungle ! Leur prière m’épouvanta plus encoreque les cris !… si possible !… si possible !… Jeregardai l’Homme dont on ne connaît pas le visage et je ne pus quegémir : “C’est horrible !” L’Homme me traîna à nouveaurudement derrière lui et me conduisit dans la chapelle !…Alors ! oh ! alors… Tu n’es jamais allé dans lachapelle ?… Alors, tu ne peux pas savoir ! Tu n’as jamaisentendu parler cet homme dans la chapelle ?… Alors ne jugepas !… Nul n’a le droit de le juger que Dieu ! Tuentends ! que Dieu ! et la Vierge !…

« Et je suis sortie de la chapelle ensanglotant et en lui baisant les mains !… Et tu esarrivé !… et je n’ai plus voulu voir que notre amour !…et je n’ai plus voulu entendre les cris… et je n’ai plus voulujuger cet homme !… Alors, fais comme moi, monGabriel !… Bouche-toi les oreilles, surveille tes paroles etprends patience !… Patience !… »

Mais Gabriel dit :

« Je ne sais pas ce que le capitaine Hyxa pu te raconter pour t’émouvoir pareillement, mais moi je doutequ’il m’eût convaincu… Il y aura toujours des choses qu’un bravehomme, un vraiment brave homme ne pourra faire ou voirfaire ! » Dolorès parut alors tout à fait au bout de sapatience. Elle jeta brusquement sa cigarette et dit :

« Oui, tu as raison !… Il y a deschoses qu’un brave homme, un vraiment brave homme ne peut faire ouvoir faire, même s’il a beaucoup souffert ! même si les autreslui ont donné beaucoup à pleurer !… Ainsi, toi, Gabriel, toiqui es le plus brave que je connaisse, je suis sûre que si l’ont’avait rapporté mon cadavre mutilé, les seins arrachés, comme ledisait le docteur… »

Gabriel bondit ! Il agrippa d’un poignetterrible la main de Dolorès et, les yeux lançant des flammes, labouche ardente, il s’écria :

« Ah ! je te jure, par laVierge ! que je n’aurais pas eu une seconde de repos que jen’aie répondu, plaie pour plaie, à l’assassin ou aux assassins deDolorès ! Tu sais bien ; tu sais bien que j’aurais eu lesbras rouges de leur sang, jusqu’au coude, et que c’est en rugissantde joie que je leur aurais fouillé les entrailles !…

– Eh bien ! alors, mon Gabriel, aie doncun peu moins d’impatience pour le travail des gens d’ici !

– Mais ce que j’aurais fait là n’a rien àfaire avec les gens d’ici ! J’aurais fait cela, moi !sans réfléchir ! comme un insensé, comme un fou de lavengeance, mais je n’aurais pas fait de la torture ni une science,ni une loi… C’est cela que je trouve horrible !…Horrible !… Dolorès ! dis-moi que toi aussi tu trouvescela horrible !… »

Elle ne répondit pas. Elle l’embrassa sur lespaupières.

« Gabriel a raison ! »m’écriai-je.

Mais ils ne m’entendirent point, à causequ’ils s’embrassaient… J’étais persuadé que je ne trouverais pointde meilleure occasion pour me découvrir que celle-ci. En somme, ilsparaissaient être les seuls sur ce vaisseau maudit à regretter lescrimes qui s’y commettaient ! Leur cœur était sensible. Jepouvais espérer qu’ils comprendraient ma misérable aventure etqu’ils m’aideraient à en sortir.

Ils me donneraient peut-être aussi desnouvelles de la pauvre Amalia et de ses trois petitsenfants !…

Enfin, s’ils me conseillaient de me montrer àcet extraordinaire capitaine Hyx, j’étais à peu près sûr qu’ilstenteraient de plaider ma cause. Bref, ces jeunes gens, à premièrevue, m’étaient tout à fait sympathiques, et bien que je n’eussepoint tout à fait goûté la colère de Gabriel, à propos de lasingulière imagination que Dolorès avait eu d’évoquer son corpsmutilé, je restai persuadé que je ne rencontrerais point d’âme plusdouce à bord du Vengeur !

Déjà, j’avais fait un mouvement pour melivrer, quand une porte s’ouvrit et je vis s’avancer l’Homme auxyeux morts.

« Voilà l’Irlandais », fit la jeunefille… et elle n’avait point l’air de l’aimer beaucoup, car c’estsans aucun entrain qu’elle lui tendit la main. L’autre secoua cettemain énergiquement en demandant :

« Comment êtes-vous ce soir ?

– Nous sommes fatigués, nous allons nouscoucher ! répondit Gabriel. Rien de nouveau ?…

– Rien de nouveau !

– Pourquoi ne nous a-t-on pas laissésdescendre à Madère ? Vous n’aviez rien à craindre de nous àMadère ? »

L’Homme aux yeux morts dans un méchantsourire, dit :

« Oh ! nous sommes restés si peu detemps dans les eaux de Madère… le temps tout juste de ramasser pourle capitaine Hyx quelques tonneaux d’un bon vieux vin qu’il vousfera goûter un de ces jours ! Prenez patience ! c’est duvin pour vous !…

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vousdire ? » s’écrièrent les deux jeunes gens en mêmetemps.

Mais l’autre était déjà parti.

Gabriel et Dolorès se regardèrent. La jeunefille dit :

« Pourquoi nous a-t-il parlé commecela ? Qu’a-t-il voulu dire ? Toujours énigmatique, lelieutenant Smith !… Peut-être a-t-il voulu parler du vinde la vengeance ! »

C’est alors que, n’y tenant plus, je memontrai. Je fis du bruit dans l’escalier et je glissai le long dela rampe assez singulièrement. Ils poussèrent un cri. Je leur jetaiun « chut » ! « Je vous en prie,taisez-vous !… ou je suis perdu ! »

Ils me regardaient avec des yeux immenses.

Un homme tout habillé, comme moi, depavillons, tout enroulé de signaux multicolores, avec la mineinquiète que j’avais certainement sous le désordre de mes cheveuxplats, ne pouvait manquer d’obtenir un certain succès d’épouvanteou d’hilarité, dans la société où, soudain, il faisaitirruption.

Gabriel et Dolorès, après avoir eu peur, semirent à rire comme des enfants qu’ils étaient.

Je compris qu’ils croyaient à une farce. Maisje les détrompai aussitôt en leur racontant, en quelques phrasesbien senties, mon histoire.

Je leur dis tout d’abord que je me confiais àeux car je ne doutais point de leur cœur chevaleresque et je leurdévoilai que cet affreux Irlandais aux yeux morts avait commis àFunchal un véritable crime en s’emparant, avec la complicité dequelques acolytes, d’une femme innocente de tous les crimes qui, ence moment, ensanglantaient la terre. Non seulement ces misérablesavaient emporté la femme, mais encore ses trois petitsenfants !… Et cela dans un but que cet horrible Irlandaisdevait être seul à savoir, car il semblait bien qu’il ne se fûtvanté de son forfait à personne.

« Tout à l’heure, fis-je, je l’écoutais,il a eu bien garde de vous faire part de sa monstrueusebesogne ! C’est en voulant sauver cette malheureuse et safamille que j’ai été conduit moi-même à sauter dans une chaloupe età le poursuivre !… »

Ici, je m’arrêtai une seconde pour souffler,tant l’émotion m’étouffait. Je sentais, du reste, que j’étaisécouté avec une grande sympathie.

« Continuez, me dit la jeune fille…Continuez, mon pauvre homme ! »

Je me mis aux genoux de Dolorès et, après luiavoir narré les incidents de la poursuite et de mon naufrage, etaussi de mon entrée furtive dans le sous-marin, jem’écriai :

« Je suis sûr, mademoiselle, que vousm’aiderez à arracher cette pauvre femme et ses pauvres petitsenfants des mains de ces bandits !

– Qui est-elle ?… Comments’appelle-t-elle ?… demanda Gabriel qui n’avait encore riendit.

– Ça n’est pas une Allemande, répliquai-je enme tournant vers Gabriel… Je le jure !… C’est une bonnebourgeoise, comme moi, du bon pays de Gutland…

– Mais comment donc s’appelle son mari ?reprit Gabriel.

– C’est ni plus ni moins que l’amiral Heinrichvon Treischke ! » Je n’avais pas plutôt prononcé cesderniers mots que les deux jeunes gens m’agrippaient avec unebrutalité extraordinaire et me criaient ou plutôt me vociféraientdans la figure :

« La femme de l’amiral vonTreischke ! La femme de l’amiral von Treischke est ici !…La femme de ce bandit !… de ce misérable !… de cetassassin !… » (et autres termes approchants).

Sur ces entrefaites, des serviteurs, attiréspar le bruit, accoururent, et les deux jeunes gens me livrèrent àeux avec des menaces de sauvages dont je ne distinguais point toutà fait le sens, mais qui s’adressaient certainement à l’ami del’amiral von Treischke. Au fait, je ne saisis bien qu’une phraselancée par Dolorès au moment où j’étais entraîné loin de la pièceet bourré de coups.

« Ah ! je comprends maintenant,disait-elle, pourquoi le capitaine a fait de la si belle musique cesoir ! »

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