Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 14LA CERVELLE À L’ENVERS

Ah ! comment rendrai-je avec des mots lessentiments, ou plutôt les sensations qui s’emparèrent de moi aucours de la soirée suivante dont je ne parviendrai jamais,hélas ! à secouer l’étrange, l’abominable hantise ?

Tant qu’on se trouve en face d’une horreurlogique, je veux dire explicable – si condamnable soit-elle – onpeut crier, se lamenter, souffrir, mais enfin la cervelle a deschances de résister, de garder son équilibre, son pouvoir sacré deraisonner, c’est-à-dire de penser ! Mais mettez-la aucentre de l’inexplicable (dans le domaine de l’horreur ou de toutautre domaine)… elle ne peut plus penser, parce qu’ellechavire !

Elle est dans la situation de ces gens quisont tranquillement assis dans un fauteuil, sur un plancher solideet qui, par un jeu que l’on a exhibé souvent aux expositions etdans les grandes foires, voient tout à coup les murs de la salledans laquelle ils se trouvent basculer réellement autourd’eux ; alors, mentalement, ils perdent l’équilibre,eux aussi, et se mettent à crier de surprise et à gesticuler commes’ils étaient vraiment dans la nécessité de se raccrocher à quelquechose !

Ah ! se raccrocher à quelquechose !… Mais à quoi donc eus-je pu me raccrocher après cettesoirée mémorable qu’il faut que je vous conte ?

La chose commença d’une façon si simple.

Je m’étais habillé pour dîner, comme laveille.

Ce fut Buldeo qui m’introduisit dans unegrande salle toute blanche, dont les murs étaient garnis desportraits des plus fameux Hohenzollern. L’image de Guillaume IIétait à la place d’honneur.

Une grande table dressée pour le dîneroccupait le fond de la salle. Il y avait six petites tables. Unedouzaine de personnages étaient déjà assis derrière la grandetable, à gauche, contre le mur, alignés comme des collégiens auréfectoire.

En outre, un groupe d’officiers allemands,debout au milieu de la salle, s’entretenaient justement avec vonBusch (le Boulet rouge) et von Freemann (la Mort verte).

Ces deux derniers me saluèrent fortcorrectement et continuèrent leur conversation sans plus s’occuperde moi. Buldeo, qui avait quitté ses vêtements blancs de stewardpour l’habit du maître d’hôtel, me montra la place que je devaisoccuper pendant le dîner. C’était à une petite table garnie d’unedizaine de couverts.

Il y avait des fleurs sur toutes les tables.L’éclat des lampes électriques était joliment atténué par lacorolle de papier de soie transparente qui les enveloppait.

Mettez au milieu de ce cadre charmant lebrillant des uniformes, le chatoiement des aiguillettes, lablancheur des plastrons, car quelques personnages en habit firentleur apparition.

J’étais le seul en smoking. Je compris, dèsles premiers mots saisis à la volée, que ces messieurss’apprêtaient à fêter, ce soir-là, quelque solennel anniversaire,glorieux pour la famille impériale et pour tout le« Deutschland ».

La salle se remplissait. Les conversationsétaient généralement d’un ton plutôt gai. Cependant je crus, ou jem’imaginai, que certains accès de gaieté manquaient un peu denaturel et qu’il y avait du factice dans certains sourires tropprolongés et qui découvraient trop ostensiblement les dents.

Par exemple, les maires des villes du nord del’Allemagne que j’avais vus la veille dans la salle de labibliothèque et qui avaient commandé si bruyamment qu’on leurservît quelques délicatesses, eh bien ! ces messieursbourgmestres, considérés de plus près (ils devaient manger à matable) me parurent avoir des fronts sans rapport avec leurssourires…

Mais l’oncle Ulrich von Hahn fit sonentrée.

Il était reluisant, pommadé, cosmétiqué,frisé, les joues étincelantes. Je me disposais à aller lui demanderdes nouvelles d’Amalia mais je compris que je serais, dans lemoment, indiscret, car son arrivée était saluée d’applaudissementsforcenés.

Toutes les mains se tendirent vers lui, et onle mit à la place d’honneur, devant le portrait de l’empereur.

Alors, tout le monde s’assit et le dînercommença. À la grande table, il n’y avait que des officiers. Auxpetites tables étaient les civils. On ne fit pas plus attention àmoi que si je n’existais pas.

Un espadon fut apporté triomphalement par deuxhindous. C’était une bête superbe, qui fut déposée, parmil’enthousiasme de tous, au centre de la table d’honneur, devantl’illustre professeur Ulrich von Hahn…

Comme il arrive toujours en Allemagne à proposde tout et à propos de rien, dès qu’on se trouve autour d’une tableoù il y a à manger et à boire, ce fut là l’occasion d’unepatriotique manifestation. Tout le monde s’était levé… Leprofesseur Ulrich tendit le bras au-dessus de l’énorme bête commes’il se disposait à la bénir.

Désignant l’espèce d’épée large, tranchante,acérée, dure comme l’acier et longue de trois mètres environ quel’animal portait à plat devant lui, le professeur Ulrich von Hahndéclara avec solennité : « Cette arme, jointe à lagrandeur de ce poisson magnifique, à sa force et à son agilitéextraordinaires, fait de lui un adversaire redoutable même pour lesplus grands animaux marins. Sa forme a pu servir de modèle à lagalère antique et Elien comparait son arme à l’éperon d’unetrirème. C’est le premier des sous-marins vivants ! Nousl’appelons le Schwert-Fisch (c’est-à-dire l’épée-poisson).Les Français l’appellent l’espadon, mais aussil’Empereur !… »

Là-dessus, cet aimable professeur toussa,sourit avec malice, se passa la main dans les cheveux, souleva surson front ses lunettes d’or et dit :

« Remercions notre bon vieux Dieu qui, ence jour de glorieux anniversaire, a eu cette délicate attention defaire pénétrer jusqu’à nous, pauvres prisonniers, un poisson aussiredoutable… pour les autres…, aussi bon pour nous… etauxquels les Français ont donné un si beau nom ! »

Vous imaginez combien l’allocution fut trouvéespirituelle. Ces messieurs trépignèrent en poussant deshoch !

Cependant, à la réflexion, certainss’abstinrent carrément de toucher à ce glorieux morceau etrefusèrent de manger un animal que l’illustre professeur von Hahnavait appelé l’Empereur.

Des camarades, souriant de ces scrupules,s’interposèrent pour que les autres ne laissassent point leursassiettes vides devant un aussi beau morceau. Mais les premiersrépliquèrent très haut qu’ils préféraient passer pour des niais quepour des sujets irrespectueux de Sa Majesté !

Et voyez tout de suite la stupidité teutonne,ou plutôt l’enfantillage allemand, pour parler poliment ainsi quemon devoir de neutre me le commande, enfantillage que l’on retrouvetoujours au fond de leurs plus féroces instincts guerriers, ilsuffit de cette phrase pour que tout le monde se privâtd’espadon !

On remporta le glorieux poisson.

Au fond, mes bourgmestres étaient furieux,mais ils n’osèrent rien dire. Et ce n’est pas moi quiréclamai !

Comme l’oncle Ulrich, excité par un siinattendu résultat, continuait de donner libre cours à sonéloquence, je souhaitai de toute la force de mon appétit renaissantqu’il trouvât d’autres sujets de conversation que la gastronomie,car, comme il n’est point rare que les viandes elles-mêmes et lessauces aillent chercher leurs titres, dénominations et étiquettessur les marches du trône, au sein des cours, et généralement chezles plus grands princes, nous pouvions risquer, toujours parrespect, de sortir de table et de mourir de faim !

Heureusement (je dis heureusement pour nous,car, comme on va le voir, ce fut bien malheureux pour lui),heureusement von Hahn se prit à parler politique, c’est-à-direqu’en sa qualité de professeur de philosophie et d’histoire ilentreprit une leçon foudroyante sur les destinées formidables dumonde germain.

Toutes les audacieuses bêtises qu’il putprononcer, sans prendre même la peine de se libérer la bouche, sontà peine imaginables. Tantôt il était prophétique et tantôtidyllique. Je dois avouer du reste qu’il maniait l’idylle avec unecertaine voix profonde et mouillée de vin blanc qui portait àl’attendrissement.

Pendant que de fortes mâchoires s’occupaient,certains yeux se détournèrent pour cacher leur humiditépatriotique. Quand l’oncle Ulrich évoqua les mères et les sœurs« qui, au milieu de leurs pleurs, ne manquaient point, chaquejour, par la grâce de leur courage, d’apporter la fleur la plusprécieuse aux guirlandes qui ceignaient le front de l’Allemagnevictorieuse », je regardai le bourgmestre armateur en face demoi qui versait des larmes dans son assiette sur ce purgalimatias.

Il s’aperçut que j’avais surpris son émotionet s’essuya hâtivement les paupières avec sa main gauche.

C’est alors que je m’aperçus qu’il luimanquait la main droite et je lui proposai de lui couper saviande.

Il me répondit très aimablement que, grâce ausystème de fourchette-couteau qu’on lui avait procuré à bord, ilparvenait presque aussi facilement qu’avant à découper sesaliments.

« Il y a longtemps que vous êtes privé devotre main ? lui demandai-je.

– Non, répliqua-t-il… cette fois un peusèchement… un mois à peine.

– Vous avez été blessé à la guerre ?

– Oui, à la guerre ! »

Et je vis bien qu’il était tout à faitfurieux.

Je n’insistai point sur un sujet deconversation qui lui paraissait si désagréable, et combien, je lecomprenais, le pauvre homme !

Cependant, pour réagir sans doute contrel’émotion qui l’avait étreint tout à l’heure à l’évocation desmères et des sœurs de son pays, il se mit à raconter quelquespetites anecdotes grivoises à ses voisins.

Je fixe maintenant d’une façon stupide cettedouzaine de personnages que j’avais trouvés, en entrant, alignéscomme au réfectoire, assis derrière la table, contre le mur et quine se sont pas levés quand tout le monde se levait (ça, je l’airemarqué et personne ne leur a fait d’observation). Et, derrièreeux, contre le mur, je fixe des béquilles. Ceux-ci ontbien leurs bras, et aussi leurs poignets !… Il ne manque pasune main sur la table, mais… mais… il doit certainement manquerdes jambes sous la table (sans quoi, à quoi donc serviraientles béquilles ?)

Eh bien, et puis après ?… Quoid’extraordinaire à ce qu’il y ait quelque part un coind’éclopés ?… Ces gens ont été faits prisonniers, sans doute,et blessés en combattant ! Et notre sous-marin en arecueilli et soigné !… Voilà tout ! voilàtout !…

Car, enfin, si ces gens-là avaient étédiminués au fond de certaine salle, derrière certaine baignoiregrillée, ils n’auraient plus faim ni soif, ni de courage, nid’enthousiasme pour écouter les orgueilleuses âneries du célèbreprofesseur Hahn !… Ou alors, folie, emporte-moi sur tes ailesde flammes, loin de ce cénacle monstrueux !

Des otages ! Ils sont des otages commetous les autres, pour lesquels on est aux petits soins ! Riezdonc, otages ! Buvez donc, otages ! Criez donc :hoch ! otages !… Un beau jour, il y aura une bellephotographie derrière la baignoire grillée !…

« Monsieur, cher monsieur, vous désirezquelque chose ?… »

Ce sont mes voisins qui s’inquiètent de mapensée. Il paraît que j’ai parle tout haut et dit des chosesvraiment incompréhensibles !

Je voudrais m’en aller, je voudrais aller mecoucher, et je reste. Je ne puis quitter cette belle etretentissante assemblée de prisonniers voués au martyre et auchampagne !

Au champagne d’abord ! C’est l’heure duchampagne ! Il remplit les verres, il échauffe les gosiers etles cœurs !… Un officier boit : « À Notre-Dame duvin de Champagne ! » (Ainsi désigne-t-il la cathédrale deReims, ou ce qu’il en reste.)

« Monsieur désire-t-il du pâté à la crèmeet aux confitures ?… » C’est Buldeo qui s’est approché demoi. Depuis le commencement du repas, il dirige le service avec unegrande autorité silencieuse. Et maintenant, il se penche à monoreille :

« Je crois que monsieur ferait bien derentrer chez lui ! Si monsieur veut que jel’accompagne !… »

Je n’eus que la force de secouer la têteénergiquement. Je veux rester ! Je veux rester !…

Pour continuer d’entendre !…

Mais Buldeo insiste :

« Monsieur est plus pâle que lanappe ! Je ne voudrais pas que monsieur se trouvât malici !… Je crains que monsieur ne présume de sesforces !»

Je lui fais signe de s’éloigner d’un gestefébrile, mais libérateur… Justement, dans le moment entrait dans lasalle l’Homme de Funchal, le lieutenant Smith, celui que j’appelaisl’Irlandais. Il avait toujours le même air détaché des choses de cemonde, à cause de son regard de mort… J’ai dit que ces messieursavaient déjà pris de grands verres pleins de champagne, et ceciavait été certainement pour quelque chose dans l’émotion qui avaitfait verser de furtives larmes au bourgmestre armateur qui n’avaitplus qu’une main, et je crois encore que c’est l’abus de cetteboisson généreuse qui le fit se dresser tout à coup comme un fou,le verre dans cette main, et proposer un toast retentissant au« charmant lieutenant Smith et à sa charmante tête aux yeuxmorts » !

« Il nous soigne si bien ! s’écriale bourgmestre en délire, qu’on serait impardonnables de ne pasboire à sa santé !… »

Je m’attendais à des cris, à des protestationsou à des applaudissements ironiques, ou plus simplement encore à ceque l’on fît taire le monsieur, pour l’honneur et la dignité duprofesseur Hahn, de l’université de Bonn qui avait eu la parolelittéralement coupée par cet énergumène… Mais je dus constater dansl’instant même qu’il n’y avait plus d’attention que pour cequ’allait répondre le lieutenant Smith !

« Monsieur, répliqua enfin la voixlugubre du lieutenant Smith, monsieur, buvez donc par la mêmeoccasion à la santé du capitaine Hyx, qui m’a chargé de vousapporter le bonsoir. »

C’est alors que l’on entendit la voixinsupportable de l’oncle Ulrich, lequel était au supplice de ne pasavoir proclamé une seule stupidité depuis au moins cinq minutesqu’il se taisait.

Je le verrai longtemps allonger son petitbuste replet aux bras courts au-dessus de la table, sur laquelle ils’appuyait comme font les orateurs dans les conférences mondaines,et demander avec cet accent qu’il voulait rendreenchanteur :

« Et à moi ! professeur von Hahn, del’université de Bonn, le capitaine Hyx envoie-t-il son aimablebonsoir ?. Non, n’est-ce pas ! Et je comprendscela ! Il n’oserait pas !… Il y a des audacesqui ne sont pas permises… même au plus insensé !… »

Cependant, de chaque côté du professeur, vonBusch et von Freemann (l’un plus boulet rouge que jamais et l’autreplus vert qu’une grenouille en décomposition), s’efforçaient forthonorablement de le faire taire ; mais allez donc faire taireun professeur de faculté à l’heure des toasts !…

« Lieutenant Smith, s’écria l’illustrevon Hahn, dites de ma part à votre capitaine Hyx qu’il fait bien dese tenir convenablement avec les guerriers de S. M. GuillaumeII et de les traiter comme les premiers gentilshommes du vastemonde ! Il y en a qui nous imaginent comme appartenant encoreaux temps où les coiffeurs risquaient chez nous de mourir defaim ! Regardez autour de vous ! Quelle charmanteélégance ! Force et civilisation : voilà ce que nousreprésentons, nous autres, les barbares de la Germanie, les soldatsd’Arminius qui ont sauvé le monde ! (Le pauvre homme était unpeu parti.) Allez dire à votre maître que l’épéegermanique est infaillible comme le marteau de Thor ! Il estbon qu’il sache cela, en ce beau jour ! Allez lui dire quenous avons fixé d’une façon immuable la changeante fortune de laguerre, et que des couronnes innombrables sont venues fleurir nosdrapeaux ! Allez lui dire que nous avons retrouvé les vieuxsentiers de la victoire, et qu’il ne peut lui survenir de plusétonnant malheur que d’en douter, ne serait-ce qu’uneminute !… Allez lui dire aussi que son vin de Champagne est lameilleure qualité brute !

– Venez lui dire tout celavous-même ! » finit par répondre du tac au tac le lugubrelieutenant Smith…

Hélas ! en dépit des discretsavertissements des von Busch et von Freemann, le professeur ne sutpoint résister à cette invitation, et il suivit le lieutenant Smithet disparut avec lui. Buldeo ferma tranquillement la porte etcommanda que l’on apportât le café et les liqueurs.

Pourquoi cette angoisse nouvelle dans un cœurque ne quitte plus l’inquiétude ? Pourquoi mes yeux nepeuvent-ils plus se détacher de cette porte qui vient de serefermer si simplement, si naturellement ?

Devant la porte se tient Buldeo, qui veille àtout. C’est un parfait maître d’hôtel, avec sa boîte de cigaresdans la main. Pourquoi ai-je une peur soudaine qu’il ne se dirigevers moi, tout à coup, de son petit pas tranquille et feutré, etqu’il ne me tende la boîte et qu’il ne m’offre de ces cigares, queles autres fument si vite ?

Pourquoi, autour de moi, dans la salle sibruyante tout à l’heure, les conversations se font-elles sirares ?… Depuis une minute, pourquoi tous ces gens n’ont-ilsplus rien à se dire ?… C’est peut-être, n’est-ce pas, qu’ilspensent tous à la même chose ?… À cette chose à laquelleje pense !… Est-ce possible ?…

Je les regarde !… Je les regarde !…Les bouches muettes ont conservé le pli grossier du sourire et del’orgueil, mais les fronts sont plus sombres que jamais… il mesemble !… Et ces gens-là se sont tous mis à lire des journaux,en dégustant leur café et en vidant des petits verres de liqueur,coup sur coup.

Enfin, c’est un silence singulièrement péniblepour tout le monde, j’imagine ; et je suis reconnaissant à vonBusch de le rompre, une fois pour toutes, à propos de je ne saisquoi et en traitant je ne sais quel sujet ! Et alors,immédiatement, ils se mirent tous à parler à la fois, comme s’ilsavaient hâte de rattraper le temps perdu. Ainsi les choses sepassent-elles assez exactement dans les volières pleines de petitsoiseaux.

Mais, ô stupéfaction ! pourquoimaintenant n’éclatent-ils pas de rire, s’ils ont entendu le crique je viens d’entendre ! le cri aigu, la clameurgrotesque qui s’est glissée par l’entrebâillement d’une porte, toutlà-bas, à l’extrémité de la pièce, au bout de la tabled’honneur ! un cri rigolo de désespoir qui rappellela voix du Herr Professor quand il discourt avec « un chatdans la gorge » ?

Enfin ! les gens qui sont au bout de latable d’honneur ont dû entendre ce cri-là ! ce cri qui m’afait me retourner tout d’une pièce, a failli me faire rire desurprise et me tient maintenant tremblant d’effroi…

Mais il me semble bien être le seul àm’émouvoir…

La porte a été refermée vivement par quelqu’unqui passait, et le bruit des conversations a atteint un diapasontout à fait inusité. Cependant, un bourgmestre, à côté de moi, selève, me salue dans le moment même que je lui demande s’il n’a rienentendu, se dirige vers la fameuse porte sans me répondre, l’ouvreet disparaît.

Cette fois, la porte, en s’ouvrant, n’a laissévenir jusqu’à nous aucun cri.

Mais un autre convive se lève et,solennellement, droit comme un I, marchant tout raide comme ceshommes ivres qui ont une peur affreuse de faire un faux pas dontils ne se relèveraient point, il arrive à la porte, la pousse et sejette dans la galerie, cependant que la porte retombe d’elle-même,mais après nous avoir jeté à nouveau la singulièreclameur !

En vérité, en vérité, c’est bien la voixridicule et désespérée du professeur von Hahn ! Ma bouchebalbutie des mots sans suite… Mon bras désigne la porte… Mes pas meconduisent irrésistiblement vers elle…

Et cependant nul ne fait attention àmoi !… Nul ne m’interroge !… Nul ne répond à ces mots quisortent de ma gorge râlante : « Avez-vous entendu ?Avez-vous entendu ?… »

Ils rient !… Maintenant, ils rient plusfort ! ils boivent plus fort du champagne ! Etil y en a qui poussent la porte sans rien dire et qui disparaissentdans la « galerie qui crie », comme s’ils nes’apercevaient de rien !… comme s’ils n’entendaient rien…

Ils disparaissent là-dedans d’un pas un peufantomatique et ils marchent droit comme des I en tenant le fronthaut…

Et chaque fois qu’ils ont ouvert la porte, laclameur inquiétante a passé, ici, dans cette salle, sur tous lesfronts sombres ; et cependant toutes les bouches ont continuéde bavarder, de rire et de boire !…

Je suis maintenant près de la porte, sansforce pour faire un geste… et surtout ne comprenant pas ! necomprenant pas !… J’attends que l’un de ces messieurs, commeil est arrivé six fois, se lève et ouvre lui-même la porte etpénètre dans la galerie. Alors je verrai ce que je pourraifaire…

Surtout, je voudrais comprendre ! Je sensque, si je ne comprends pas très vite, je vais sombrer dans lechaos ! car enfin, ils ont entendu !… et s’ils ontentendu, ils savent !… Alors pourquoi font-ils commes’ils ne savaient pas ?… Et surtout pourquoi y en a-t-ilqui se lèvent pour aller du côté du cri, pendant que les autrescontinuent à agir comme s’ils n’avaient pas entendu ?

Écoutez ! écoutez !… Je voudraissavoir si l’on crie encore derrière la porte… Ce doit être uneporte très bien rembourrée, bâtie exprès pour ne laisser passer leson de la douleur que lorsqu’on veut bienl’entendre !…

Alors pourquoi l’ouvrent-ils, puisqu’ilssavent qu’il y a le son de la douleur derrière et qu’aussitôtqu’arrive ce son ils se mettent à chanter, pour l’étouffer…

En vérité, ils me répugnent tellement que jepréfère ne plus les voir et qu’usant ce qui me reste de sombreénergie et de courage j’ouvre brusquement la porte et me jette àmon tour dans la « galerie qui crie »…

Ou plutôt qui criait, car maintenant elle estsilencieuse, silencieuse… à peine éclairée d’une lueur très douce,très lointaine.

Je vais ainsi jusqu’à la lueur douce et je metrouve dans un petit espace où je reconnais mes six personnages quiont poussé tout à l’heure la porte avant moi. Ils sont assis, toutà fait immobiles… les mains aux genoux comme les dieux égyptiens aufond des hypogées de l’antique Thébaïde.

Certes, ils ne remuent pas plus que de lapierre, et c’est un grand domestique hindou, que je n’avais pas vutout d’abord, qui glisse vers moi une chaise en me priant dem’asseoir.

Je m’assieds comme les autres. Oùsommes-nous ? On ne voit que nos ombres de pierre assises,éclairées par cette douce lumière rose qui tombe du plafond.

Mais soudain quelque chose d’éblouissantapparaît devant nous, quelque chose que je reconnais tout de suite,derrière des grilles…

C’est une salle avec quatre poteaux carrés,une salle que je connais, toute blanche, comme une clinique ;mais une salle qui, ce soir, n’est point absolument épouvantable àvoir !…

D’abord pourquoi n’avouerais-je point que leseul souvenir de mon premier évanouissement dans une baignoiregrillée, qui n’est pas là même que celle-ci, puisqu’on y parvenaitlibrement, du côté des courtines, tandis que celle-ci me paraîtl’aboutissement en cul-de-sac de notre prison… pourquoin’avouerais-je point que ce seul souvenir-là m’a fait remuer sur machaise comme quelqu’un qui se dispose à prendre la fuite ?

Ah ! la première fois, les poteauxétaient moins blancs !

Hélas ! je voudrais partir et jereste ! et cela a été ainsi depuis le commencement de cetteincompréhensible soirée… Hélas ! je voudrais comprendre, etsavoir pourquoi tout à l’heure la galerie a crié par la gorge duprofesseur von Hahn ; car enfin, à travers la clameur dedouleur, j’ai bien reconnu, je le jurerais, la voix de gorge del’oncle Ulrich !

J’avais fermé les yeux, je les rouvre.

Tout est blanc !… blanc !blanc !… Il faut que je regarde ! Il faut que jeregarde !… Pourquoi ne regarderais-je pas ?… Les autresregardent bien !… C’est une jolie petite salle de clinique« avant l’opération »… ou après, car j’aperçois leChinois penché sur les dalles… et il a à la main une éponge touterose…

Au premier plan, tout de suite derrière lagrille qui me sépare de la clinique, on a dressé une longue tableovale couverte d’une nappe éclatante sur laquelle le Chinois, quivient de se relever, se met à ranger certains instruments detravail étincelants.

Aujourd’hui le Chinois est en beauté. Il n’aplus ces vêtements sordides qui le faisaient ressembler à quelquesmendiants des dangereux quartiers de Canton. Il a fait toilettepour la cérémonie. Il « représente bien », avec sa têterasée, sa longue queue qui lui tombe jusqu’à mi-jambe, par-dessusson espèce de chasuble, avec son casaquin et son cuissard collantbleu de ciel, et ses babouches montées en galère…

Il a des gestes méticuleux pour ranger sesinstruments. Ceux-ci, je les connais également. Cependant, ce n’estpoint dans mes courses à travers le vieil Orient que je les ai vuspour la première fois et que j’ai appris à connaître leureffroyable utilité.

C’est en venant d’acheter une cravate dans ungrand magasin de la rive gauche, à Paris, que, me trouvant par leplus grand hasard devant l’hôtel des Missions, je pénétrai dans unjardin plein d’ombre et de fraîcheur, heureux de découvrir un coinsi calme après le tumulte abrutissant des grands magasins. Dujardin, qui était public, je pénétrai dans une sorte de vasteparloir qui était grillé aussi et dans lequel on avait, tout àl’entour, sous des vitrines, disposé très scientifiquement uneexposition permanente des plus intéressants instruments de suppliceillustrés par le martyre des plus célèbres missionnaires.

Je ne m’étais pas alors plutôt penché sur cesobjets funèbres et sacrés qu’un jeune prêtre, qui se préparait, medit-il avec un enthousiasme charmant et plein de douceur, à allerévangéliser les pays où l’on fabriquait toute cette« serrurerie d’art », se mettait à ma disposition pourinstruire mon ignorance effarée.

Et c’est ainsi que j’ai pu reconnaître entreles mains du Chinois les outils qu’avait maniés devant moi, avecson aimable sourire mystique, le jeune prêtre missionnairerencontré un matin que je venais de m’acheter une cravate[3].

Voici les cinq baguettes de bronze, longues devingt centimètres, que l’on doit intercaler entre les doigts dechaque main et de chaque pied, puis que l’on doit lier solidementde chaque côté, de telle sorte qu’elles compriment fatalement lesphalanges. On met le martyr à genoux, on l’attache à un pieu, puisavec des cordes on tire par coups saccadés sur les baguettes etchaque fois les phalanges craquent, douloureusement distendues, etenfin arrachées !

Ah ! ah ! voici les petites pincespour arracher les ongles et les yeux !… Je lesreconnais !… je les reconnais bien !

Celles-ci sont toutes propres, toutesrécurées, bien en état, et les autres, que me montrait lemissionnaire, étaient rouillées encore du sang du martyr ;mais ce sont les mêmes ; sortes de petites pinces spéciales,avec leur torsion ingénieuse et qui semble déjà prendre et vouspincer à distance !

Et l’on croit peut-être que je vais resterlongtemps à regarder cela !…

Mais pourquoi ces gens restent-ilstranquillement assis autour de moi ?… Pourquoi ?

N’attends pas de comprendre !…Fuis !…

Ah ! voilà les petites burettes à huile(comme celle de nos mécaniciens) pour verser dans les fentes de lachair saignante (c’est le missionnaire qui l’a dit) de l’huilebouillante !…

Ah ! voici encore de solides planchesmunies de pointes de fer et de lames de couteau sibrillantes ; si étincelantes ! Mais cela, non, je ne saispas à quoi cela peut servir. Le missionnaire ne me l’a pasdit ! Et je ne veux pas le savoir ! Et je ne veux plusrien savoir !… Je veux fuir !…

« Allons-nous-en !Allons-nous-en ! dis-je tout haut.

– Ma foi ! allons-nous-en ! fit l’undes officiers qui étaient là… Allons-nous-en avec monsieur,puisqu’il n’y a plus rien à voir ! – Et qu’est-ce que vousavez vu ? Qu’est-ce que vous avez vu ? – Ah ! cela aété très rapide, en vérité !… Le Chinois a coupé la langue duHerr Professor !… »

Je me sauve ! je me sauve !…

Horreur et monstruosité ! Malédiction surle capitaine Hyx (je l’écris comme je le pense) ! Songez quel’oncle Ulrich n’a plus de langue !… D’autres trouveront celapeut-être risible ! Moi, je dis que cette affaire estabominable !…

On la lui rendra peut-être un jour, s’ilest bien sage ! Mais, en vérité, ce sera là un cadeaubien inutile, un souvenir mort à enfermer dans un reliquaire, carelle ne remuera plus jamais dans sa bouche, la langue avec laquellele professeur Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn, prononçaitde si beaux discours sur le marteau de Thor et sur l’invincibleépée du descendant d’Arminius !…

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