Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 25DEUX PORTRAITS DANS L’ABSIDE

Cette fois, ce fut moi qui, très humblement,comme un pauvre sire qui ne peut tour à tour que s’effrayer,maudire, puis admirer, lui tendis la main. Cet hommage de mon âmeasservie (et déjà prête à tout admettre et à tout comprendre dumoment qu’elle espérait fermement dans le salut d’Amalia), ill’accepta comme une chose due et qui n’étonnait nullement. Cethomme venait de m’apparaître vraiment grand, planant à des hauteursprodigieuses comme un juste destin aux yeux débridés, châtiant avecune foudre logique le crime sur la terre, ce qui était tout à faitnouveau pour le destin. Sa comptabilité bien tenue dirigeait sescoups !

Tout cela était très beau et, en vérité, jen’étais pas loin, comme l’avait prédit Dolorès, de pleurerd’enthousiasme et de remords sur la main du nouveau dieumasqué…

Maintenant il faut que je vous dise commentl’Archange des Eaux redevint pour moi Satan, ou plutôt comment ilse confondit à nouveau avec lui.

Il m’avait entraîné dans l’abside, derrièrel’autel. C’était un joyau dans le joyau, cette petite abside danscette petite Sainte-Chapelle !

Les hautes verrières, encadrées de leurslégers fuseaux gothiques et de l’armature flamboyante des rosaces,nous versaient leurs rayons pourpres…

Et le capitaine me montra du doigt uneinscription dont les lettres écarlates venaient de s’allumer auhaut des verrières : « Remember MissCampbell ! » (Souvenez-vous de MissCampbell !)

« C’est à ce cri-là, me dit-il, que lesrégiments anglais chargent aujourd’hui !… C’est avec cesouvenir-là que Le Vengeur se promène sous les mers,quærens quem devoret » !…

Puis il me pria de faire un demi-tour surmoi-même, et j’aperçus alors, derrière l’autel, deux hauts cadresrecouverts d’un crêpe noir.

Il fit un geste : l’un de ces voilesglissa et j’aperçus une angélique figure bien connue, celle de missCampbell, martyre.

La lumière venue en faisceaux des verrièresjetait sur elle comme des fusées de sang.

Je tressaillis de la tête aux pieds. Cettevision soudaine de la sainte me rappela les paroles de Dolorèsrelatives à ce portrait et à celui d’à côté, « plusredoutable encore » !

L’Homme avait croisé les bras devantl’admirable figure de miss Campbell et il parlait, comme enprière ; il disait :

« C’était la fille d’un pasteur devillage, non loin de Norwich. On a rendu hommage à ses vertus, quil’élevaient au-dessus des créatures humaines ; mais ce quel’on n’a pas assez dit, c’est la sévérité qu’elle eut toujours pourelle-même. Plutôt que de commettre le plus léger mensonge, elle eûtpréféré mourir. Et elle est morte de cela ! Elle estmorte de la franchise avec laquelle elle a avoué qu’elle n’avaitpas voulu livrer à leurs exécuteurs les victimes anglaisesréfugiées sous son toit.

« C’était une grande amie à moi et à mafamille !… Nous étions liés depuis longtemps par tout le bienqu’elle m’avait fait faire… Quand je la sus captive, poursuiviepour haute trahison, j’étais en Angleterre. Je résolus de lasauver, coûte que coûte, avec une amie qui lui était aussi dévouéeque moi-même. Nous prîmes passage sur un paquebot qui devait nousdébarquer en Hollande. Là, tout était préparé pour que nouspuissions nous trouver, incognito, à Bruxelles, quelques heuresplus tard. Malheureusement, notre steamboat rencontra une mine etnous sautâmes. Je fus blessé, recueilli par un chalutier qui meramena à Tilbury, à l’entrée de la Tamise. Quant à mon amie, dontj’avais été séparé, et que je ne devais plus jamaisrevoir, j’ai appris depuis ce qui lui était arrivé… »

Il s’arrêta. Je vis ses épaules se soulever,sa poitrine ardente se gonfler du plus affreux soupir… Enfin, ayantvisiblement vaincu la manifestation qu’il jugeait indigne de sonhumaine souffrance, il put continuer :

« Sans blessure, elle avait été sauvéepar une barque hollandaise qui l’avait conduite à Flessingue. Lelendemain, avec le faux papier, elle se trouvait à Bruxelles, prêteà agir. Elle avait une somme considérable sur elle. Elle n’avait,du reste, pas besoin d’argent pour trouver des complices. Ellesfurent bientôt quelques-unes prêtes à mourir pour sauver missCampbell ! We want leave a stone unturned till wesave her ! (nous soulèverions le monde pour lasauver !) disaient-elles.

« Habillée en infirmière, mon amie putpénétrer dans la prison, vingt-quatre heures avant l’exécution. Leplan fut vite conçu et arrêté. On ne pouvait la sauver que sur lelieu même de l’exécution ! L’officier qui devait commander lepeloton d’exécution fut acheté. Sa fuite était assurée avec cellede miss Campbell et il recevrait, en Hollande, un million. Lescartouches seraient des cartouches à blanc ! Miss Campbelldevait faire la morte !

« On n’avait oublié qu’un détail,c’est que Miss Campbell ne savait pas mentir et qu’elle netomba pas lors de la décharge !… On a raconté qu’ellen’avait pas eu la force de se traîner jusqu’au poteaud’exécution ; cela est faux ! Elle y alla le front haut,le sourire des martyres aux lèvres, les yeux vers Dieu !…n’ayant jamais cru, hélas ! à la possibilité de réussite denos plans et de toutes nos tentatives et ne les aidant, du reste,en aucune manière.

« Si bien qu’après la décharge du pelotond’exécution elle ne s’abattit point, ni même ne chancela… et ne secrut réellement frappée à mort que lorsque l’officier complices’avança vers elle, pâle comme un spectre, terrifié de la voirencore debout et lui déchargea son revolver, chargé à blanc, àbout portant, dans la figure.

« Or, il y avait là quelqu’un quiassistait à la cérémonie, caché derrière le rideau d’une fenêtre,c’était le vice-amiral von Treischke. Il eut la sensation qu’il sepassait quelque chose d’anormal, et celui que l’on appelle encorela Terreur d’Anvers et de Bruges sortit dans la cour, se pencha surmiss Campbell, se rendit compte qu’elle n’était qu’évanouie et sechargea lui-même, avec son propre revolver, de la tuer, cette fois,pour de bon !

« Voilà ce qu’a fait von Treischke !Et beaucoup d’autres choses encore !… Aussi vous comprendrez,monsieur, qu’il m’est particulièrement pénible d’entendre un hommede bon sens comme vous, si neutre qu’il puisse être, élever tropsouvent la voix en faveur de ce monstre, ou même en faveur dequelque membre de sa famille !… »

Ceci avait été dit d’une façon si lugubre queje compris tout à coup que j’avais tort d’espérer…

Avec un geste de supplication folle (carl’idée de la possibilité même du supplice d’Amalia suffisait à mefaire perdre la raison) je m’écriai : « Ce n’est pointpour ce monstre que j’intercède, vous le savez bien, capitaine,mais pour sa femme ! »

Le capitaine Hyx se retourna brusquement versmoi, et je dus reculer sous l’éclat de son regard et de saparole :

« Et lui, monsieur, a-t-il eu pitié desfemmes ? Comment voulez-vous qu’il me comprenne, si j’aipitié de la sienne ?… Et j’ai besoin qu’il mecomprenne ! lui surtout !… Quand il verra ce quenous n’hésitons pas à faire de sa femme pour commencer, ilrespectera peut-être celle des autres !… Et quand il auraassisté à toutes les besognes d’ici, bien faites pour êtrecomprises d’un Boche, quand il aura fait le tour de notretoute-puissance et de notre crime, comme vous dites ou comme vouspensez, peut-être que le crime boche amènera son pavillon !Alors nous amènerons le nôtre, mais pas avant !…

« Voilà ce qu’il faut faire comprendre àl’amiral von Treischke, voilà pourquoi il viendra ici, et voilàpourquoi il repartira d’ici ! J’aurai beaucoup plus deconfiance en lui pour convaincre ces messieurs de l’amirauté aprèsqu’il aura vu ce que nous avons à lui faire voir, qu’en sa femmeque l’on ne croirait pas ! »

Je restai anéanti, stupide de ce nouveau coupde foudre auquel m’avait cependant préparé en partie la confidencede Dolorès…

Ainsi cet homme extraordinaire arrivait, avecson raisonnement, à laisser repartir indemne le criminel et àconserver, pour la torture : l’innocente !…

Il n’y avait plus qu’à pleurer comme unenfant… c’est ce que je fis en murmurant :

« Une femme !… une femme !… nel’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure : c’est affreuxde faire souffrir une femme !…

– Monsieur le neutre ! reprit-il d’unevoix basse où tremblait sa colère domptée… il y a là, à côté duportrait de miss Campbell, un autre portrait de femme : jevais vous dire ce que l’amiral von Treischke et ses hommes ont faitde cette femme-là : « L’officier dont elle avait achetéla complicité, pris sur le fait, la vendit, c’est-à-dire qu’ildénonça l’endroit, le village aux environs d’Aerschoot, où missCampbell et lui devaient venir la rejoindre en auto pour, de là,avec les déguisements et tous les papiers nécessaires, franchir lafrontière hollandaise… Au lieu de voir arriver miss Campbell, cettefemme et trois infirmières qui lui avaient prêté leur aide danscette formidable aventure, virent arriver von Treischke et satroupe, qui était ivre. Elles comprirent que tout étaitperdu ! Du reste, il n’y eut aucun genre d’explication. Ellesfurent traînées comme des bêtes à l’auberge et jetées dans un coin.Elles assistèrent à une orgie comme tant de témoignages,hélas ! nous en ont rapporté. Elles voulaient résister à leursbourreaux… Les misérables devinrent fous de rage, en abusèrent, lesattachèrent sur une table et mirent le feu à l’auberge ! Lesouvenir tout proche des infamies d’Aerschoot les inspirait. Voilàde quels crimes, sous le commandement de l’amiral von Treischke,fut suivi l’assassinat de miss Campbell ! Voilà de quelle mortest morte cette femme dont le portrait est ici, sous cevoile !… Monsieur le neutre ! Le monde a ignoré ceschoses car elles furent soigneusement cachées pour diversesraisons, mais un témoin est venu à moi avec les preuves et ledernier adieu de… de celle qui allait mourir, et de quellemort ! pour miss Campbell !… Alors, oh !alors ! j’ai juré que Le Vengeur naîtrait !Celui qui vengerait et miss Campbell ! et le monde !… etma femme ! »

Il laissa échapper ces derniers mots, quiétaient en effet pour moi une bien redoutable révélation,comme s’il lui était impossible de les retenir pluslongtemps !… Enfin, comme s’il était honteux d’avoir cédé,comme un simple mortel, au mouvement de sa douleur, il me lâchaaussitôt le poignet et je le vis disparaître derrière l’autel.

Je restai seul dans l’abside et il me futimpossible de ne pas aller au portrait inconnu, de ne passoulever le voile et de ne pas voir !… et de ne pas lereconnaître !

Dans le même instant, l’Homme était revenuet me regardait regarder !…

« Oh ! fis-je, est-ilpossible ! Vous ! vous !vous ! »

Car cette femme me révélait la personnalité deson mari !… Cette figure au profil charmant, cette jeunesse,cette beauté, cette fraîcheur souriante, ce printemps de la chairet de l’âme, et ce chef-d’œuvre de l’art, tout cela était bienconnu, tout cela avait été reproduit pour la joie des yeux dans lesmagazines du monde entier. C’était le portrait deMlle de N…, d’une des plus vieilles familles françaises,et des plus nobles, et des plus illustres, qui avait épousé descentaines de millions en Amérique dans la personne du plus grandphilanthrope de la terre !

Est-il besoin d’en dire davantage pour quevous soyez fixé comme je le fus alors, et pour que vous compreniezpourquoi cet homme, citoyen américain, dans un temps où l’Amériqueprodiguait un inépuisable effort pour faire cesser parpersuasion les crimes sous-marins, mettait sur son visage unmasque destiné à sauver officieusement de toute compromission, sapatrie et ses compatriotes… et pourquoi le capitaine Hyx s’appelaitle capitaine Hyx (l’inconnu), et pourquoi il avait donné à sonvaisseau, armé pour toutes les représailles, un nom français,Le Vengeur, lui qui avait à venger une telleFrançaise !… et pourquoi la femme de l’amiral vonTreischke n’avait plus rien à espérer de cet homme ?…

En ce qui me concerne, mon indiscrétion et macuriosité allaient fixer mon sort.

« Monsieur le neutre, me dit le capitaineHyx, priez que la guerre soit courte, car, maintenant que vous avezvu et que vous savez : si elle durait dix ans, vous resteriezmon hôte pendant dix ans !… » Sous les coups qui mefrappaient, je m’abandonnais à une sorte de délire… et mon désordrene fit qu’augmenter quand le capitaine Hyx me fit revenir presquede force devant l’autel, en face de la pierre qui soutenait sonGrand-Livre… et quand je le vis muni lui-même de ce misselinfernal entre les pages duquel je n’avais pu glisser un coup d’œilsans m’enfuir…

Ce livre était un album de photographies, dedessins, de gravures : photographies, dessins, gravures, toutl’art de la reproduction de l’horreur, officielle, attestéeofficiellement pendant la guerre…

Chaque page de l’album était divisée en deuxparties : dans l’une s’étalait l’horreur officielle,dans l’autre attendait : la Réponse du« Vengeur »…

Mais il y avait des pages où s’étalaitdéjà la réponse ! des pages où Le Vengeur avait déjàrépondu !

Horreur ! Horreur ! je reconnuscertaine photographie qui avait été prise devant moi, un jour quej’étais venu me heurter à certaine baignoiregrillée !…

Ô Dolorès ! comme tu as menti à tonamant ! Pourquoi lui avoir fait entendre que le capitaine Hyxpouvait être capable de pitié et qu’il n’avait préparé que lacomédie de la peur !…

Tu as pourtant vu, toi aussi, le misérable, aufond de la petite chapelle ! Tu l’as vu compter ses crimescomme un avare compte ses trésors ! Hélas ! Hélas !que de réels crimes, déjà ! déjà !… en attendant ceuxqu’il prépare et qui doivent dépasser tous les autres !… ÔDolorès ! quel lien de servitude ou d’effroyablereconnaissance te rattache donc au capitaine Hyx pour que tu mentesainsi, de ta voix douce, à ton ardent et inquiet amant ? Pourque tu caches si soigneusement et si effrontément à ton cherGabriel la valeur réelle de la plus grande cruauté dumonde ?…

Et l’Homme tournait les feuillets ! et meforçait à voir, et, quand je détournais la tête, me courbait sur lelivre !… sur le Grand-Livre qu’il avait dédié àDieu !…

Et l’Homme « enseignait », pendantque la sueur glissait en grosses gouttes de mon front sur ces pagesmaudites.

Soudain il sauta quelques pages et je n’osailui demander si, sur ces pages, la réponse du Vengeur nese trouvait pas déjà !…

Enfin il eut pitié de moi :

« Encore cette page, dit-il ; cesera la dernière ! »

Alors, je vis sur un dessin, le cadavre demiss Campbell, au-dessus duquel se penchait un officier allemandqui avait au poing un revolver fumant ; et puis, au-dessous dece dessin, la photographie de quelques corps mutilés et à demicarbonisés de jeunes femmes dont il était impossible, çà et là, dereconnaître le costume d’infirmières.

« Monsieur le neutre, me dit l’Homme (cefurent ses dernières paroles), vous pensez bien que, lorsque lecouple von Treischke sera réuni, nous aurons à mettre ici quelquespetites images ! Que de besogne, monsieur le neutre, pour lebourreau et pour le photographe ! »

Ah ! le démon !… le démon !… ledémon !…

Je m’enfuis de la petite chapelle !…

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