Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 18SOUDAINE ÉMOTION DU CAPITAINE HYX

Mon intention n’est point de vous tramer surchacun de nos pas, dans cette promenade de digestion. Nous étionsau centre d’un miracle de mécanisme. Partout où nous arrêtions nosregards, et notre attention, et notre admiration, nous ne pouvionsque nous récrier ! Les explications du capitaine Hyx, simesurées qu’elles fussent, venaient encore augmenter notreétonnement.

Et cependant il n’y avait dans tout cela rienqui pût « renverser la cervelle humaine » depuis que legénie de l’homme du XXe siècle l’a préparée à toutes lessurprises scientifiques, à toutes les victoires de l’Esprit surl’Élément.

La chambre des machines du Vengeurdont il ne nous fut accordé, du reste, qu’une rapide vision, metroubla beaucoup moins les méninges que certaine petite salle àmanger coquette de prison blanche où l’on buvait du champagnetandis qu’une porte s’entrouvrait sur la galerie quicrie !

Et cependant ce n’était pas un spectacle banalque celui de cette chambre des machines ; vaste comme uneusine, avec ses ponts volants, ses roues immenses, ses engrenages,ses arbres de couche communiquant le mouvement à douze hélices qui,jointes à l’action de ses dix turbines, donnaient auVengeur une rapidité de mouvement en tous sens (hauteur etprofondeur), rapidité instantanée, encore inconnue jusqu’à cejour.

Le Vengeur, nous dit le capitaineHyx, pouvait faire plus de quarante milles à l’heure, enplongée.

Une équipe d’une trentaine de mécanicienstravaillait là, sous la direction d’un ingénieur auquel nous fûmesprésentés. Dans le moment que nous nous croisions sur unepasserelle, l’ingénieur me regarda avec attention, prononçaquelques mots en une langue qui m’était inconnue et qui semblaitproduire une certaine impression sur le capitaine Hyx. Quelquesminutes plus tard, comme je paraissais m’intéresserparticulièrement à un singulier appareil qui garnissait tout uncoin de la chambre des machines et qui présentait un curieuxassemblage de bobines grosses comme des colonnes de temple, le toutentouré d’un enchevêtrement inimaginable de bras de leviers et debielles à fourchettes tel que je n’en avais jamais vu, le capitaineme frappa sur l’épaule et nous fit signe de le suivre.

Il ouvrait bientôt une porte et nous nousretrouvions dans une coursive.

Avais-je été indiscret ? M’étais-je toutà coup trouvé en face du grand secret d’Edison et du capitaineHyx ? M’étais-je penché sur ce mystère de la science avec tropd’intérêt ?

Amalia et Dolorès ne s’étaient aperçues derien.

Le capitaine Hyx me dit, en me regardant avecune attention qui me déplut :

« Cet ingénieur, qui a nom Mabell, m’aété donné par un ami d’Edison. Edison, sujet américain, se faisaitscrupule de travailler personnellement aux plans définitifs d’unvaisseau qui devait faire une guerre terrible à une nation aveclaquelle son pays n’avait rompu aucune relation diplomatique ouautre ! Aussi me céda-t-il Mabell, son premier sujet, qui estCanadien et qui avait de personnelles raisons de ne point aimerles Fils du Dragon. C’est lui qui nous a bâti, dans leplus grand mystère et en six mois, la demeure des Anges desEaux.

– C’est du beau travail ! fis-je,impressionné par le ton bizarre qu’avait pris le capitaine et parce langage apocalyptique (les Fils du Dragon, les Anges desEaux) que je n’avais pas encore entendu dans sa bouche. Ce quim’étonne, c’est qu’on ait pu vous fournir toutes les pièces dontvous avez eu besoin sans que le secret de leur assemblage ait étérévélé !

– Vous voudriez peut-être savoir où cetassemblage a eu lieu ? » me demanda brusquement lecapitaine.

Quelle était donc la raison de cette méchantehumeur nouvelle ? Je me récriai :

« Non ! non ! je ne veux riensavoir, moi !

– Cela ne vous ennuie point cependantd’apprendre comment Le Vengeur n’a rien à redouter de sesennemis ?

– Si cela ne vous dérange pas ! »fis-je d’un ton très sec, cette fois, car les airs du capitaine Hyxrecommençaient à m’impatienter.

Amalia s’en aperçut et de nouveau elleintervint :

« Capitaine, pouvez-vous nous conduiredans la chambre de manœuvre ? Tant pis si je suis indiscrète,mais je serais si curieuse de me rendre compte de la façon dontvous pouvez voir sans périscope ! »

Là-dessus le capitaine, très galamment,s’empressa de nous conduire dans la chambre de manœuvre, qui étaitune fort belle pièce, au centre même du bâtiment, loin deskiosques.

Cette salle était encombrée de petites tablessur lesquelles on avait disposé des instruments dont le capitaineHyx se plut à nous dire l’emploi précis.

Là aussi, il y avait une installation detélégraphie sans fil sous-marine communiquant avecqui ? et où ? Voilà ce que l’on ne nous dit pas.

Amalia, pour montrer sa science, s’amusa ànommer tous les instruments dont elle avait appris l’utilité de labouche du vice-amiral lui-même.

Beaucoup d’organes de manœuvre et de directionétaient les mêmes que dans les autres sous-marins. Par exemple,elle eut grand plaisir à nous faire un petit cours sur legyroscope, destiné à corriger et à contrôler les indications ducompas.

Partout c’étaient des leviers, des robinets,des boutons électriques… Ici la commande des water-ballasts. Ilsuffisait d’appuyer sur un bouton pour que l’eau y pénétrât, sur unautre pour qu’elle en sortît.

À côté, les manomètres à tube et à aiguillequi permettent de constater instantanément la hauteur à laquelle leniveau de l’eau arrive dans les réservoirs ; les manettes surlesquelles il suffit de peser pour faire communiquer les réservoirsd’eau avec les tubes à air comprimé et chasser ainsi le liquide defaçon à rendre le bâtiment plus léger.

« En ce moment, nous sommes revenus àsoixante mètres au-dessous du niveau de la mer, nous dit lecapitaine, après avoir échangé quelques mots incompréhensibles avecl’officier qui était penché sur un écran. Vous savez que, même àcette petite profondeur, aucun sous-marin ne se risque guère etqu’en tout cas il ne pourrait avoir la prétention de voir ce qui sepasse au-dessus du niveau des eaux. Les périscopes ne sontpossibles qu’avec quelques mètres seulement de tuyautage ! Etcependant penchez-vous sur cet écran et vous verrez surl’eau, comme si vous vous promeniez sur le deck supérieur d’untransatlantique !… »

En vérité, le capitaine n’exagérait pas !Et les images de la vie au-dessus des eaux se révélèrent à nous surl’écran comme si nous avions été nous-mêmes à air libre.

Nous étions stupéfaits.

Amalia (de plus en plus énervée, car je voyaisbien maintenant que, comme moi, elle avait d’autres préoccupationsque de s’instruire sur la mécanique et l’optique) réclamait desexplications avec une ardeur des plus flatteuses pour l’amourpropre du capitaine.

« Nous avons remplacé les périscopes, ditle capitaine, par des yeux qui se promènent sur la mer.Cette fois, ce n’est ni à un Américain ni à un Français que noussommes redevables en principe de l’invention. Certes,c’est toujours l’admirable Edison qui a rendu l’œil électriquepratique, mais il n’a fait que travailler sur les données d’unsavant russe, M. Roosing, qui a fait faire de si grandsprogrès au problème de la vision à distance, problème qui seprésente en ce moment comme étant le même que celui de laphotographie ou plutôt de la cinématographie à distance.

« En somme, l’image que vous voyez surl’écran n’est point simplement le reflet des choses telqu’il fut apporté dans le périscope par le truchement des miroirsinclinés ; cette image, ici, c’est la photographiedes choses. Notre œil électrique n’est autre qu’un poste émetteurde photographie ou plutôt de cinématographie électrique, et noussommes ici au poste récepteur.

« Comment le poste émetteur, qui sepromène sur les eaux, peut-il, automatiquement, travaillerpour nous, photographier pour nous, voir pour nous ? Edisonvous le dira peut-être un jour ; moi, je ne puis que vousfaire comprendre, de loin, le mécanisme grâce auquel nous avons pujeter à la ferraille le périscope suranné etdangereux !

« Enfin je puis encore vous dire que lesboîtes flottantes chargées d’enregistrer la vision et de nousl’expédier par les fils électriques qui nous relient à elles sontsi bien dissimulées ou plutôt déguisées qu’il est absolumentimpossible qu’elles attirent l’attention ou tout au moins qu’elleséveillent la méfiance ! Les unes ont des formes de méduses,les autres d’algues, d’autres se présentent comme des éponges. Ehbien ! ces petites choses informes et flottantes, dont on nese méfie pas, ce sont nos yeux, nos yeux électriques ! Netrouvez-vous pas cela admirable ?

– Admirable ! répéta Amalia… Je saisqu’en Allemagne ils cherchent depuis longtemps à remplacer lepériscope !… Mon mari me disait… »

Mais Dolorès, se penchant tout à coup àl’oreille d’Amalia, cependant que le capitaine s’était éloigné dequelques pas, lui dit vivement : « Parlez le moinspossible de votre mari !… Le capitaine est très nerveux depuisquelques instants… »

Amalia et moi-même présentâmes aussitôt àDolorès des faces anxieuses et interrogatives, mais la jeuneEspagnole mit un doigt sur ses lèvres, ce qui, dans toutes leslangues du monde, commande le silence… et Amalia et moi nous nefîmes plus que suivre le capitaine en gardant nos tristes penséespour nous. Cependant nous nous serrâmes la main pour nous prouver,hélas ! que nous pouvions toujours compter l’un sur l’autre,au moment du danger.

La promenade continua rapidement,techniquement et sans grâce, mais avec la plus extrême, la plusfroide et la plus impressionnante politesse de la part du capitaineHyx.

Au fait, je me disais déjà qu’il n’était plusavec nous, au sens moral du mot.

Il pensait à des choses que nous ne savionspas et qui n’étaient peut-être pas tout à fait rassurantes pournous.

Par exemple, on traversait la chambre destorpilles automobiles : c’était une longue, longue chambreelliptique, pleine de ces monstrueux bijoux suspendus dans desanneaux qui glissaient sur des tringles et tout prêts à êtrepoussés dans les tubes dont on apercevait les culasses à la gueuleavide… Eh bien, le capitaine annonçait simplement : « Lachambre des torpilles » et retournait à ses pensées…tandis que Dolorès, très aimablement, donnait quelques détailsoiseux, comme : « Dans les tubes sous-marins, lelancement de la torpille a lieu par une chasse d’air comprimé. Leplus souvent, le moteur de la torpille se met en marche au momentdu lancement ; une fois en marche, la torpille s’armeautomatiquement (car elle doit rester inoffensive tant qu’elle està bord) ; si elle manque son but, elle continue sa routejusqu’à ce qu’elle ait parcouru une distance qui est réglée avantle lancement, puis elle coule pour ne pas tomber entre les mains del’adversaire… Un seul de ces engins coûte dans les trente millefrancs, mais peut couper en deux un vaisseau de soixantemillions… » Enfin des choses que chacun sait, mais que nousécoutions, nous aussi, en pensant à autre chose.

Ainsi l’une des choses à laquelle je pensaisétait encore la baignoire grillée que nous pouvions rencontrerpar hasard en nous promenant dans les coursives… cepourquoi j’examinais avec une anxiété toujours accrue les anglesdes galeries et les quelques objets qui pouvaient me servir derepère, prêt à me jeter devant le capitaine et à lui crier :« Pas par là ! pas par là ! »

Dolorès continuait, maintenantimperturbablement, comme si elle avait été chargée d’endormir notreangoisse :

« Vous comprenez qu’étant plus “vite” quetous, descendant plus bas que tous, Le Vengeur n’a àcraindre la torpille de personne, et que tous ont, au contraire, àredouter les siennes. Enfin, nous avons des armesdéfensives formidables… Nous pouvons, par des ruées d’aircomprimé autour du bâtiment, détourner une torpille que nosmicrophones ou notre lumière froide nous ont fait découvrir dans lemoment qu’elle arrive sur nous ! »

Ainsi maintenant parlait Dolorès, comme sielle affichait, elle aussi, un grand orgueil particulier de lapuissance du Vengeur et de son invincibilité dans lecombat. Mais qui donc eût pu, sur cet étrange navire, analyser àfond les sentiments divers qui se partageaient l’âme inconnue deses habitants ?…

Quand je consulte mes notes relatives à cettepromenade, qui devait me laisser tant de souvenirs ineffaçables, jevois que nous continuâmes par la visite aux tourelles cuirassées,que des vérins hydrauliques faisaient surgir à volonté hors de lacarapace verte du Vengeur naviguant en surface, ou àl’état lège, c’est-à-dire lorsqu’il effleurait le niveau del’eau ; ces tourelles étaient armées de puissants canons,dépassant de beaucoup le type des canons de 65 millimètres dont lesAllemands venaient de doter leurs derniers modèles desous-marins…

Puis nous descendîmes aux compartiments deplongeurs, qui étaient toute une série de salles pouvantcommuniquer directement avec la mer, non seulement par des trousd’hommes, mais encore par de larges volets susceptibles de donnerpassage « aux matériaux dont nous pouvons avoir besoin dansnos besognes sous-marines », déclare le capitaine Hyx quisemble tout à coup recouvrer l’usage de la parole, après avoirbrusquement fermé une porte que Dolorès avait ouverte sans sapermission, porte qui m’avait paru donner sur une immense sallepleine d’ombre et de reflets d’acier (vision rapide, au fond de lanuit, d’instruments monstrueux, bizarres, canons aux gueulescloses, d’un aspect tout à fait chimérique)…

« Mes compartiments de plongeurspermettent à mes scaphandriers de quitter le navire lorsqu’ilrepose sur ses roues, au fond. Du reste, nos ennemis ont, euxaussi, cette disposition qu’ils ont volée à M. Simon Lecke. Jeleur souhaite seulement d’avoir une organisation aussi complète quela mienne ! »

Disant cela, il nous fit entrer dans uneespèce de vestiaire où nous pûmes voir, alignés, près de cinq centséquipements complets de plongeurs.

« Quand nos scaphandriers sont sortis,ils peuvent facilement couper des câbles, installer des mines etdes torpilles sous les vaisseaux ennemis établir des communicationstéléphoniques soit avec la terre, soit avec des cuirassés flottantà la surface ! Au cas où le sous-marin, à la suite d’uneavarie, ne pourrait remonter, tout l’équipage muni de casquesrespiratoires et de bouées peut ressurgir à l’air libre.

« Du reste, ajoute le capitaine, nouspouvons quitter autrement le bâtiment si cela est absolumentnécessaire ! Vous comprendrez que je n’aie pas voulu être lapremière victime de ma trop grande puissance. En raison même de sonénorme déplacement d’eau, Le Vengeur ne peut aller partoutoù il a besoin de frapper ! Or, il faut à son capitaine toutle domaine de la mer ! Lui aussi a fait un rêved’hégémonie ! Et comme on peut avoir souvent besoin d’un pluspetit que soi… voyez !… »

Dans le même moment, il nous poussait dans unesalle où étaient arrimés, sur chantiers, ou plutôt sur berceaux,deux petits sous-marins qui n’avaient guère chacun plus de trentemètres de long !

« De vraies torpilles automobiles, nousdit-il. On monte là-dedans comme on entrerait dans un obus !Ce sont en même temps des instruments tranchants armés de cisaillesauxquels rien ne résiste et qui ne redoutent aucun filet !Cela peut aller se promener dans les ports comme nous nouspromenons dans Le Vengeur en ce moment !… Ils sonttout neufs !… On vient de me les livrer et j’espère quevous aurez d’ici peu le plaisir de les voir vous-mêmes àl’œuvre ! »

Est-il utile de vous dire combien cettedernière phrase sonna singulièrement à nos oreilles ?…

Mais il nous introduit dans une salleadjointe :

« C’est ici, fait-il, qu’est remisée monautomobile-hydroplane ! »

Nous nous approchons de l’objet : cetteauto, qui peut aller à la fois sur l’eau, dans l’air et rouler surla terre, est un véritable wagon de luxe par ses dimensions et sonaménagement. Il est construit à peu près sur le modèle des grandsaéros russes, qui peuvent emporter une dizaine de voyageurs. Il y aun premier compartiment à l’avant pour le mécanicien ; celuidu milieu, le plus vaste, est un salon qui se transforme selon lesheures en salle à manger et en dortoir ; le derniercompartiment est réservé au service de la cuisine… Les troiscompartiments sont armés de mitrailleuses.

« Voici quelque chose de tout à faitsuffisant pour nos expéditions à terre, finit d’expliquer lecapitaine. Cet aéro, qui peut aller sur l’eau, puis replier sesailes et courir les routes comme une automobile, nous a été desplus utiles pour notre tournée des bourgmestres.

– Votre tournée des bourgmestres ?interroge Amalia.

– Oui, fait le capitaine en refermant uneportière de l’étonnant engin, il s’agissait de nous emparer dequelques bourgmestres des villes allemandes du Nord, qui devaientnous servir d’otages, car nous avions de mauvaises nouvelles desmaires français des provinces envahies et de quelques bourgmestresde Belgique.

– Et alors ? interrogea encore Amalia, enouvrant tout grands, tout grands ses beaux yeux effarés.

– Eh bien, alors… depuis que lesbourgmestres allemands sont ici, les nouvelles qui nous arrivent delà-bas sont meilleures !

– Oui, oui, fit-elle en soupirant, jecomprends… »

La malheureuse croyait comprendre !…Qu’est-ce qu’elle comprenait ? Si peu de chose ! Si peude chose !… Pour qu’elle comprît tout, il eût fallu qu’elleeût vu, comme moi, certain bourgmestre à une main demoins, qui se levait si pâle sous le regard de l’Irlandais,lequel venait lui apporter le bonsoir du capitaine Hyx !Ah ! misère !…

Eh là ! nous voici devant une caged’ascenseur… Je me souviens que cette cage-là n’est pas loin,oh ! pas très loin, de certaine galerie qui conduit à certainegrille… Ah ! nous n’allons pas rester là, hein ?…Bien ! nous montons dans l’ascenseur… nous en descendons… uneporte ; ah ! nous voici à nouveau dans les appartementsprivés : la bibliothèque du capitaine, et, là-bas, laprodigieuse salle avec colonnes de marbre sarrancolin. Elle esttrès bien cette bibliothèque, avec ses divans profonds pour dormirdevant tous ces livres que personne ne lit, certainement… Ce sontde gros volumes d’une science austère… de la philosophie… beaucoupde philosophie… et le rayon de la philanthropie est certainement lemieux fourni. Je ne vous dirai point les titres ; mais, en cetemps de massacres et d’horreurs, ils m’ont fait sourire, maparole !

« C’est ma bibliothèque privée. Ellevoyage toujours avec moi ! De même que mon salon et mescollections !… mes tableaux, mes statues !… C’est monpalais de la terre que j’ai emporté avec moi sous leseaux ! »

Et le capitaine Hyx nous pria de nousasseoir.

Mais enfin qui donc est cet homme, qui avaitun pareil palais sur la terre ? Certainement, c’est unpersonnage très connu… un de ces archimillionnaires oumilliardaires, comme il y en a peu, certes, de par le monde,« dessus ou dessous !… ».

C’est à ce moment que se produisit un incidentqui me laissa encore fort à réfléchir sur le caractère et la naturede notre mystérieux hôte et qui bouleversa la pauvre Amalia à unpoint que je ne saurais décrire (ce qui tendrait à prouver, entreparenthèses, qu’elle avait deviné tout de même bien des chosesou bien des possibilités de choses) !

Un steward apparut sur le seuil de labibliothèque et laissa tomber quelques phrases rapides de cettelangue que je ne comprenais pas et qui me paraissait particulièreaux habitants du Vengeur. Le capitaine Hyx se levaaussitôt, visiblement ému, et jeta un ordre. Une femme de chambrefut introduite, qui paraissait, elle aussi, des plus troublées.

« Ma femme de chambre ! s’exclamaDolorès, qu’y a-t-il donc ? »

Amalia, instinctivement, partageait déjàl’agitation générale, et elle cria : « Mesenfants ! » (car elle avait laissé ses enfants dansl’appartement de Dolorès, sous la garde de la femme de chambrequ’on lui avait donnée, à elle, depuis qu’elle était sur LeVengeur). Or, c’était en effet des enfants qu’ils’agissait ! Le capitaine Hyx nous le fit savoir tout desuite, d’une voix dont il lui était impossible de nous cacher leréel émoi.

« Cette fille ne sait point ce que sontdevenus les enfants ! Et l’autre femme de chambre nonplus !… Elle les cherche !… Vous n’aviez donc pas défenduaux enfants de sortir de votre appartement, madame ?

– Mes enfants ! mes enfants !… clamala malheureuse… Où sont mes enfants ?… Je veux mesenfants !… »

Elle courut sur la femme de chambre, telle unefolle ; heureusement, à ce moment-là la femme de chambred’Amalia apparut et lui cria en allemand : « Les enfantssont retrouvés … Ils étaient chez le photographe !… C’est lephotographe qui était venu les chercher !… Il les a ramenéslui-même !… »

Amalia n’en continua pas moins son chemin encriant qu’elle voulait voir ses enfants.

Les deux femmes de chambre la suivirent.

« Surtout, leur jeta en allemand lecapitaine Hyx, veillez bien à ce que les petits ne sortent jamaisplus des appartements privés !… Qu’ils n’aillent jamais jouerdans les coursives, ou je ne réponds plus de rienmoi ! »

Et il essuya de son mouchoir son front ensueur.

Je lui demandai, haletant :

« Les enfants couraient donc un réeldanger ?

– Très réel, hélas ! répondit-il d’unevoix sourde… Que voulez-vous que je dise, par exemple, à quelqueancien pauvre père de famille qui, au fond d’un couloir,trouverait tout à coup, sous ses mains, ces trois bellespetites têtes allemandes, la chère petite progéniture del’amiral von Treischke, lequel est très célèbre, n’est-ce pas, vousle savez bien monsieur le neutre ? très célèbre dans ladernière histoire des derniers crimes de la Guerre du monde !Que voulez-vous donc que je dise à ce pauvre homme, qui pleureune progéniture mutilée, s’il devient fou de rage tout à coup,et s’il ne laisse plus derrière lui que trois petitscadavres !

– Mais, monsieur ! m’écriai-je, pourquoivous êtes-vous emparé de ces enfants, si vous craignez tant qu’illeur arrive malheur ?

– Pour qu’il n’arrive plus malheur auxautres, monsieur ! Ah ça, mais, est-ce que vous croyezque je n’aime pas autant que vous les enfants, monsieur CarolusHerbert de Renich ? »

Je dus baisser la tête sous le regardflamboyant du capitaine.

Dolorès, près de moi, était toute frémissantede la scène…

« Taisez-vous ! Taisez-vous,monsieur Herbert, me dit-elle à voix basse… Vous ne savez rien… nel’excitez pas… vous ne pouvez pas comprendre !… »

Et le capitaine reprit, d’un tonsaccadé :

« Oui, ils étaient chez lephotographe ; c’est sur mon ordre que le photographe estvenu ! Mais il aurait dû opérer à domicile… c’est de la foliede leur avoir fait parcourir un si long chemin à travers les plusdangereuses coursives… »

Tout à coup, je me rappelai ce que, derrièreles premiers grillages j’avais pu voir, moi, des opérationsphotographiques, de la « salle blanche »… et, mesouvenant du cliché au magnésium, je voulus me soulever pourrejoindre Amalia, mais l’horrible hypothèse que je venaisd’entrevoir me cassait les jambes ; et je retombai sur monsiège.

« Qu’avez-vous donc ? » medemanda notre hôte.

Je balbutiai avec terreur que j’avais peurdes photographies du photographe du père Latuile !

Je n’avais pas plutôt prononcé ces mots que,s’étant arrêté devant moi, le capitaine me fixa de son regard leplus sombre.

« Calmez-vous ! Calmez-vous !monsieur Herbert de Renich ! Ce seront de belles petitesphotographies “vivantes”, qui rassureront le père sur l’excellentesanté de ses enfants… et qui, peut-être, espérons-le !monsieur Herbert, espérons-le ! le feront réfléchir sur lerégime à suivre pour que les petits continuent à se bienporter !… Se peut-il, par exemple, imaginer rien de plusnéfaste qu’un nouveau crime sous-marin comme celui duLusitania pour la santé des enfants de l’amiral vonTreischke ? Moi, je ne le pense pas ! Et, quand il aurareçu les photographies, ce redoutable homme de guerre, peut-être lecomprendra-t-il comme moi !… Que voulez-vous que je vous dise,mon cher monsieur Herbert de Renich ? Moi, je suis unphilanthrope : et je commence à en avoir assez de voirfaire la guerre aux bébés !… »

Qu’avais-je à répondre à cela ? Je metus, mais certes ! plus effrayé que jamais !

L’Homme se promenait maintenant de long enlarge, le front lourd de pensées, puis il s’arrêta et dit, enpoussant un profond soupir :

« Évidemment, des enfants !… despetits enfants !… On ne doit pas toucher aux petitsenfants !… Il n’y a que les Anges des Eaux qui ont ledroit de toucher aux petits enfants !… Voyez dansl’Apocalypse, voyez dans l’écriture… et dites-moi ce que les Angesqui frappaient sur la terre, au nom de Dieu, faisaient de laprogéniture des cités maudites !… Quoi qu’il en soit,rassurez-vous… les enfants du vice-amiral von Treischke, auxquelsvous vous intéressez, ne courront ici aucun danger, du moins demon fait… et s’ils sont prudents… (qu’ils se gardent de jouerdans les coursives où ils peuvent faire de mauvaisesrencontres !) Moi, je ne les ai pris que commeépouvantail ! pour faire peur aux bourreaux d’enfants qui ontdes petits !…

– Et la mère ? m’écriai-je, lacroyez-vous moins innocente que les enfants ?… Dites-moi donc,capitaine, que vous ne toucherez pas plus à une femme qu’à despetits enfants !…

– Mais qui donc, monsieur, vous a permis dem’interroger ?… » De quel ton méprisant cela fut dit, onne saurait bien se l’imaginer. Moi, j’ai encore cela dansl’oreille, et encore j’en frémis.

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