Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 13LA TRANQUILLITÉ D’AMALIA M’ÉPOUVANTE

Le soir même, quand je fus introduit dansl’appartement d’Amalia, je trouvai ma bien-aimée la mine paisible,le teint frais, le corps reposé. Elle avait la toilette bizarre etpoint trop chiffonnée qu’elle portait le soir des derniersévénements de Madère. La première impression que j’en reçus mebouleversa beaucoup plus que si elle m’était apparue avecl’animation du désespoir.

Songez qu’elle était assise au fond d’unebergère, en une pose pleine de langueur, regardant ses trois beauxenfants qui jouaient en silence à ses pieds.

Infortunée créature qui, pure de tout crime,ne pouvait soupçonner l’horrible destin qu’on luipréparait !

Ses belles mains jouaient dans la chevelureaux boucles dorées de la petite fille. Quand elle me vit, elle sesouleva à demi et me dit textuellement :

« Croyez-vous ! En voilà uneaventure ! » Et elle se mit à sourire.

D’abord je restai comme cloué sur place etpuis, comme de son geste gracieux et tranquille elle me montrait unsiège où elle m’invitait à m’asseoir, je m’écriai :

« Vous souriez, Amalia ! Voussouriez ! »

À ce nom d’Amalia que j’avais prononcé jadissi librement, les trois petits, étonnés d’entendre ainsi appelerleur mère par un étranger, relevèrent la tête et me regardèrentcurieusement. Alors la mère dit : « Mon ami, vous meparaissez très agité. Vous avez pourtant reçu ma lettre. Elleaurait dû vous tranquilliser un peu sur notre sort à tous. Toutbien réfléchi, il ne peut rien nous arriver de pire que ce qui est,et, en vérité, ce qui est assez acceptable si cela ne doit pasdurer trop longtemps ! Quant à moi, je remercie égoïstement laProvidence d’avoir ; conduit jusqu’en ces lieux un compagnonde captivité qui me fera supporter mon malheur avecpatience !… Je croyais avoir tout perdu ce soir néfaste où jedécouvris à Funchal que l’on m’avait volé mes enfants ! Je lesai retrouvés, que le Seigneur Dieu soit loué ! Et puisque jevous ai retrouvé aussi, de quoi me plaindrais-je ?… »

Elle souriait encore en prononçant cesderniers mots, ô ange ! Douceur incomparable d’une âme qui,considérant toute révolte comme un crime, s’accommode de tous lesévénements qui, suivant un dogme qui avait instruit et plié sajeunesse, ne pouvaient venir que de Dieu ! Ainsi, pensais-je,s’était-elle accommodée de son mariage avec von Treischke ! Etceci, en même temps que j’y trouvais un sujet d’immense amertume,me procurait une ineffable consolation !

Mais, joignant les mains, je soupirai, car, endépit de tout ce qu’elle pouvait dire, je la voyais déjà commel’agneau sur la pierre du sacrifice. Tout de suite elle me coupa lesouffle, voyant que j’allais sans doute encore la plaindre, et, memontrant les enfants, elle me dit : « Voudriez vous lesfaire pleurer ? »

Alors, elle me les présenta, puisque le drameavait empêché que la chose fût faite à Funchal. Et elle eut pourchacun des mots qui firent rire les petits. Elle me présenta à montour comme un ami de sa famille et un camarade de son enfance etelle les pria de me traiter avec les égards que l’on doit à unvieux parent ; mais j’embrassai tout de suite le petitCarolus, qui me parut le plus espiègle ; il ne ressemblaitguère à l’amiral von Treischke, dont Heinrich était le portraitfrappant et dont la petite Dorothée avait le regard dur. Dorothéeétait bien jolie tout de même. Enfin, c’étaient trois chérubins quiparaissaient adorer leur mère et qui ne se doutaient certes pointdu malheur qui la menaçait.

À cette pensée, un sanglot que je ne pusretenir me monta à la gorge… Amalia se dressa aussitôt et ordonnaaux enfants de nous dire le bonsoir et de regagner leurchambre.

« Nous les ayons trouvés ici dans unétat !… Ils avaient été naturellement un peu brutalisés, lespauvres petits, et la femme de chambre m’a dit que rien n’avait pules calmer, pas même les bonbons !

Ils n’ont cessé leurs cris qu’en nousapercevant, l’oncle Ulrich et moi !…

– Comment l’oncle Ulrich est avec vous ?m’écriai-je.

– Mais certainement… vous ne le saviezpas ?… Pendant qu’ils y étaient, ces messieurs ont raflétoute la famille !… Oh ! l’opération a été bienfaite !… Que voulez-vous ? Après tout, c’est la guerre,et nous aurions pu plus mal tomber !… On est très bien à bordde ce sous-marin, on a tout le confort possible !… J’ai leplus grand désir de le visiter du haut en bas, et j’espère quec’est une faveur que son capitaine m’accordera bientôt !…

« Savez-vous bien, Carolus, que je suistrès au courant des nouvelles inventions relatives aux sous-marinset que mon mari, qui était chef de la défense mobile deWilhelmshaven, me faisait prévoir, pour la fin de l’année, desbâtiments aussi vastes que peut l’être celui-ci, avec tout le luxeet le confort du vaisseau d’escadre !… Nous avons la preuvemaintenant que nos ennemis nous ont devancés, voilà tout !… Ilfaut vous calmer, mon ami. Je ne vous ai jamais vu aussinerveux !… »

Et elle prit ma main entre les siennes etvoulut me consoler comme, mère, elle avait consolé sesenfants !

Adorable Amalia ! Mes larmes seules luirépondirent.

Elle les vit, me lâcha les mains et me déclaraavec une moue malicieuse :

« Vous êtes insupportable !… Tenez,vous feriez mieux de me raconter votre aventure, à vous !… Carenfin, je ne sais encore que vaguement ce qui vous estarrivé !… »

J’allais donc commencer le récit de ma propreinfortune quand une porte fut poussée par un petit vieillard fortguilleret, en smoking, qui me tendit aussitôt la main avec unegrande cordialité : c’était l’oncle Ulrich von Hahn, del’université de Bonn.

« Eh quoi ! s’écria-t-il aussitôt enapercevant mes yeux humides, vous pleurez des larmesd’enfant ! Parce qu’on a osé porter une main sacrilège surl’une des plus sacrées familles de l’Allemagne, vous vous lamentezcomme si tout était perdu ! Mais que croyez-vous donc ?et que craignez-vous donc ?… Je vous jure qu’à cette heure lesbandits qui ont tenté ce coup doivent être plus embarrassés quenous ! Ne voyez-vous pas tous les soins dont ils nousentourent ? Ne sont-ce pas là autant d’excuses qu’ils secréent déjà pour atténuer leur forfait ? Croyez-vousqu’ils nous traiteraient ainsi, s’ils n’avaient paspeur ? Rassurez-vous donc, monsieur Carolus Herbert, dudoux pays de Gutland, en Luxembourg !… Au fait, vous n’êtespas Allemand ?… Voilà pourquoi vous vous apitoyez !Mais nous vous protégerons !… »

Toute cette glorieuse tirade ne m’étonna pointdans la bouche du petit orgueilleux et insupportable vieillard,mais elle ne me convainquit pas non plus !… Et, entêté, jesecouai la tête.

« Ce n’est point pour moi que jecrains ! fis-je.

– Carolus Herbert a toujours pensé plus auxautres qu’à lui-même ! déclara la bonne Amalia, et la preuveen est qu’il est ici ! »

C’était me récompenser outre mesure, avec unephrase, de toutes mes peines. Mon regard prouva à Amalia mareconnaissance.

Alors deux valets hindous apportèrent unetable joyeusement garnie de hors-d’œuvre, « dedélicatessen », comme disent les Allemands, et de flacons. Jeremarquai tout de suite que le couvert était dressé pour cinqpersonnes.

« Vous attendez donc quelqu’un ?demandai-je.

– Oui, deux amis de mon mari, répondit Amalia,que nous avons eu la joie de retrouver ici : le lieutenant devaisseau von Busch et l’enseigne von Freemann, deux charmantshommes tous deux…

– Charmants ! charmants ! et beauxcompagnons ! et lettrés, et distingués, et très gais, maparole ! Ils nous auraient bien aidés “à relever le moral”, sile moral en avait eu besoin ! s’exclama l’oncle Ulrich. Maisles voilà, je les entends ! Cachez vos larmes CarolusHerbert ! Soyez à la hauteur ! »

Je vis entrer mes deux officiers du matin,celui qui avait une figure de boulet rouge et celui qui avait unvisage de mort verte. Mais il était exact que tous les deux avaientl’air très en train et caressaient avec bonne humeur les petitsclous noirs de leur moustache dressée par le cosmétique.

Je rougis aussitôt, car j’avais pensé que lematin même ils m’avaient pris pour un espion, et je ne fus pasautrement fâché de la présentation qui mettait fin à ce fâcheuxmalentendu.

Avant que l’on se mît à table, l’oncle remplitles verres d’un pétillant petit vin blanc, sec et pâle, que chacundut porter à sa bouche pendant que le toast suivant était prononcépar le professeur de l’Université de Bonn :

« Madame, messieurs, je bois et buvons àla patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourneles yeux vers son maître impérial dont il n’est point une parolejusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire laforce, le courage, la piété et la justice ! dont il n’estpoint un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sousle sceptre de la pensée et de la force allemandes !Hoch ! hoch ! hurrah !… »

Aussitôt je posai mon verre sur la table sansavoir bu.

« Qu’est-ce à dire ? » demandal’oncle Ulrich, dont le nez devint tout rouge, pendant qu’à sescôtés « la Mort verte » jaunissait et que le« Boulet rouge » pâlissait.

« Je suis du doux pays de Gutland, enLuxembourg ! fis-je, le cœur révolté par ce que je venaisd’entendre, et je ne boirai point à des souhaits pareils, car jesuis neutre !… »

Amalia dit :

« Il a raison ! C’est unneutre !… Si je n’étais mariée à von Treischke, je feraiscomme lui !… Messieurs, asseyons-nous !… »

La douce autorité avec laquelle elle leurimposa silence mata ces énergumènes. Ils ne pouvaient oublier dequi Amalia était la femme ; au contraire, ils s’en souvenaientavec humilité et une apparente servitude, avec des courbettes etdes salutations à propos de tout et de rien, à propos par exemplede la salière ou d’un carafon. Tout cela m’eût bien fait sourire enun autre moment.

Au fond, ces grands vainqueurs du monde ontdes joies d’esclaves. Ils étaient moins galants avec Amalia qu’ilsne courbaient l’échine devant Mme von Treischke. Sur un coupd’œil d’elle, ils m’auraient égorgé !

Le malheur fut que cette trêve ne dura guère,car, le potage avalé, l’oncle Ulrich recommença de faire le malin.Cette fois, je n’y pus tenir, et, comme les deux officiers demarine applaudissaient à ses propos orgueilleux, je me levai, allairegarder derrière la porte s’il ne s’y cachait point quelque espionet revins en disant :

« Vous ne savez donc pas ce qui sepasse ici ? »

Ma volonté de silence s’était enfuie àtire-d’aile, et le plaisir aigu de faire frissonner ces bravaches,en même temps que le besoin honnête de renseigner définitivementAmalia et de trouver, si possible, des aides de bonne volonté, pourle salut de tous, me poussa à faire part, sans plus tarder, à lasociété, de mes découvertes.

On m’écouta d’abord avec intérêt et en sepassant les plats. Chaque fois qu’un domestique apparaissait, jesuspendais mon récit. Puis je le reprenais avec prudence et avecune émotion qui mettait, je le crains bien, un tremblement un peuridicule dans ma voix.

Toujours est-il qu’au moment le pluspathétique, quand j’en arrivai à la baignoire grillée, lestrois hommes se touchèrent le front en me regardant. Et presqueaussitôt Amalia, avant même que j’aie pu lui faire entendre (sansplus amples détails) que c’était là que l’on exécutait lesprisonniers condamnés à mort, se leva, déclara qu’elle n’avait plusd’appétit, qu’elle se sentait un grand mal de tête et qu’elles’excusait de nous quitter avant la fin du repas, mais qu’elleavait trop présumé de ses forces.

Je me levai à mon tour et voulus lui baiser lamain, en hommage de mon dévouement et pour demander mon pardon, carje la sentais terriblement fâchée contre ce qu’elle considérait,elle aussi, comme une folie…

Elle me glissa sous le nez en haussant lesépaules.

Aussitôt qu’elle fut partie, l’oncle se jetasur moi et me reprocha mes propos inconsidérés. Alors, devant lestrois hommes, je dis tout ! tout ! et les suppliai decomprendre enfin qu’eux et l’amirale von Treischke et ses enfantsétaient aux mains de bourreaux qui avaient juré de venger sur eux,par les pires tortures, les crimes qui avaient ensanglanté laBelgique et les Flandres, et les départements français, et toutesles mers du monde.

Mais les deux officiers de marine, après avoirallumé tranquillement un long cigare, prirent chacun sous un brasl’oncle Ulrich et l’emmenèrent, sans plus me regarder, et enlançant avec désinvolture leur fumée au plafond.

Sur ces entrefaites, Buldeo ayant fait uneapparition, je le priai de me reconduire chez moi ; il m’aidaà me déshabiller et je me mis au lit.

Naturellement, je ne pus dormir.

J’étais plein de rage contre la stupidité des« Boches » (ainsi les appelais-je dans ma fureurinfinie), qui ne pouvaient imaginer que l’on osât toucher à leursredoutables personnages (cela était tout à fait, dans la mentalitéallemande), et j’étais plein de douleur en songeant à Amalia, quim’avait traité si durement parce que j’étais venu troubler sa doucequiétude.

Je ne m’assoupis qu’au matin et ne meréveillai que tard dans l’après-midi, avec une faim de loup.

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