Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 22L’AUTRE REQUIN

« On va se préparer à quelqueexercice ? fis-je.

– Non point, répliqua-t-il. On va livrercombat ! Les sonnettes électriques commandent aux hommes de sepréparer et ordonnent la clôture intégrale du Vengeur etla fermeture des verrières à cause des explosionsextérieures !…

– Et à qui, à quoi va-t-on livrercombat ? »

J’avouerai tout de suite que cette nouvelleaventure, venant compliquer toutes les autres, dans le moment oùj’avais l’esprit occupé d’une façon si particulièrement sinistre,m’apparaissait comme l’une des moins désirables, assurément. Ledocteur n’eut point de peine à s’apercevoir de mon furieux émoi.Oui, furieux ! car c’était bien de la colère, plutôt que de lapeur, qui me mettait en révolte, à la fin, contre tant deméchanceté du sort.

Pourquoi tant d’acharnement après moi ?Qu’avais-je donc fait au ciel pour qu’il me forçât à prendre mapart, au fond des eaux, d’un combat qui ne me regardait en rien etqui était bien le plus dangereux de tous les combats ? Dumoins, je me l’imaginais ainsi, et c’est en vain que le docteur,pour me rassurer, m’affirma encore que « ce ne seraitrien » !…

« Ils ont dû rencontrer quelquesous-marin allemand auquel ils donnent la chasse ! Ça nedurera pas longtemps, allez ! Du reste, si vous voulezvoir : le spectacle en vaut la peine ! »

Je me laissai conduire par lui à travers lescoursives. Il me parut qu’il y avait un grand mouvement dans levaisseau. Les sonneries électriques ne cessaient point de se faireentendre et nous rencontrâmes des groupes de matelots qui sepressaient vers les postes d’équipage.

« Vous comprenez ? Ils vont semettre sur leur trente et un ! » me dit ledocteur.

Mais je ne comprenais pas du tout ! Je nevoyais pas la nécessité pour un équipage qui se prépare à luttercontre un sous-marin – alors que chacun, par conséquent, doit sepréoccuper, avant tout, d’occuper son poste de combat – d’allerperdre son temps à se mettre sur son trente etun !

Événement plus extraordinaire encore… Commenous passions en toute hâte devant le quartier des prisonniers,« mon quartier », la porte qui donnait accès dans cettepartie réservée du Vengeur s’ouvrit et nous dûmes reculerjusque dans une autre galerie pour laisser passer le défilé desprisonniers boches. Du moins, il y en avait, une certaine quantité…j’en comptai une soixantaine qui étaient vraiment encore toutentiers et une trentaine auxquels il manquait soit un bras,soit une main, soit une jambe… Les prisonniers à béquillesprécédaient tous les autres. En tête du cortège marchait unedemi-douzaine de fusiliers du Vengeur, l’arme au bras.Derrière, un peloton de douze hommes, baïonnette au canon, fermaitla marche.

« Ce sont les otages et lesdemi-otages, que l’on emmène voir le résultat du combat.C’est leur seule distraction, avec, quelquefois, la pêche à laligne !… » me dit le docteur, avec un sérieux d’unetristesse incroyable…

Je ne m’attarderai point à essayer de saisirle sens de cette nouvelle incohérence, d’autant plus que le docteurs’était mis à courir en me criant :

« Tâchons d’arriver à temps ! C’estsi vite fait ! »

Je grimpai à une échelle derrière lui et nousnous trouvâmes dans la chambre des instruments.

« On peut entrer ? demanda-t-il à unofficier avec lequel j’avais fait récemment connaissance, et quiétait penché sur l’écran de vision dont j’ai déjà eu l’occasion deparler.

– Mais comment donc, docteur ! Entrezvite, je crois qu’on va s’amuser !… »

Ce n’était pas la première fois quej’entendais cet officier parler ainsi et sur ce ton enjoué. Lematin même, comme je cherchais mon chemin pour me rendre audéjeuner du capitaine Hyx, il m’avait fait un bout de conduite ettenu une conversation des plus agréables sur la vie du bord, depuisque le capitaine Hyx avait trouvé le moyen de supprimer le mal demer ! Il avait une de ces bonnes figures de« midship », enluminée, joyeuse et jeune, qui contrastaitavec tout ce que j’avais pu rencontrer sur Le Vengeur.

Il m’avait avoué qu’il avait déserté la marineaméricaine et qu’il aurait aussi bien déserté toutes les marines dumonde à cause du malheur qu’il avait lui, officier de marine, de nepouvoir mettre le pied sur un bateau sans être pris de nausées à enmourir. C’était l’ingénieur en chef mécanicien Mabell, dont ilétait l’ami depuis le jeune âge, qui l’avait conduit ici avec laseule promesse « qu’il ne serait plus jamais malade enmer ». Je crois bien me rappeler que, pour justifier encore àmes yeux sa présence et ses services à bord du Vengeur, ilme confia vaguement qu’il avait eu quelque parent assassiné par lesBoches, mais je ne saurais l’affirmer ; en tout cas, il nesemblait attacher à ce détail qu’une très mince importance. Il meparut être de ceux qui disent couramment : « C’estbien assez d’être homme pour les haïr, sans qu’il soit besoinqu’ils aient fait quelque chose ! »

Comme il m’avait adressé un petit signeencourageant de la main qu’il avait libre (l’autre s’appuyait surquelque bouton de commande), je m’avançai derrière le docteur, necraignant plus d’être indiscret. Nous vîmes alors sur l’écran unpetit navire de guerre qui manœuvrait à la surface des eaux. Cedevait être un destroyer. Il paraissait d’une grande agilité etchangeait à chaque instant de route, comme s’il cherchait quelquechose.

« Ce n’est point ce contre-torpilleur quenous allons combattre ? fis-je. Où sommes-nousdonc ?…

– Ceci est un destroyer anglais, répondit lejoyeux midship, et, quant à pouvoir vous dire notre point exact, jen’en ai pas le droit. Mais je puis toujours vous faire connaîtreque nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de lamer !

– Et qui allez-vous combattre ?

– Mais un sous-marin boche auquel ce destroyerdonne la chasse et qui n’ose plus montrer son périscope !…But misfortune never come single ! (Mais un malheurn’arrive jamais seul.) Le boche sous-marin doit être embêté en cemoment, car ses microphones lui ont certainement signalé unsous-marin à ses côtés, et certes il doit douter à cette heure quece sous-marin soit un ami !

– Mais il ne vous a pas encore aperçu ?demandai-je.

– Personne ne peut nous voir ! Cependantnous, avec nos phares à lumière froide, nous ne le quittons passous les eaux !…

– À quoi vos phares peuvent-ils vous êtreutiles si, pendant le combat, vous êtes aussi aveugle que lui,c’est-à-dire si vous êtes dans la nécessité de tenir prudemment vosvolets clos au-dessus de vos verrières ?

– Eh bien ! et nos yeuxélectriques ?…

– Mais c’est pour voir en surface !

– Ah bah ! Et pourquoi cela ?…Dessus et dessous !… Vous savez bien que l’onphotographie le fond de la mer ! Nous, nous lecinématographions ! Du reste, attendez, vous allezvoir. »

Et l’officier m’indiqua en face de lui, contrele mur de tôle boulonnée, un autre écran que j’avais pris toutd’abord pour un écran de rechange et qui s’illumina tout à coup surun ordre qu’il lança par un tube porte-voix…

Alors ce second écran, auquel aboutissaientune dizaine de fils électriques, nous montra, naviguant entre deuxeaux, un sous-marin !

« L’un des derniers modèlesboches », nous dit l’officier.

Pourquoi cacher que j’étais tout à faittroublé ?

Nous avions là devant nous, au fond de la mer,comme un grand poisson d’acier vivant, et bien autrement redoutableque tous les requins de la création ! On assistait aumouvement des eaux autour de son hélice. De temps en temps, etaprès une certaine hésitation, le bec effilé de l’énorme animalpiquait dans une direction nouvelle.

« Vous pourriez croire qu’il marche trèsdoucement, et cependant il use de toute sa vitesse ! nousexpliqua gaiement le midship ; seulement, comme nous marchonsà la même vitesse que lui, il ne nous paraît vraiment se mouvoirque lorsqu’il change de direction !…

– À quelle distance sommes-nous delui ?

– À un quart de mille anglais, exactement, etnous nous maintenons imperturbablement à cette distance, quoi qu’ilfasse, quoi qu’il tente !… Cela, il doit le savoir ! Sesinstruments ne le lui cachent pas !… Je vous dis qu’ilsdoivent commencer à devenir tous enragés là dedans !…

– Mais enfin, m’écriai-je, ils pensent tout demême bien, s’ils sont si enragés que cela, à nous envoyer unetorpille, et vous ne pouvez pas être toujours sûr, après tout, quecette torpille ne nous touchera pas !… Tenez ! qu’est-ceque c’est que ça ?… qu’est-ce que c’est que ça ?m’écriai-je.

– Eh bien ! fit tranquillement lemidship, vous le voyez bien !… c’est la torpilleannoncée !… Indeed it is delightful ! (Envérité, c’est délicieux).

– Une torpille lancée contre ledestroyer ?… demandai-je, haletant.

– Contre le destroyer ?… Regardez où ilest, le destroyer ! »

Je reportai mon regard sur le premier écranqui était à plat sur la table la plus proche, et je n’aperçus plus,au ras de l’horizon maritime, qu’une petite fumée blanche quis’éloignait. Le destroyer avait perdu la cible et renonçait sansdoute à la chasse, ou s’en allait chasser ailleurs.

« Mais alors, c’est pour nous, latorpille ?

– All right ! Mais oui, c’estpour nous ! c’est pour nous ! Elle arrive ! ellearrive ! »

Ceci fut dit en français avec un accentinénarrable.

De fait, on la voyait parfaitement arriver…elle grossissait à vue d’œil électrique sur l’écran, et c’est celaqui faisait rire l’officier ! Je remarquai que le docteur,lui, ne riait pas !

« Elle arrive en plein, déclara ledocteur, il n’y a pas d’erreur ! Il serait peut-être temps defaire manœuvrer la dérive !

– Pensez-vous que nous allons perdre de l’aircomprimé à chasser les joujoux de ces messieurs ! Laissons-less’amuser !… »

Sur l’écran la torpille grossissait,grossissait, grossissait !… Toutefois, en grossissant, ellegagnait le bord supérieur de l’écran…

« Vous voyez bien, dit l’officier enriant, qu’elle passe au-dessus de nous !… »

Et il daigna expliquer à de faiblesmortels :

« Ces messieurs “tirent à l’estime”, maisils ne peuvent pas estimer que nous sommes à soixante-dix mètresau-dessous du niveau de la mer !… Cela dépasse leurimagination !… Ils nous croient à leur hauteur, tout auplus ! car ils sont descendus, eux, aussi bas qu’ils peuventdescendre sans danger, et cela pour fuir l’ennemi qui ne les quittepas et qu’ils ne peuvent pas voir !… mais qu’ilssentent ! qu’ils entendent !… Vous savez que lapropagation du son dans l’eau est infiniment plus rapide et plusretentissante que dans l’air…

– Oui, oui ! nous savons, dit le docteurd’un air bonhomme tout à la fois et un peu agacé, mais voici uneautre torpille !…

– Encore dix mille Marks defichus ! » blagua le midship. Pendant que la torpillevenait sur nous en grossissant et en nous donnant l’illusionqu’elle allait pénétrer jusque dans la salle où nous noustrouvions, une sonnerie électrique avait retenti au téléphone.

Allongeant le bras, sans cesser de surveillerses écrans, l’officier avait décroché l’appareil ; etécoutait. Quand il eut fini :

« All right ! fit-il…le capitaine s’impatiente !… Du reste, voici lesous-marin qui remonte aussi vite qu’il peut !… Il voudraitbien pouvoir sortir sa longue-vue pour avoir des nouvelles dudestroyer ! Le destroyer en haut, nous en bas, ce n’est pasdrôle pour lui ! Indeed ! Mais on va fairecesser toutes ses angoisses !… »

Ce disant, l’officier manœuvrait d’une mainqui n’hésitait jamais diverses manettes et leviers qui setrouvaient à sa portée, appuyait sur des boutons électriques… l’œilsur l’écran vertical…

Maintenant c’était le sous-marin quigrossissait et dont la silhouette se déformait singulièrement, neprésentant plus cette ligne parfaite du cigare qu’il avait tout àl’heure.

« Nous nous rapprochons, de lui, etnous montons sous lui ! Attention ! annonça lemidship, nous allons lui envoyer une de nos torpilles, “de chasseoblique, en hauteur !…” »

L’officier se tut ; puis, tout à coup, ilappuya sur un bouton électrique sous lequel je lus ce motfrançais : « Feu ! »

« La torpille est lancée ! dit ledocteur… Allez-vous leur en envoyer une autre ?… Si vousprévoyez un nouveau coup, nous pourrions, monsieur et moi, allervoir le départ de la torpille dans la “chambre des tubes”…

– Regardez !… Vous allez en savoir aussilong que moi !… »

Nos yeux fixés sur l’écran vertical nousmontraient une prodigieuse torpille qui se vissait dans l’eau avecune rapidité beaucoup plus grande que celle que nous avions pu voirpasser précédemment au-dessus de nous… Cette torpille, très vite,diminuait ; diminuait, mais le sous-marin diminuait en mêmetemps d’une façon des plus appréciables…

« Vous voyez bien qu’ils voient, euxaussi, m’écriai-je. Ils fuient la torpille !

– Illusion d’optique ! répliqual’officier ; c’est nous qui nous éloignons maintenant dusous-marin !… Un beau bateau tout de même ! Savez-vousqu’ils peuvent bien être soixante là-dedans ! soixantedont pas un n’échappera !…

– J’aime mieux qu’ils meurent commeça ! exprima le docteur à voix basse.

– Ah ! et puis, où les mettrait-on ?ricana le gai midship, nous avons notre pleind’otages !… Attention !… je crois que ça yest !… Si nous les touchons, nous allons entendre quelquechose !… Songez donc que leurs torpilles, genre whitehead, necontiennent que 75 kilos de coton-poudre, tandis que les nôtres enont 180 kilos !… »

Presque aussitôt l’explosion se produisit.Nous fûmes comme au centre de la conflagration, ou, pour mieux mefaire entendre, l’éclat vibratoire fut tel autour de nous quej’imaginai que j’étais « au centre d’un coup detonnerre », ce qui, évidemment, ne veut rien dire du tout,mais ce qui, cependant, rend admirablement ma pensée.

« Comprenez-vous maintenant pourquoi,malgré notre supériorité et la quasi-certitude où nous sommes de nepas être touchés, nous fermons tout de même nosfenêtres ? me demanda l’officier qui était dans un étatd’allégresse extrême. »

Sans attendre ma réponse, il lança, par untube acoustique, dans la chambre des tubes, ce seul mot enfrançais : « Compliment ! »

Et il ajouta en anglais, en riant tropbruyamment avec de jeunes dents terribles :« Contentment is better than wealth ! »(Contentement passe richesse).

J’aurais voulu rester en face de l’écran oùl’on commençait à distinguer quelque chose dans la confusionsoudaine où s’était comme évanouie l’image jusqu’alors très nettedu sous-marin, mais le docteur m’entraînait.

« Venez, dit-il, venez, on va ouvrirles fenêtres !… »

Et sans me demander mon avis il me fitdescendre l’échelle plus rapidement encore que je ne l’avaismontée…

« En somme, lui disais-je, en le suivantdans la coursive, cet officier que nous venons de quitter vient decouler à lui tout seul le sous-marin ! Qu’est-ce que lesautres ont fait ?

– Rien ! à l’exception de l’homme qui aenvoyé la torpille !… Il est exact que cet officier et soncanonnier sont en effet les deux seuls qui aient combattu ! Ilest regrettable, continua cet excellent docteur, que nous n’ayonspas eu le temps de descendre dans la “chambre des tubes”, vousauriez assisté à la manœuvre, qui n’est pas banale ! Mais cesera pour la prochaine fois ! Une chose particulièrementintéressante est le maniement de l’appareil de visée avec son œilélectrique, car ici, contrairement à ce qui se passe dans lesautres sous-marins où les hommes n’ont à s’occuper que de passerles projectiles dans les tubes, de vider ceux-ci de leur eau, aprèsle tir, par le truchement des pompes, puis de les recharger pourtirer au commandement sans voir, les canonniers duVengeur ont des écrans de visée à œil électriquecorrespondant à des disques de manœuvre pour ledéplacement des tubes ! Nos tubes sont de vraiscanons et les hommes qui les servent de vraiscanonniers !…

– Oui ! oui ! c’estextraordinaire !… extraordinaire !… L’officier en hautdans la chambre des instruments et le canonnier en bas avec sestubes !… Et voilà soixante hommes morts sans qu’on se soitbeaucoup dérangé, en somme !

– Certes ! cela ne dérange guère, ensomme, comme vous dites !…

– Mais alors, continuai-je, pourquoi tout ceremue-ménage ? Tous ces matelots qui couraient commeaffolés ? Ces sonneries électriques qui annonçaient lebranle-bas de combat ?… Quel branle-bas de combat ?…Pourriez-vous me le dire ?…

– Je vous l’ai dit… Ils allaient se mettresur leur trente et un ! » Décidément, le docteurm’agaçait avec son trente et un !

Enfin je courais derrière lui dans lescoursives, sans bien me rendre compte de mes pas… Du reste, dans cenavire, il me semblait que j’étais toujours perdu, et chaque foisque je me retrouvais dans un endroit connu de moi, je ne pouvaisretenir une exclamation !

Aussi m’écriai-je encore quand je découvrisque nous nous retrouvions dans l’immense salle de gala, tout auhaut de la galerie des orgues, à quelques pas du grand escalier demarbre à double révolution. Mais cette fois encore, mon étonnementavait son excuse…

De l’endroit où nous nous trouvions, notreregard embrassait l’ensemble d’une scène qui n’avait rien de banal.Il y avait là une double troupe au repos, alignée comme pourquelque revue.

La première, dont le premier rang touchaitpresque la grande tapisserie de la fameuse Bataille deRuyter, était composée de tous les prisonniers (indemnes oumutilés) que nous avions vus défiler dans les coursives ; laseconde troupe, c’était l’équipage, l’équipage en grande tenue,sur son trente et un !…

Cette seconde troupe s’alignait exactementderrière la première ; elle était armée et l’on eût pu croirequ’elle était là exclusivement pour surveiller la première, bienqu’elle occupât ce poste, comme nous le vîmes bientôt, pour sonplaisir particulier.

Je comptai, approximativement, que nouspouvions avoir affaire en tout (équipage et prisonniers) à cinqcents hommes. Le plus grand silence régnait dans la vaste salletoute éclatante des feux électriques.

Derrière l’équipage, sur les premiers degrésde l’escalier de marbre, se tenaient, les bras croisés, lesofficiers. Un peu plus haut, au premier palier de cet escalier, sedressait, immobile, la forte silhouette de l’Irlandais. L’Homme auxyeux de mort penchait la tête, sur un petit livre dans lequel ilparaissait lire des prières.

Je ne vis pas le capitaine Hyx.

Soudain, les lampes s’éteignirent à demi,cependant que la tapisserie qui cachait la grande verrière auxpuissantes armatures de cuivre se relevait comme il était arrivélorsqu’il m’avait été donné de contempler, pour la première fois,les abîmes de l’océan, et le combat des thons et du requin ;et nous aperçûmes, au centre des eaux illuminées, l’autrerequin, frappé, lui aussi, à mort.

Le Vengeur s’était tout à faitrapproché du sous-marin, qui n’était plus qu’une énorme épaveéventrée, éclatée, qui coulait, coulait… descendait… Et nousdescendions avec elle !…

Il nous paraissait que nous coulions avecelle !… Seulement, nous, nous avions gardé la liberté de nosmouvements et nous faisions lentement le tour de cette formidabledépouille !

On distinguait bien des détails quiattestaient que nous nous trouvions, en effet, devant l’un desderniers modèles sortis des ateliers teutons. Ainsi, les deuxtourelles qui contenaient des canons de 100 millimètres (s’ilfallait en croire les dernières indiscrétions qui étaient venues àmon oreille à Madère) apparaissaient très nettement parmi lessuperstructures.

Les kiosques, qui sont garnis de glacesépaisses permettant aux officiers de surveiller directementl’horizon quand le sous-marin navigue à l’état lège,c’est-à-dire à fleur d’eau (avec la seule émersion des ditskiosques) nous montraient leurs capots impénétrables hermétiquementclos sur le mystère du drame intérieur.

Il fallait regarder par-dessous pourapercevoir la hideuse ouverture que nous venions de pratiquer dansle monstre de fer. Et tout à coup ce trou lugubre laissa glisserdes choses informes, lourdes, énormes et aussi des débrisinnommables, comme précédemment s’étaient échappées, du ventreouvert du requin, les entrailles.

Le sous-marin se vidait par la prodigieuseplaie que nous lui avions faite.

Et, comme pour le requin, la mer devint rougeautour de lui ! Lui aussi eut un dernier soubresaut et seretourna complètement sur lui-même.

Et puis, voilà ce que nous vîmes encore.L’affreuse bête sous-marine, tout doucement, se séparait en deux…Sa plaie s’élargissait, s’élargissait… Il n’y avait plus maintenantque deux tronçons de bête et encore une fois tout bascula… et,cette fois, nous vîmes glisser dans les eaux rouges des grappeshumaines !…

Et nous descendîmes avec les grappeshumaines. Elles descendaient lentement, lentement…

Nous avions laissé les dernières épavesd’acier continuer leur rapide chemin, mais nous n’abandonnions pasles grappes humaines…

Ces malheureux se tenaient généralement pargroupes de cinq ou six, les mains agrippées furieusement auxvêtements les uns des autres et quelquefois aux cheveux ! Ondevinait que la mort avait dû les surprendre dans le suprême,inutile, instinctif geste qu’ils avaient accompli pour sortir dequelque impasse où ils s’étaient rencontrés, écrasés, arrachés, etoù ils ne s’étaient plus lâchés, au fond de l’eauhomicide !…

Ah ! horreur de la mort dans les combatssous-marins !… Et celle-ci était l’une des plus douces !puisqu’elle avait été la plus rapide !… Hélas !Hélas ! il n’avait pas suffi aux hommes d’avoir la terre,l’air et le dessus de la mer pour se combattre ets’entretuer : leur génie assassin s’était trouvé à l’étroitdans ces vieux domaines ; il n’avait encore rien faitpuisqu’il lui restait à faire ! Maintenant, tu peux êtrecontent ! Caïn ! ton crime a conquis l’abîme et faitreculer la limite du mal imposée par Dieu même !…

Ainsi pensais-je pendant que je redescendais,moi aussi, au fond de l’abîme, et au fond de moi-même, en face desgrappes humaines…

Et pendant que s’élevait le terrible chant demort du Vengeur… le Requiem que j’avais déjàentendu certain soir, chant qui m’avait fait dresser les cheveuxsur la tête :

« Celui-là boira aussi du vin de lacolère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sacolère ! et celui-là sera tourmenté par l’eau, le feu et lesoufre, en présence des saints Anges et del’Agneau !… Ainsi soit-il !…

« Et la fumée de leur tourment monteraaux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et sonimage et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos,ni le jour, ni la nuit !… Ainsi soit-il !… »

J’entendis l’Ange des Eaux quidisait :

« Seigneur ! Toi qui es ! quiétais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé cesjugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tuleur as donné le sang à boire : car ils le méritent !Ainsi soit-il !… »

Et encore l’Irlandais demanda :« Mes frères, qui êtes-vous ? » Et tout l’équipagerépondit : « Nous sommes les Anges des Eaux, quifrappons au nom du Seigneur ! »

Alors, comme alors, l’Irlandais leva les braset dit : « Seigneur ! donnez-nous la force dechasser l’Épouvante par l’Épouvante et de délivrer le monde duMal ! Ainsi soit-il !… »

Puis, soudain, s’éleva le chant des orgues…une harmonie terrible qui me fit passer un nouveau frisson dans lesmoelles !

Ceci n’avait plus rien à faire avec le chantde douleur que j’avais entendu un soir ; ceci était la clameurredoutable de la vengeance et de la victoire !

Le chœur des anges triomphants, après la ruinedes démons, ne devait pas faire monter sous les pieds du Seigneurun hymne plus furieux d’amour vainqueur de la mort que cettemusique qui nous venait des orgues, au fond de l’Océan !…

Les Anges des Eaux, qui avaientprononcé leur prière des morts, debout devant les grappes humaines,se mirent à genoux pour entendre cette musique-là. Beaucoupsanglotaient, tous pleuraient. L’Irlandais aux yeux morts pleurait.Je pleurais moi-même.

Quant aux prisonniers allemands, je puisaffirmer qu’ils n’avaient pas une larme. Les volets extérieurs dela fenêtre ayant été brusquement rabattus et la lumièrenous ayant été rendue dans la grande salle de gala, je les visdéfiler et pus les examiner de tout près. Je n’ai jamais vu figuresplus impassibles.

Si on avait voulu leur créer « de laDouleur », ils ne la montraient guère ; peut-être aprèstout, n’en ressentaient-ils aucune. En tout cas si quelqu’un avaitcompté sur leur émotion, ce quelqu’un-là était volé !…

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