Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 16LE CAPITAINE HYX

Le capitaine Hyx avait un loup de velours noirsur les yeux. C’était un homme d’une taille légèrement au-dessus dela moyenne, à la démarche solide et élégante à la fois, en dépitd’une tendance légère à l’embonpoint.

L’ovale du visage était distingué, la boucheétait fine ; le menton avait dû être, au temps de la pleineforce de l’âge, d’un dessin assez « autoritaire » ;maintenant les lignes en étaient un peu empâtées.

Sous le loup, on devinait un profil droit,ferme, esthétique. Les regards qui passaient par les trous duvelours n’avaient rien de fulgurant. Ils étaient plutôt aimables,du moins me parurent-ils tels dans le moment.

On pouvait dire du capitaine Hyx que c’étaitencore un très bel homme. La double volute de ses cheveuxépais, harmonieusement partagés par une raie médiane, était à peinegrisonnante.

Il n’avait rien de ce que je m’attendais àtrouver chez le maître d’une œuvre aussi formidable que celle qu’ilavait enfermée dans les flancs du Vengeur.

Oui, je m’attendais nécessairement à quelquechose de fatal, de théâtral même. Or, cet homme, s’il n’avait paseu son masque, me fût certainement apparu comme le plus simple desamphitryons.

Encore, la première chose à laquelle il pensa,après nous avoir souhaité la bienvenue, fut-elle de s’excuser de lanécessité où il était de porter toujours, sur ses yeux, cette loquenoire qui lui donnait, disait-il, un air bien ridicule !

« J’ai toujours l’air d’un déguisé et dejouer la comédie à Venise ! Mais que voulez-vous ?… jen’ai pas trouvé autre chose pour dissimuler suffisamment mon visagede telle sorte que l’on ne me reconnût point !… Ceci n’estpoint le moindre supplice qui m’ait été infligé parmi beaucoupd’autres, ajouta-t-il sur le ton d’une paisible mélancolie,mais je n’ai le droit d’être reconnu parpersonne ! »

Il me remercia d’avoir bien voulu accepter soninvitation et s’excusa de la nécessité où l’on avait été de meloger avec les prisonniers ordinaires, mais il m’avoua que, dans lemoment, il n’y avait plus que très peu de place à bord duVengeur. Par la même occasion il m’apprit que la señoritaDolorès, qui était bien la bonté elle-même descendue sur la terre,n’avait pas hésité à sacrifier la moitié de son appartement pourque Mme l’amirale von Treischke pût s’y loger avec sesenfants, loin de la société des officiers allemands, « sociétésouvent encombrante », ajouta doucement le capitaine Hyx, etquelquefois « bruyante » !

« Mais l’oncle Ulrich aura la faculté devenir nous voir ? demanda alors Amalia.

– Je ne vois aucun inconvénient à cela,madame », lui fut-il répondu.

Je regardai le capitaine Hyx ; il n’avaitpas eu un tressaillement, pas la moindre rougeur sous son loup, etsurtout il n’avait marqué aucun embarras.

Au même instant, il offrit son bras à Amaliapour passer à table ; j’offris le mien à Dolorès, et nouscommençâmes de déjeuner en nous faisant mille politesses.

Pour me prouver à moi-même que j’étais encorecapable de prononcer quelques mots de suite sans tropd’incohérence, je hasardais un compliment sur le luxe de la salleoù nous nous trouvions et sur les aménagements de notre vaisseausous-marin. À quoi Dolorès, qui paraissait renseignée, répondittout de go que Le Vengeur avait coûté deux centsmillions.

– Deux cents millions ?

– Deux cents millions !…

– Vous êtes bien riche ! monsieur, fis-jesimplement.

– Oh ! répondit le capitaine en regardantson assiette, j’ai quelques rentes ! » (Il avait rougilégèrement.)

Deux cents millions ! Deux fois ce quecoûte aujourd’hui un superdreadnought !… Si cet hommequi était en face de moi était assez riche pour s’offrir un enginpareil et s’il avait le dessein de garder pour lui le secret de soneffroyable et luxueuse fantaisie, il faisait bien de ne se pointmontrer sans son masque, car ils sont encore assez rares sur leglobe les capitalistes de cette envergure !

« Et savez-vous une des raisons pourlesquelles il a coûté si cher ? demanda encore Amalia, qui,décidément, brûlait d’enthousiasme pour ce Vengeur.

– Ma foi non ! lui répondis-je, maisj’espère, chère Amalia, que vous aurez la bonté de m’eninstruire…

– Eh bien ! c’est qu’il a été construiten six mois, dans les circonstances les plus difficiles et dans leplus grand secret !… De fait, ajouta-t-elle, en se tournantvers le capitaine Hyx, il est une chose certaine, c’est quenous n’en avons rien su !… pas même mon mari, quicependant me disait : “Nous sommes au courant de tout ce quise fabrique, dans toutes les parties du monde, pour lesalliés : il leur est impossible de garder le secret de la pluspetite invention et nous savons en profiter avant même qu’ilsn’aient songé à la réaliser !…” Et mon mari était bien placépour tout savoir ! Je n’ai pas besoin de vous ledire !

– Vous êtes descendue quelquefois, madame,avec votre mari, dans un sous-marin ?

– Mais oui, capitaine ; aussi comprenezmon impatience de visiter celui-ci, qui est si différent desautres !

– Il est vrai que Le Vengeur est deuxfois vaste comme le plus grand de vos derniers sous-marins et qu’ilse meut presque entièrement à l’électricité.

– Il vous faut tout de même revenir en surfacepour faire de l’air ?

– Nous avons de l’air comprimé en quantitéconsidérable et nous pouvons fabriquer notre air s’il nousplaît !

– Ah ! capitaine ! s’exclama Amalia,vous ne connaissez pas votre bonheur !… Chez nous,comme l’air s’échauffe, il devient pauvre et se mêle aux odeurs del’huile de la machine. L’atmosphère devient terrible. Une envie dedormir insurmontable prend souvent les nouveaux embarqués, qui fontappel à toute leur volonté pour rester éveillés. Les histoiresqu’il n’y a pas de mal de mer sur les sous-marins ne sont pasvraies. Quand il y a mauvais temps ou que nous sommes àproximité de l’ennemi, nous restons longtemps en plongée,si bien que l’air est extraordinairement mauvais. Chaque homme,excepté ceux qui sont de service, reçoit l’ordre de se coucher, derester absolument tranquille, ne faisant que les manœuvresindispensables, car tous les mouvements amènent les poumons àabsorber de l’oxygène, et l’oxygène doit être ménagé ! Ainsil’homme assoiffé, dans un désert, s’efforce de n’absorber sadernière goutte d’eau que le plus tard possible !

« Il ne peut être fait aucun feu, parceque le feu brûle de l’oxygène, et la puissance électrique desaccumulateurs est trop précieuse pour être gaspillée pour lacuisine.

« Nous mangions donc froid pendantnos croisières. Je vous ai dit qu’il n’y avait pas desalle à manger à bord de nos bateaux ; il y en a même quimanquent de cuisine. Ah ! la vie n’y est vraiment pas drôle,mon cher capitaine !… »

Elle lui disait « mon chercapitaine » ! Elle trouvait la vie drôle, à borddu Vengeur ! Quant à moi, je ne tenais plus sur machaise et je regardais avec consternation Amalia qui, tout enbavardant, faisait honneur à une admirable truite au bleu dont laprésence sur cette table ne me paraissait pas le moindre desmystères qui nous entouraient…

« Oh ! madame ! protestaaimablement le capitaine, il y a longtemps que votre mari ne vous aconduit à bord d’un sous-marin ?

– Mais, capitaine, ma dernière visite àWilhelmshaven date de deux mois avant la guerre…

– Oui !… Eh bien, madame, vousdemanderez à votre mari, après la guerre, de vous fairevisiter les derniers bateaux sortis de ses chantiers, vous ne lesreconnaîtrez plus !… Et je suis sûr que vos ingénieurs aurontcertainement trouvé la place d’une cuisine et d’une salle à mangerdans les demi-monstres qu’ils sont en train de construire.Je ne pense certes pas que l’on y mène une vie beaucoup plusagréable, toujours à cause de l’horrible odeur de la machine et dela place immense prise par les approvisionnements de combustibles,mais tout de même on peut y faire griller unecôtelette ! »

Avais-je bien entendu ? « Vousdemanderez à votre mari, après la guerre ! » Cessyllabes, qui n’avaient produit aucun effet sur Amalia,m’étourdissaient. Devais-je me laisser aller au prodigieux espoirqu’elles répandaient en moi ? Serait-il bien vrai qu’Amalian’était pas menacée ? Ou le capitaine Hyx se moquait-ilcruellement de nous en endormant notre confiance, en jouant avecnotre bonne foi ? Questions formidables !… Espoirdangereux !… On saisira facilement qu’après le spectacle toutà fait exceptionnel auquel j’avais assisté et qui s’était terminépar l’ablation de la langue de l’oncle Ulrich je ne pouvaisconsentir à être rassuré sur rien !

J’ai essayé de faire comprendre les sentimentsdivers que j’éprouvais tour à tour en face de cette singulièresilhouette masquée, qui, par moment, ne m’était pas tropantipathique (pas assez antipathique, certes), malgré sescrimes !

Je vous jure que, dans la minute où iloffrait, par exemple, cette rose enflammée à Amalia, laquellel’avait respirée en souriant, puis l’avait glissée dans soncorsage, je pouvais difficilement admettre qu’une aussi bonne grâce(celle du capitaine masqué) dissimulât le plus horribledessein !

Car, enfin, rien ne force cet homme à offrirdes roses, rien ne le force à inviter des gens à satable !

Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ?

Il a l’air d’un bourgeois très chic, quiintrigue une dame et quelques amis, un soir de souper, après bal àl’Opéra. Tout à l’heure, il va ôter son masque et nous allons bienrire… à moins qu’il ne nous fasse conduire dans sa blancheclinique entre le Chinois, le photographe et le père Latuile, dontje ne connais encore bien que les pieds rouges…

Seigneur ! comment tout celafinira-t-il ?…

À quel pays, à quelle race appartient lecapitaine Hyx ? J’ai pu d’abord le prendre pour un Américainde l’est ; puis, en y réfléchissant pour un Anglais des comtésdu nord ; puis pour un Espagnol, car il a parlé espagnol avecune pureté et une facilité que peut lui envier Dolorès. Il n’a pasencore eu l’occasion de parler français. Mais tout à l’heure je luiparlerai français et nous verrons comment il me répondra.

Amalia, sans se douter de ce qui se passait enmoi, continuait donc à ne s’intéresser qu’aux mystèresscientifiques du Vengeur, comme s’il n’y en avait pointd’autres plus redoutables à pénétrer !…

« Mais alors, dit-elle, commentfaites-vous, vous, pour ne marcher presque entièrement qu’àl’électricité ?… Suis-je indiscrète ?

– Oui ! mais tout est permis aux joliesfemmes, répliqua le capitaine. Seulement, je ne vous répondrai qu’àmoitié… Sachez seulement qu’au fur et à mesure que notreélectricité nous fournit de la vitesse notre vitesse nous fournitde l’électricité !…

– Mais alors ! s’exclama encore Amalia,que j’avais rarement vue dans un état d’énervement pareil, vousavez trouvé le mouvement perpétuel ? »

Le capitaine Hyx secoua la tête et répondit enattirant l’attention de ces dames sur un superbe morceau de veau endaube (quelle daube !) préparé comme à l’auberge du village« par ma cuisinière française » ! dit-il.

J’imaginai qu’il devait avoir un systèmeutilisant le frottement des flancs du vaisseau sur les eaux ;mais j’avouerai que des pensées trop angoissantes et qui n’avaientrien à faire avec la solution d’un problème purement scientifiqueme détournaient d’approfondir ce mystère de mécanique.

Du reste, à ce point de vue, j’étais décidé àne plus m’étonner de rien, et ceux de ma génération qui ont assistéaux miracles rapides de la navigation sous-marine et aérienne,miracles qui contredisent quotidiennement les vérités scientifiquesde la veille ou tout au moins d’il y a dix ans, seront, j’en suissûr, dans le même état d’esprit qu moi !

Soudain un incident. Amalia ademandé :

« Comment avez-vous eu cette idée,tout d’un coup, qu’il vous fallait un vaisseau commeLe Vengeur, dans les six mois ? »

Le capitaine, visiblement, a tressailli. Trèspâle sous son masque, il s’est penché vers Amalia :« Oui, tout d’un coup ! répéta-t-il… toutd’un coup !… c’est ainsi que m’est venue cette idée duVengeur ! ». Et puis, matant une émotionsouveraine, il se ressaisit et, très rapidement, donne desexplications… des explications techniques… qui expliquent un peu lesous-marin, mais qui ne l’expliquent pas, lui, capitaineHyx !

« Figurez-vous que lorsque, tout àcoup, m’est venue cette idée-là, je cherchais en Angleterre,en France, en Amérique, dans le monde entier qui n’est pasencore allemand, un constructeur, le génial constructeur de“mon idée du Vengeur” ! On parlait beaucoup à cetteépoque de M. Simon Lecke, le grand constructeur des naviresaméricains de Bridgeport, l’ingénieur et l’inventeur que ses amisappellent aujourd’hui le nouvel Edison. Simon Lecke était alors enpossession d’un paquet de chiffons de papier représentant unevaleur de quinze millions et portant les signatures de l’amiralBarandon, alors chef de Krupp Germania Werit, d’Otto Extus,sous-directeur de la même société, et du vice-amiral von Treischke,votre mari, madame. Ces quinze millions (en papier) représentaientle prix d’une invention qui ne lui fut jamais payée. Voici, à cetégard, les déclarations de M. Simon Lecke : “J’ai pu voirrécemment quelques sous-marins allemands, entre autres leV.-G., et j’ai pu facilement me rendre comptequ’extérieurement ils comportent tous les détails de l’inventionque j’ai été sur le point de céder au kaiser. Ma superstructureflottante est fixée à tous les sous-marins prussiens et je croispouvoir affirmer qu’ils sont également munis de roues par moicréées qui permettent au bateau de rouler sur le fond de la mer etd’éviter ainsi les mines. Ils ont encore mon omniscope, moncompartiment de scaphandriers et mon hydroplane.

« “Il y a une dizaine d’années, j’avaisremis chez Krupp, outre mes brevets, mes photographies et mes planssoigneusement cotés, ainsi que la liste des brevets étrangers. Lesdirecteurs m’avaient donné leur parole d’honneur de ne riendivulguer. Plus tard, lorsque je protestai contre la non-exécutiondes engagements pris par le kaiser, le chef du bureau des brevetsme répondit simplement :

« “– Il vous est interdit de breveter enAllemagne quoi que ce soit concernant la guerre.

« “Et c’est ainsi qu’on se dégagea de laparole donnée et qu’on déchira le chiffon de papier qui portait lasignature des représentants du kaiser et de l’honneurallemand !…”

« Ces quinze millions, continua lecapitaine Hyx, j’allai les offrir moi-même à M. Simon Leckepour qu’il voulût bien consacrer son génie à la réalisation del’idée que je venais d’avoir tout à coup, relativement ausous-marin Le Vengeur. Je ne puis entrer dans le détaildes conversations que nous eûmes à ce propos, mais quand il eutappris de moi, sous le sceau du plus grand secret, de quoi toutà fait il était question, cet honnête homme me dit : “Ona fait beaucoup mieux depuis ! En tout cas, on est sur lepoint ; de faire beaucoup mieux ! Allez donc trouverEdison !”

« J’allai donc trouver Edison, quicommença par me déclarer qu’il travaillait en effet à résoudrecertains problèmes sous-marins dont la solution ; dans sapensée, devait bientôt rendre toute guerre maritime impossible. Enconséquence, il ajouta que, si je venais le trouver dans le desseinde faire la guerre, je n’avais qu’à remporter mes millions Mais,si Edison est un grand pacifiste, moi je suis un grandphilanthrope, et je finis par m’entendre avec un desprincipaux ingénieurs de sa maison !… Pardon, mesdames,voulez-vous allumer une cigarette ? »

Ces dames acceptèrent avec empressement. Quantà moi, je suffoquais littéralement : le capitaine Hyx, unphilanthrope !

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