Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 17VISION SUR L’ABÎME

Et ce fut plus fort que tout : je ne pusretenir le mot qui, répété par ma bouche, explosa : « Unphilanthrope !… »

Tous me regardèrent. Je sentais peser sur moil’irritation grandissante de notre hôte. Je m’attendais à uneréplique fulgurante. Elle ne se produisit point. Le capitaine Hyx,rompant les chiens, donna un ordre bref, à la suite duquel lafameuse tapisserie de la Victoire de Ruyter se souleva comme unrideau de théâtre, et, aussitôt, un merveilleux spectacle sedéroula sous nos yeux extasiés.

Des panneaux venaient d’être manœuvrés sur lacoque du Vengeur et nous n’étions plus séparés desprofondeurs sous-marines que par une immense glace ovale retenuedans de puissantes armatures de cuivre.

L’électricité avait atténué son éclat dans lasalle et l’océan nous apparut dans le rayonnement intense d’uneprodigieuse lumière.

« La lumière froide de nosprojecteurs ! prononça derrière nous le capitaine Hyx,cependant que nous nous précipitions contre cette vitre comme desinsectes incapables de résister à l’attirance du foyer qui va lesconsumer…

– Encore une invention française dont lesAllemands seuls ont su user ! Ils l’emploient à bord de leurszeppelins ! continua-t-il. Elle me sert, à moi, à éclairer monchemin sous les eaux. Alors que tous les vaisseaux sous-marins dela Germanie naviguent comme des malfaiteurs qui ne peuvent vivreque dans les ténèbres, au sein d’une opacité profonde, moi, jetraîne la clarté avec moi jusqu’au fond de l’abîme !…

– Et ces glaces peuvent résister !soupira d’angoisse, et aussi de ravissement, ma belle Amalia.

– … à des pressions formidables ! À cepoint de vue, c’est le capitaine Nemo qui avait raison. Et nosingénieurs modernes n’ont fait que le dépasser !… Ne disait-ilpas que, dans des expériences de pêche à la lumière électriquefaite en 1864, au milieu des mers du nord, on avait vu des plaquesde cristal, sous une épaisseur de vingt millimètres seulementrésister à une pression de seize atmosphères, tout en laissantpasser de puissants rayons ! Or, les verres duNautilus avaient vingt et un centimètres à leur centre,c’est-à-dire trente fois l’épaisseur en question. Les miens, à moi,ont cinquante fois cette épaisseur !…

– Et vous pouvez descendre ?…

– Oh ! nous pouvons nous permettre desplongées que vous ne soupçonnez pas !… C’est ma force, àmoi !… C’est ma force d’aller où je veux, d’avoir pour domainel’espace défendu à tous les autres !… tous les autres quin’osent, qui ne peuvent descendre, à cause de la pression des eaux,à plus de cinquante, soixante, soixante-dix mètres !… Moi,quand tous les panneaux sont mis, avec une triple cuirasse d’acierEdison réunie par les T et les X, armature que rien ne peut faireployer, et avec mon système de matelas successifs d’air comprimé àpuissance inégale, je puis descendre aussi bas que lasonde ! »

Parole formidable à laquelle je ne crus point,et qui me parut dictée par l’orgueil, mais que je trouvaiexcusable, en face du spectacle qui nous était offert !

En admettant que Le Vengeur pûtdescendre à des deux ou trois mille pieds, j’estimai que c’étaitdéjà beau, et tout à fait suffisant !

En ce moment, nous nous trouvions, paraît-il,à trois cents mètres seulement au-dessous du niveau de lamer ; nous naviguions à une toute petite allure, au milieud’un véritable banc de thons. Les mouvements innombrables de cetroupeau marin, son effarouchement, son éblouissement, luifaisaient rejeter en des millions de faisceaux la lumière qui lefrappait. Le dos de ces énormes poissons, coloré de ce bleu foncéque prend l’acier poli, leurs ventres argentés lançaient deséclairs qui se croisaient de la plus singulière façon avec desflèches d’ombres presque aussi rapides.

Quelques-unes de ces bêtes, dont les moindresavaient dans les deux mètres de long, vinrent, en entrouvrant leursgueules voraces, jusqu’à notre glace et nous regardèrent avec leursgros yeux ronds, brillants, immobiles et méchants.

Tout à coup, l’énorme troupeau parut pris devertige. Il se sépara en plusieurs bataillons, qui roulèrentéperdument les uns sur les autres. Un monstre était la cause decette panique. Il glissait au milieu d’eux, le ventre en l’air,ouvrant une gueule effroyable : nous reconnûmes tous lerequin !

Alors nous reculâmes en poussant un cri :l’animal pouvait avoir dix mètres ; d’un coup de sa queue, nepouvait-il pas faire voler en éclats la glace qui nous séparait delui ?

Fut-ce cette crainte ? Ou bien lecapitaine Hyx eut-il pitié de notre émoi ? Toujours est-ilqu’il appuya sur un bouton électrique et qu’aussitôt les panneauxintérieurs se refermèrent comme des paupières d’acier sur le globede notre prodigieux œil de verre.

Nous nous trouvâmes alors dans unedemi-obscurité ; je crus qu’on allait nous rendreimmédiatement l’éclat des lampes électriques, mais le capitainenous pria de ne point bouger.

« Le spectacle n’est pointterminé ! » fit-il.

Presque aussitôt, nous entendîmes uneexplosion et nous n’eûmes point le temps d’en demander la cause,car les paupières d’acier se rouvrirent et les eaux lumineusesréapparurent. Elles étaient toutes rouges !

On eût dit une mer de sang, dans laquelles’allongeait, secouée par les derniers soubresauts de l’agonie, labête qui avait été notre terreur quelques secondes auparavant etqui avait fait fuir dans une épouvante sans nom la nationaquatique.

Le ventre de l’animal n’était plus qu’uneaffreuse loque déchiquetée ; par la plaie béante, il perdaitses entrailles.

« Un petit obus de mes mitrailleusessous-marines a réglé le compte du monsieur ! »prononça le capitaine Hyx avec un léger rire satisfait !

Et il ajouta, en caressant son menton qu’ilavait, comme j’ai dit, un peu gras : « Oh ! lesmonstres aussi ont leur tour ! »

Il y eut un court silence, puis ilreprit :

« Celui-ci n’était pas l’un des moinsredoutables… Sa force devait être formidable… Et quant à savitesse… savez-vous bien que l’on a calculé qu’un requin de cettetaille et de cette puissance, en marchant nuit et jour, ne mettraitpas plus de trente semaines à faire le tour du globe ?… C’estqu’il présente une si complète insensibilité à la fatigue qu’on ena vu suivre des bâtiments d’Europe jusqu’en Amérique, et cela enfaisant mille circuits, mais sans les lâcher d’uneminute !

Regardez sa gueule ! Mais regardez-moidonc sa gueule ! Le contour de cette gueule est normalementégal au tiers de la longueur de la bête !… Trois mètres decirconférence de gueule pour un animal de dix mètres !C’est à faire rêver les plus grands appétits de laterre ! Et les dents !… Des dents triangulaires,aiguës, tranchantes, barbelées… Six rangées de dents chezl’adulte ! Quel ratelier ! Ils n’en fabriquent pasencore comme ceux-là dans la Friedrichstrasse !… Une peaucapable de repousser les balles (un bouclier rêvé pour leschevaliers du Rhin !), une voracité insatiable, uneaudace que rien n’intimide, la férocité du tigre, la force ducachalot ! Tel est le requin, effroi de son univers ! Sonnom vient de requiem ! Mais une heure vient cependant oùc’est sur les débris du monstre que l’on chante la prière destrépassés !… »

Ces derniers mots avaient été prononcés d’unevoix si sourde et si grondante, si inattendue chez un homme quiavait plutôt la parole de miel, d’une voix, pour tout dire, siobscurément menaçante, qu’Amalia et moi nous nous jetâmes encore unde ces regards où, notre double angoisse, un instant séparée, seretrouvait tout entière. Décidément, est-ce que cet homme si pleinde politesse n’avait invité Amalia que pour s’amuser à luifaire peur ?

Mais ce fut soudain la fermeture foudroyantedes panneaux, la fin du spectacle de la mer ensanglantée, l’éclatrevenu des lampes à l’intérieur de la salle et la douceur nouvellede la voix charmante, engageante du capitaine :

« Mesdames, mon cher monsieur Herbert deRenich, je n’ai rien à vous refuser, et puisque Mme l’amiralem’a fait cet honneur d’en exprimer le désir, accomplissons donc letour, qu’elle brûle de faire, du propriétaire ! »

J’accédai avec empressement. Mieux on connaîtsa prison, plus on a de chances de pouvoir la quitter.

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