Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 24CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE

Donc il me tendait la main.

C’était la première fois qu’il avait ce gesteavec moi et j’eusse donné cher, très cher, pour qu’il n’eût jamaispensé à l’avoir. Néanmoins je lui pris cette main que je désiraissi peu. Elle n’était point froide ni brûlante. Elle n’avait riend’extraordinaire.

Il me conduisit devant les quatre lutrins etles quatre registres verts à coins de cuivre, d’où pendaient dessignets de soie qui se terminaient par de petits carrés deparchemin sur lesquels on avait inscrit soit des chiffres, soit deslettres des différents alphabets connus en Orient comme enOccident.

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il(en faisant allusion à mon indiscrétion de tout à l’heure), avantde regarder dans mon Grand-Livre que j’ai déposé sur lapierre sainte, devant le tabernacle, parce que monGrand-Livre appartient à Dieu, il est bon de jeter d’abordun coup d’œil sur ma comptabilité ordinaire, quiappartient encore aux hommes !… »

Sa main me montrait alors les quatre registresverts, sur la couverture desquels je lus : livre journal,livre de copies de lettres, livre des inventaires, livre debalance.

« C’est avec ces livres-ci,continua-t-il, que j’ai fait ce livre-là (le livre riche de lapierre du tabernacle) et que je continue de le faire, et que jecontinuerai de le faire, tant que Dieu lui-même ne m’aura pasenvoyé son Ange pour y tracer le mot : Fin !… »

Ici il parut réfléchir. Et j’écoutais sonsilence comme, tout à l’heure, j’écoutais sa parole. Et voilà queson silence lui-même, maintenant, m’inquiétait et me dominait… Toutde même, je n’allais pas me mettre à avoir de la sympathie pourcette horreur d’homme, qui était le plus cruel ennemi d’Amalia etpeut-être le mien. Quand je réfléchis maintenant à tout cela je nepuis, en vérité, m’expliquer mon état de faiblesse d’esprit que parune force exceptionnellement irrésistible qui me matait, comme ellemate tout… et cette force, c’est la sincérité ! Oui, cet hommedans son horreur, était sincère. Il croyait avoir raison !Regardez-le ! Écoutez-le réfléchir un instant, danscette chapelle, devant ce Dieu qu’il ose invoquer !…

Il rumine tranquillement toutes les raisonsqu’il a d’avoir raison, et il prie peut-être le Seigneur dem’éclairer, moi Carolus Herbert de Renich !

Il m’a lâché la main. Il pose maintenant lasienne sur le premier livre vert à sa droite, qui porte cetteindication : Livre de balance, et il medit :

« Monsieur, vous avez une âmegénéreuse : votre folle conduite en ce qui concerneMme l’amirale von Treischke l’atteste ; mais j’espèretout de même pour vous que d’aussi beaux mouvements, tout naturelschez un homme encore jeune, ne vous empêcheront pas de considérersainement les tristes et formidables nécessités où je me suis vuacculer, pour la vengeance de Dieu et l’honneur des hommes !…Monsieur Herbert, en face des crimes de la Bête, que pouvais-jefaire, sinon ouvrir des livres de comptabilité ?… Lesvoilà, vous pouvez les feuilleter, chacun peut les lire !…C’est une honnête comptabilité qui ne craint aucun contrôle !…Lisez ! lisez !… (Il ouvrit le livre.) Ceci est unecomptabilité spéciale, comme on n’en voit guère dans le commerce,mais qui répond assez bien à nos besoins. C’est une balance tout àfait nouveau genre, qui tient compte non seulement de l’objetéchangé, mais encore et surtout de la qualité de l’individupropriétaire de l’objet ! Car souvent la qualité de l’individufait la qualité de l’objet ! Il y a bras et bras, comme ily a fagot et fagot ! Ainsi le bras ou la jambe, ou mêmela tête de l’amiral von Treischke sont infiniment plus chers quen’importe quel bras ou jambe, ou n’importe quelle première têtevenue !… »

Comment vous dire l’effet produit sur moi parune conversation aussi inattendue. J’en avais trop vu sur ce bateaud’enfer pour pouvoir espérer une seconde que j’étais l’objet dequelque macabre plaisanterie. Du reste, l’aspect et le ton ducapitaine Hyx chassaient pour toujours toute idée plaisante. Ilparlait le plus sérieusement du monde, je le savais. Et, merappelant des conseils de Dolorès, je fis effort pour être à lahauteur.

Il me demanda très aimablement :

« Me comprenez-vous unpeu ?

– Oui, fis-je : enfrissonnant… je vous comprends tout à fait : c’esthorrible ! horrible !

– Remarquez, cher monsieur, que si vous ne mecompreniez pas, il faudrait bien que je m’en console !…L’important pour moi et pour le monde était que je fussecompris d’eux !…

– Et ils vous ont compris ?…

– Ils commencent !… Tout de même, en cequi vous concerne, je voudrais bien, autant que possible,exprima-t-il avec une grande politesse un peu affectée (la nuancene m’échappa point), vous inspirer d’autres sentiments que celui del’horreur. Si vous aviez la patience, ou seulement la bonne volontéde considérer notre mouvement d’affaires depuis six mois, vousverriez que nous avons obtenu des résultatsappréciables !

– Vous êtes en correspondance directe aveceux ?…

– Certes ! fit le capitaine Hyx en sedirigeant vers son copies de lettres, vous pouvez en juger parvous-même, autant qu’il vous plaira. La poste restante n’a pas étécréée uniquement pour la commodité des neutres… Le tout, encore unefois, est de parler à ces gens-là comme ilconvient !… »

Là-dessus, il ouvrit le copies delettres et m’invita à parcourir les premières lignes d’unecorrespondance échangée avec certain commandant de sous-marinillustre en Allemagne. Je relevai la tête, évidemment plus ému queje n’aurais voulu le paraître.

« C’est tout simplement effrayant !fis-je.

– Vous trouvez ?… dit le capitaine Hyx…Il y a des gens vraiment extraordinaires, des gens comme vous,monsieur, au cœur tendre, qui écrivent couramment que les Boches(comme disent les Français), ennemis de l’humanité, sont aussistupides que dangereux, parce qu’ils sont incapables de concevoirune autre mentalité que la leur et qu’ils ne peuvent raisonner pourles autres qu’avec leur raison de Boches !

« Mais ces gens dont vous êtes, vous,monsieur, sont aussi dangereux et pardonnez-moi le mot, aussiBoches dans leur genre,que les Boches eux-mêmes,quand, pour répondre aux crimes de ceux-ci, ils leur parlent lelangage de l’humanité ! C’est vous qui, alors, ne pouvezsortir de votre intellectualité ! C’est à vous qu’il fautreprocher d’être incapables de concevoir une autre mentalité que lavôtre !… Sans quoi vous parleriez boche aux Boches !…

« Et parler boche aux Boches, c’estparler le langage de l’épouvante ! le seul qu’ils puissententendre, le seul sur lequel ils comptaient pour convaincre lemonde !… le seul, par conséquent, avec lequel on puisseespérer les convaincre, eux !… Et je leur dis : “À nousdeux ! épouvante pour épouvante !… Bras pour bras, jambepour jambe, œil pour œil, dent pour dent !…”Comptons !

– Oui, oui, oui, oui, oui !…

– Et je compte !… Ainsi, voyezoù nous en sommes pour les bras… Voyez au livreinventaires et au livre balance !…

– Je vous en prie ! J’ai compris !j’ai compris ! j’ai compris !…

– Et pour les mains !… pour les petitesmains d’enfants !… Savez-vous combien ils nous en doiventencore de petites mains d’enfants ?

– Assez ! assez ! vous ne me ferezpas croire, m’écriai-je, hors de moi, que vous coupez les mains despetits enfants !

– Non !… jeta l’Homme, sombre,en refermant le livre d’un geste brutal. Non !… Il n’y a quepour les enfants que nous leurs sommes inférieurs !… Jen’ai pas pu !… On a des faiblesses !… Mais nousprenons deux paires de mains d’hommes pour une paire de petitesmains d’enfants !… »

Je me tenais la tête entre mes doigts crispés,avec le geste de celui qui a peur pour sa raison.

« Calmez-vous, me dit-il…calmez-vous !… J’ai besoin de tout votre calme, monsieurle neutre !…

– Et les femmes ? râlai-je… que faitesvous des femmes ?

– Cela, je ne puis encore vous le dire :Mme l’amirale von Treischke étant notre premièreprisonnière !…

– Vous n’oserez pas plus toucher à une femmeque vous n’avez touché aux petits enfants !… Je comprendstout !… tout !… tout !…, mais je ne comprends pasqu’on touche à une femme, à une femme du reste qui n’a rien fait…qui est la première à pleurer sur les crimes des Boches !… etsur ceux de son mari !… Vous avez trop de victimes, toutesprêtes ici, pour qu’il soit utile de faire couler le sang d’uneinnocente ! »

Je m’étais laissé aller à mon agitation (pourne pas dire à mon indignation) et je n’étais pas fâché du toutd’avoir trouvé cet argument de l’inutilité du suppliced’Amalia. Il me paraissait de nature à frapper un esprit aussipositif et peut-être aussi juste, dans l’horreur, quecelui du capitaine Hyx. De fait, je pus croire lui avoir donné àréfléchir. Il m’écouta sans impatience, jusqu’au bout, puis meconsidéra en silence, avec une grande douceur apparente ;enfin il poussa un soupir qui me donna beaucoup d’espoir, car ill’accompagna de ces mots : « Oui, une femme, c’estaffreux ! »

C’était beaucoup, pour une fois !… Jepensai qu’il serait habile de ma part de ne point insister pour lemoment… Et comme son geste me priait de m’asseoir, à son côté, surun banc d’œuvre merveilleusement sculpté placé à la droite del’autel, je dis seulement :

« J’ai confiance en votrejustice !… »

Et puis, croyant comme un niais (ne m’avait-ilpas appelé ainsi tout à l’heure) que j’avais partie gagnée, ou, entout cas ; qu’elle était en bonne voie de l’être, je résolusde montrer une intelligence de plus en plus ouverte à la grandeurfuneste (pour les Boches) de l’œuvre de sang de ce terriblephilanthrope, et comme j’avais été amené à parler de prisonniers,je lui dis :

« Si les Allemands vous ont compris chezeux comme ils semblent vous avoir compris ici, vous pouvez, eneffet, vous féliciter, capitaine… (Silence du capitaine, il semblene m’avoir pas entendu.) Alors je répétai en hochant la tête (commele docteur) : Cela n’a pas été le moindre sujet de mesétonnements que la parfaite tranquillité avec laquelle cesmessieurs prisonniers paraissent vous comprendre !…

– Oui ! oui, je sais ! finit pardire le capitaine…

– Car enfin ce n’est pas seulement votresystème de comptabilité qu’ils comprennent, c’est encore qu’ilssont destinés à le faire valoir en personne !…

– Évidemment !

– Eh bien ! permettez-moi de vous dire,capitaine, que je n’en reviens pas !

– Et que vous admirez leur tranquillefatalisme ! Je sais, je sais !…

– Ah ! on vous a dit ?…

– Oui, j’ai lu cela sur le rapport quotidiendu docteur ou de Buldeo, je ne me souviens plus… (Tiens ! ilsfont des rapports quotidiens !… Se méfier !) Enfin, vousles trouvez sublimes d’impassibilité ?…

– Ou encore révoltants de lâcheté !exprimai-je dans la crainte de lui avoir dit quelque chose de trèsdésobligeant.

– Enfin, tantôt ils vous révoltent parcequ’ils ne se révoltent pas et tantôt ils vous enthousiasment parcequ’ils ont l’air de ne pas même se préoccuper du supplice qui lesattend !… Eh bien, monsieur Herbert de Renich, sachezqu’ils y pensent tout le temps à leur supplice ! qu’ils nepensent qu’à cela ! et qu’ils font tout pour y échapper !et que le principal qu’ils puissent faire pour y échapper estjustement de rester impassibles !… Ah ! les B…, cesont des gens pratiques, allez ! beaucoup plus pratiques quesublimes !… Les connaissant tels, je leur ai parlé encore leurlangage, et encore ils m’ont compris tout de suite et j’ai eu lapaix tout de suite !

« Monsieur Herbert de Renich, je les aidivisés en otages, en demi-otages, en tiers d’otage, en quarts…d’otage ! Les otages tout entiers sont évidemment les plusheureux ! Ils sont a peu près sûrs de n’être pas endommagés.Leur vie, il est vrai, me répond de certaines vies prisonnières enAllemagne, mais ces messieurs ont pris leurs précautions pour qu’ilne leur arrive aucun fâcheux incident. Ils ont prévenu eux-mêmes lamère-patrie du sort qui leur était réservé. C’est ce qui vousexplique la mine gaillarde de von Busch et la gaieté charmante devon Freemann ! Maintenant, saisissez que pour obtenir derester otage entier il a fallu que ces messieursaffichassent une particulière impassibilité. Celui qui bronche ouqui gémit sur son sort, où même sur le sort des autres,celui-là est destiné à être très entamé !(Pardonnez-moi l’expression.) »

Mais, hélas ! cette expression, je ne lalui pardonnai pas !… Et je ne pus m’empêcher de m’écarter unpeu de lui, sur le banc qui nous avait reçus tous les deux…

S’aperçut-il de ce mouvement spontané etregrettable ?

Ne s’en aperçut-il pas ?…

L’acharnement tranquille avec lequel ilcontinua de développer son horrible système m’inclinerait plutôt àpenser qu’il s’était parfaitement rendu compte de l’effetproduit ; et bientôt, du reste, il me fut impossible deretenir un nouveau geste d’effroi…

« Je vous fais horreur ? medemanda-t-il tranquillement.

– Vous m’épouvantez !… Vous épouvantez unhonnête homme, monsieur !… un honnête homme qui, finalement,se refuse à ajouter foi à toutes vos folles imaginations…Non ! non !… tous ces discours ne me convaincront pas del’abominable réalité de votre dessein !… Vous voulez leurfaire peur !… Vous voulez leur faire peur,monsieur !

– Certes ! répondit l’Homme.Certes ! leur faire peur ! comme ils ont voulu faire peurau monde, en massacrant les paisibles populations du Nord !…Je leur fais peur aussi sérieusement quecela !… »

Et me prenant soudain le poignet, et me leserrant à me faire crier :

« Ai-je donc l’air de plaisanter ?me dit-il, d’une voix sifflante… Avez-vous vu hier ; quand ona coupé la langue de cet illustre savant bavard, que jeplaisantais ?…

– Non ! non !… je n’ai pas vucela !… m’écriai-je effrayé de l’exaltation soudaine de moninterlocuteur… C’était véritablement horrible !…mais, à part celui-ci, qui pouvait être sacrifié et quiavait peut être mérité de l’être, comme unavertissement !… votre vengeance n’a encore été qu’unepromesse !… qu’une menace !… Dites-le-moi que jeconserve encore un espoir !…

– L’espoir de quoi, monsieur ?… Vous meposez là une question à laquelle je ne répondrai pas. Cela est uneaffaire entre Dieu et moi !… Que vous importe que quelques-unsaient déjà payé, ou que le payement ne s’effectue que dans huitjours ou “à quinzaine” ?… Le temps ne fait rien àl’affaire !… Ils payeront, je vous le jure !… Voilà quiest clair !…

– Les malheureux !… Lesmalheureux !…

– Ah ! ne les plaignez pas tous !…me jeta le capitaine en ricanant horriblement… Il y en a qui sontmoins à plaindre que les autres !… ce sont ceux qui, à peuprès rassurés sur leur sort s’amusent du sort desautres !… Et surtout ne croyez pas qu’ils aient un effortquelconque à faire sur eux-mêmes pour regarder souffrir lesautres !… même quand ceux-ci sont des amis, des frères, descompagnons d’armes !… Je sais que vous les avez vus dans leurbaignoire grillée, après dîner ! Vous ont-ils produitl’effet d’être mal à l’aise ? oui ou non !…répondez !

– Non ! c’est plus épouvantable encoreque tout ce que je pouvais imaginer !… Non, non ! ils neparaissaient pas mal à l’aise !… Ah ! vous êtes ledémon !… » (Ceci partit de moi, tout à fait malgré moi,comme une bombe que j’aurais eue en moi.)

Mais alors il ne parut pas m’en vouloir. Ilsourit même, en se grattant de l’index le coin de la lèvre sous sonmasque, et il continua :

« Monsieur, vous connaissez l’expressionSchadenfreude ? c’est un mot allemand qui n’ad’équivalent dans aucun autre idiome. Il désigne, en effet, untrait de caractère qui est l’apanage exclusif des Boches ! etil signifie à peu près ceci : “Plaisir que procure laconscience d’avoir causé du mal à autrui”, ou encore “Jouissance devoir souffrir autrui”.

« “Sans doute, a dit Curt Wigand, cevilain sentiment existe plus ou moins prononcé chez certainsindividus des autres nations ; mais il n’y apparaît en quelquesorte que comme l’effet d’un état d’esprit exceptionnel, d’uneimpulsion momentanée, tandis que les Allemands, au contraire, sontvraiment atteints d’une Schadenfreude naturelle etchronique”, si répandue, ou pour mieux dire si générale, que leurlangue, privée de mots pour désigner “délicatesse” et “galanterie”,a dû en forger un afin d’exprimer cette satisfaction haineuse etmalsaine que procure aux âmes basses et cruelles la vue dumalheur des autres ! Or, quand cette vue du malheur desautres est doublée de l’espérance qu’elle pourra peut-être diminuervotre malheur à vous, Boche, vous voyez, monsieur, ce que l’on peutobtenir !…

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu !Ah ! monsieur, comme vous les connaissez !…

– Moins bien encore qu’ils ne se connaissenteux-mêmes, me répliqua le capitaine… moins bien, vous le constatez,que ce Curt Wigand, psychologue boche fort avisé, qui paraît biencomprendre ses compatriotes, mais évite d’appuyer sa thèsed’exemples ; cependant, une fois l’esprit aiguillé sur cettevoie, pour peu qu’on ait quelque connaissance, même superficielle,de l’histoire et des mœurs des Allemands, ces exemples seprésentent en nombre à la mémoire. Car la Schadenfreudefut de tous les temps ; partout où le Prussien principalementa passé, on retrouve la trace des raffinements où se sontmanifestés, tantôt son prurit natif de salir et de profaner, tantôtsa férocité ingénieuse. À Nuremberg se voit encore la fameusemadone, qu’inventa un Hohenzollern, Frédéric à la dent de fer,dit-on. Elle était jadis au vieux château de Berlin : c’estune statue de bois creuse, qui s’ouvre comme une armoire et dontles battants et les parois intérieurs sont garnis d’énormes pointesd’acier.

« Quand les juges aux gages duditFrédéric manquaient de preuves pour condamner un accusé, ils ledéclaraient absous et l’amenaient devant la madone pour qu’il luiadressât ses actions de grâces. On le poussait dans les bras de lastatue qu’un mécanisme secret refermait aussitôt sur lui, lebroyant de son étreinte et le perçant de ses cent poignards Qu’onimagine les hurlements qui sortaient alors de cette sinistreeffigie, secouée par l’agonie du malheureux qui se débattait dansce cercueil dressé, se déchirant lui-même aux lamestranchantes !… et qu’on décide si jamais l’imagination d’unbourreau a conçu chose comparable en cruauté, en hypocrisie et enprofanation à cet instrument de torture prussien auquel soninventeur avait donné les traits et l’attitude placide de la Viergemiséricordieuse ? Atrocité moyenâgeuse, dira-t-on, vestiged’une époque féconde en pareilles horreurs ? En 1814, leurBlücher, se souvenant de la madone de Nuremberg, traînait enChampagne, parmi ses bagages, la “cage aux Français”, grande caisseà claire-voie, dont le parquet était formé de lamelles coupantes etbâtie telle sorte qu’on ne pouvait s’y tenir ni debout, ni assis,ni couché.

Le vieux reître se déridait aux contorsions etaux gémissements des prisonniers qu’il verrouillait là-dedans.

– Les sauvages ! Les sauvages !

– Monsieur, les sauvages n’ont paschangé ! Les rapports officiels belges et français vousattesteront que leur imagination du mal, et de la souffrance, et dela jouissance de souffrance ; n’a fait que croître etembellir. Non ! non ! les sauvages ne changeront pas,tant qu’ils ne trouveront pas plus sauvages qu’eux !… Etsi par hasard, car encore une fois il y a de par le monde des genstrès bien intentionnés, comme vous, monsieur le neutre, quidéploient un zèle neutre à essayer de concilier le blanc et lenoir, la plaie et le couteau, et à faire oublier à la plaie lecouteau, si par hasard, dans cette bonne humeur d’oubli et depardon général, vous étiez porté à mettre en doute le témoignage,même officiel, des crimes commis par les Boches, je vousrappellerais, moi, aux témoignages boches qui lesglorifient ! : Faut-il que la civilisation élève sestemples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes, surdes râles mourants ? Oui. (Maréchal von Haeseler,1915.)

Ne donnez pas de quartier, soyez aussiterribles que les Huns d’Attila. (Guillaume II, 1900.)

On peut fusiller les prisonniers… On peutcontraindre les otages à exposer leur vie. (Manuel du grandétat-major allemand, 1902.)

C’est avec mon consentement que le généralen chef a fait brûler toute la localité, et que cent personnesenviron ont été fusillées. (Von Bülow, commandant la2e armée, 1914.)

Tous les prisonniers seront mis à mort.Les blessés, avec ou sans armes, seront mis à mort. Aucun hommevivant ne doit rester derrière nous. (Général Stenger,commandant la 58e brigade, 1914.)

« Et combien d’autres et combien d’autrescrimes, dressés sur le monde comme une vérité, comme une religionnouvelle ! La vieille religion nouvelle pour le monde du bonvieux Dieu allemand !… Qu’en dites-vous, monsieur leneutre ?… »

Il s’était levé ! Certes, il n’attendaitpoint ma réponse et je n’avais, hélas ! aucune réponse à luifaire. Il dressa ses mains vers Dieu et s’écria :

« Voilà une doctrine qui se tient d’unemiraculeuse cohérence, et qui, certes, a le mérite de ne pasreculer devant les difficultés morales par lesquelles les peuplesjusqu’ici se faisaient gloire d’être arrêtés. Cette doctrine, ôBoches divins, vous ne l’avez pas seulement conçue, vous l’aveztraduite en actes, après scientifique préparation, et la justicedoit vous être rendue que vous avez su pleinement vous yconformer !…

« Eh bien, monsieur, moi, j’ai été aussineutre que vous !… Si j’ai un masque sur le visage, c’estqu’il y a un intérêt général, quelque part, à ce que l’on ignoremon nom, c’est que je dois être seul responsable de ma réponseau crime boche !… Mais mon nom est celui d’un bienfaiteurde l’humanité ! Mon immense fortune a servi jusqu’à ce jour àapaiser le mal sur la terre !… Il est écrit au frontispice detous les hôpitaux !… Or, aujourd’hui, je me ruine pour latorture ! Et je crée des bourreaux ! Et je défie Dieu den’être pas avec moi !…

« C’est très beau, continua-t-il d’unevoix sourde, irritée, de flétrir le crime et de rendre des verdictsd’infamie !… C’est très beau de prononcer des jugements contrele crime comme ce verdict du jury de Kinsale qui, après lacatastrophe du Lusitania, clamait sur le monde : “Cecrime effroyable viole le droit des gens et les conventions de tousles civilisés. Nous portons donc contre les officiers du sous-marinallemand, contre l’empereur et le gouvernement de l’Allemagne, quileur en ont donné l’ordre, l’accusation d’assassinat en bloc.”C’est très beau, mais, ce sont des paroles ! desparoles ! des paroles !… Moi, monsieur, j’ai apporté unacte !…Je n’ai point perdu mon temps à maudire le crime,j’ai voulu l’arrêter ! Levez-vous, voyez, ayez lecourage de feuilleter ma comptabilité, et vous me direz sij’ai eu tort ou si j’ai eu raison !… Même si je vous faishorreur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi,votre répugnance ?… Est-ce que vous croyez que lamienne n’a pas été plus redoutable pour l’œuvre que la vôtre ?Mais je l’ai vaincue !… et c’est le principal !…Tenez ! monsieur ; tenez !… un petit effort !…un tout petit effort !… Traînez-vous jusqu’à mon copies delettres !… Là !…, là… Tenez ! cette lettre quim’est parvenue à Madère par les bons soins de la kommandantur deBruxelles !… Il s’agit d’un procès… C’est justement cettesemaine, dans deux jours, que vont passer devant le conseil deguerre plus de quarante Belges, employés télégraphistes accusésd’espionnage. Ce procès, l’un des plus importants parmi ceux quiont été instruits jusqu’ici, est un procès de condamnations àmort !… Eh bien, monsieur, lisez cette lettre quim’accorde leur grâce, d’avance !…Et maintenantmaudissez-moi ! Qu’est-ce que vous voulez que ça mefasse ?… Je vous le demande !… »

Auteurs::

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