Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Chapitre 32OÙ J’ENTENDS PARLER POUR LA PREMIÈRE FOIS DE LA BATAILLE INVISIBLE,ET CE QU’IL EN ADVINT

Je pus constater (en courant) que les paroisdu chemin creux se relevaient, se relevaient énormément, et d’unefaçon tout à fait menaçante, écrasante… Les parois devenaientmontagnes à ma droite et à ma gauche !… Je n’étais plus dansun chemin creux mais dans un véritable défilé… et je dus soufflerun peu, car le chemin montait. Puis soudain il se remit àredescendre, tourna, et je fus devant la grande douceur de la mermatinale et lactée.

Je précipitai mes pas, car j’apercevais ausommet d’un roc, la petite cabane du barcilleur et son entourage devarechs craquets…

Encore un détour, j’allais me trouver au fondde la crique. Je m’y trouvai !… Mais quel étonnement pour moid’apercevoir tout un monde sur cette plage rocheuse que l’onm’avait peinte comme tout à fait déserte !…

Et, sur l’eau de la crique, comment aurais-jepu découvrir la petite barque qui m’était destinée entre ces deuxsteamers, ce remorqueur, ces canots, ces chaloupes au mouvementincessant ?…

À l’extrémité d’un promontoire, je vis arrêtéle petit train électrique qui avait failli m’écraser. Entre cetrain et les quais, si je peux m’exprimer ainsi en parlant d’unport naturel où la main d’homme avait eu si peu à intervenir, il yavait un va-et-vient continuel de porteurs de fardeaux !…Quels fardeaux ?… Je n’en déterminai point tout d’abord lanature…

Je m’attachai à me rapprocher le plus vitepossible de la cabane du barcilleur, où je pensais, avec mes deuxmots de passe, trouver un refuge assuré contre toutes lesindiscrétions et où j’espérais aussi rencontrer le plus tôtpossible le midship, car je craignais que tout ce mouvementinsolite ne vînt déranger quelque peu nos plans !

Et cette crainte, hélas ! comme on leverra par la suite, n’était que trop fondée !…

Or, voyez déjà que, dans le moment même quej’avais gravi cette sorte de piédestal où se dressait la cabane dubarcilleur et où je m’apprêtais à pénétrer dans celle-ci, je n’eusque le temps de me jeter de côté en reconnaissant, adossé à cettecabane, les bras croisés et contemplant le spectacle des eaux dansune attitude de Napoléon à Sainte-Hélène, le capitaine Hyxlui-même !…

Et toujours avec son masque sur levisage !

Je m’enfuis !… Je m’enfuis !…

Voilà donc pourquoi le petit chemin de ferallait si vite tout à l’heure, si vite qu’il avait faillim’écraser !… Il transportait le capitaine Hyx !…Ah ! certainement les mécaniciens doivent devenir fous quandle capitaine Hyx désire aller vite quelque part !…

Le capitaine avait donc quitté, lui aussi,Le Vengeur !… L’événement devait êtreextraordinaire !… Que se passait-il ? Que se passait-ildonc cette nuit-là, ou plutôt ce matin-là, aux îlesCiès ?…

Et moi qui ne devais rien voir ! Un peuétourdi par la précipitation avec laquelle je m’étais sauvé de cerocher qui portait le capitaine Hyx et sa fortune, je me trompaisur la direction à prendre pour gagner un chemin solitaire et je metrouvai soudain en plein dans ce va-et-vient des porteurs defardeaux dont j’ai parlé tout à l’heure.

Alors, non seulement je pus distinguer de quoiil s’agissait, mais encore je pus, hélas ! entendre soupirer,gémir, se plaindre les fardeaux eux-mêmes ! Misère de mavie !… En ces années d’horreur où la terre se déchire commeaux pires siècles de la barbarie, ne pourrai-je plus faire un passous la voûte des cieux comme au plus profond des mers sansrencontrer de la chair humaine en lambeaux, sans entendre le soupirde la Douleur !…

Encore des blessés ! Des soldats blessés,sur des litières, que l’on transporte, avec précaution, de cespetits steamers là-bas qui les ont amenés jusqu’à ce petit cheminde fer qui les emporte !

Eh quoi ! suis-je ou non enEspagne ? Or on ne se bat pas en Espagne !… De quellebataille inconnue reviennent-ils donc ces soldats-ci, qui supplientqu’on leur donne un verre d’eau avec des gestesensanglantés ?…

On me frappe sur l’épaule !… Je meretourne : c’est l’Irlandais !… Oui ! le second duVengeur ! le lieutenant Smith !… Mon émotion estindicible. S’il m’a reconnu, je suis perdu ! Mais j’ai cetespoir suprême qu’il n’ait vu en moi qu’un de ses marins, grâce àmon uniforme.

Du reste, l’Homme aux yeux morts ne me regardepas. Il me désigne une place à prendre entre deux brancards et jen’hésite pas une seconde à accepter une tâche d’infirmier. On verrabien jusqu’où cela me conduira !… Pourvu que ce soit un peuloin du farouche Irlandais, c’est tout ce que, pour le moment, jedemande…

Non loin de moi, je reconnais deux matelots duVengeur qui transportent encore un blessé qui vient dedébarquer !… Et ce blessé est un Boche qui a reçu un coup debaïonnette dans le ventre et qui déclare, en langue boche et en setenant les entrailles, qu’il n’échappera pas à une blessurepareille… qu’on ferait mieux de le laisser crever tranquillement aucoin de la route, en regardant le soleil !… Et, en effet,avant d’expirer, le malheureux regarde le soleil une dernière fois,avec une expression d’amour incommensurable et désespérée que jen’oublierai de ma vie. Une chose, oh ! une chose que jen’oublierai pas non plus, c’est que ce soldat boche fut soulevépour mieux voir le soleil et pour mieux respirer une dernière foisdans les bras mêmes du lieutenant Smith.

Oh ! oui, l’Irlandais a accompli ce gestecharitable. Je ne m’attendais pas à cela de lui. Mais je nem’attardai pas à le féliciter. Je me hâtai avec mes brancards etmon blessé vers le petit chemin de fer.

Là, je pensais que j’allais pouvoir melibérer, me « défiler », comme disent les Français ;mais voilà que l’homme qui était à l’autre bout du brancard et quiavait un galon de laine rouge sur les bras me commanda de rester àcôté de lui et du blessé dans le petit chemin de fer.

Or, le petit chemin de fer se mit tout desuite en marche, mais nullement à la folle allure que je lui avaisvue. Il était plein de blessés et il faisait tout son possible pourne point trop les secouer…

Soudain j’aperçus, sur une passerelle, lemidship ! Il me vit et me reconnut presque en même temps. Ilme sembla qu’il changeait de figure en m’apercevant, etl’imagination que j’eus de cela ne contribua point à calmer, moninquiétude, bien que, momentanément, l’Irlandais eût disparu de monhorizon !

Cependant il se rapprocha de moi et,s’asseyant dans un coin d’où les autres ne pouvaient le voir, il meparla à voix basse. Le joyeux midship n’était plus joyeux dutout : « Fâcheux contretemps ! me fit-il. Commentn’avez-vous pas réussi à partir devant ?

– Eh ! repris-je entre mes dents, j’aiété arrêté par un défilé d’artillerie d’une lenteur !

– Par Dieu !… jura-t-il, vous avez vul’artillerie lente ?

– Oh ! bien malgré moi !

– Tant pis !… fit-il… Tantpis !…

– Mais enfin, il n’y a pas de ma faute,bougonnai-je, ayant de la peine à contenir ma rage contrel’injustice perpétuelle des choses et des hommes…

– Certes ! vous ne l’avez pas faitexprès, ni nous non plus !… Et puis qui est-cequi pouvait prévoir qu’ils attaqueraient lespremiers ?…

– Mais où donc s’est-on battu ? »demandai-je, toujours entre mes dents, et tout à fait excédé…

À quoi le midship me répondit, lui aussi,entre ses dents : « Monsieur veut-il que je luiexplique le mystère de la sainteTrinité ? »

Et, s’étant levé, trouvant sans doute quecette conversation avait assez duré, il me planta là,carrément.

Presque aussitôt, le petit train électriques’arrêta et je constatai que nous nous trouvions à l’intersectiondes deux chemins, dans cet endroit même où j’avais été retenu tropde temps par le défilé de l’artillerie lente. Nous reçûmesl’ordre de descendre, je dus me replacer dans mes brancards et l’oncommença de descendre les blessés du train. Des hommes nousattendaient là, qui nous aidèrent.

Nous entrâmes bientôt dans de vastes casernes,dans la cour desquelles nous pouvions voir manœuvrer tout doucementquelques batteries de cette artillerie lente quicontinuait à m’intriguer au-delà de toute expression.

J’avais beau me dire que j’avais juré de nerien voir, j’étais tout de même bien obligé d’ouvrir les yeux pourdiriger mes pas, puisqu’on me forçait à marcher, à faire partie decet étrange et douloureux cortège.

De grandes salles semblaient avoir étéaménagées récemment en salles d’hôpital. Là, la première personne àlaquelle je me heurtai fut le docteur ! Les brancards meglissèrent des mains et il me reconnut !

Sa pâleur devint extrême ; il regardavivement autour de lui, me fit un signe perceptible pour moi seul,signe qui m’ordonnait de le suivre, donna des ordres pour qu’oninstallât les blessés dans les lits, poussa une petite porte et mefit entrer dans une étroite pièce où, devant une glace, la señoritaDolorès finissait de nouer sur son front le voile blanc étoiled’une croix noire qui faisait d’elle une des pluscharmantes infirmières que j’aie jamais vues.

Artillerie lente ! Croix noire !Blessés mystérieux de la bataille invisible ! Quepenser ? Que croire ?… Et moi-même, devais-je continuerlongtemps encore à rouler dans cette aventureinexplicable ?…

« Mais où se bat-on ?… Mais où sebat-on ?… » demandai-je d’une voix sourde.

Dolorès, en me reconnaissant, poussa unesourde exclamation et s’enfuit. Quant à Médéric Eristal :

« Ne bougez pas d’ici ! mesouffla-t-il, en tremblant comme un enfant… Je vais essayerencore de vous sauver !… Mais soyez prudent, etsilence !… »

Et il disparut…

La porte qui me séparait de la grande salledes blessés était mince et garnie de carreaux dépolis… Je ne voyaisrien, mais je perçus… des soupirs, quelques cris aigus dedouleur…

Enfin j’entendis très nettement ces mots, enfrançais avec l’accent anglais : « Vous n’étiez déjà pluslà, vous, quand les Boches ont essayé de s’emparer de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq ?… Un combat de géants ! ça, onpeut le dire !… Ils avaient amené de l’artillerielourde !… »

Quand le docteur revint me prendre, je devaisavoir un singulier regard, car il me demanda avec une précipitationépouvantée :

« Mon Dieu ! que s’est-ilpassé ?…

– Rien, docteur, rien, mais pourriez-vous medire où se trouve la cote six mètresquatre-vingt-cinq ?… »

À ces mots, je le vis reculer comme s’il avaitreçu un choc terrible et ce fut à son tour d’avoir les yeuxhagards. Me regardant donc comme un fou, il me jeta d’une voixétouffée : « Malheureux !… Malheureux… Voulez-vousbien vous taire, malheureux !… Surtout ne dites même pas aumidship, pas même à lui, ce que vous venez de me dire à moi !…à personne !… à personne !… Venez !… suivez-moi… çavaudra mieux !… Il vaudra mieux que vous ne voyiez plusrien !… que vous n’entendiez plus rien !… Suivez-moi surmes talons, sans avoir l’air de rien ! »

Ainsi je sortis de la salle et de lacaserne ; ainsi je remontai avec lui dans le petit trainélectrique qui avait fini d’amener des blessés et qui nousconduisit à l’autre extrémité de l’île ; ainsi me retrouvai-jesur la falaise où je m’étais agenouillé en sortant de l’ascenseursous-marin ; ainsi descendis-je à nouveau dans la sallesouterraine, vestiaire des scaphandriers duVengeur :

« Mais où me conduisez-vous donc ?m’écriai-je soudain en le voyant s’approcher de moi avec certainsappareils de promenade sous l’eau que j’estimais avoir suffisammentexpérimentés.

– Eh ! me dit-il à l’oreille… ne faitespas l’enfant !… Voilà du monde… Je vous reconduis à borddu Vengeur… Et surtout, oubliez la cote six mètresquatre-vingt-cinq, si vous tenez à la vie !… »

J’aurais voulu protester, je n’en eus pas letemps !… Médéric Eristal m’avait déjà mis la sphère de cuivresur la tête et le lieutenant Smith, l’Irlandais, faisait sonapparition dans la chambre des scaphandriers !…

Je n’ai conservé de ces douloureuses minutesqui précédèrent mon retour à bord du vaisseau détesté qu’unsouvenir des plus vagues.

Ma rentrée dans l’habit de scaphandrier, puisdans l’ascenseur, puis dans la mer et enfin ma réintégration parmiles prisonniers, toujours par les soins du docteur, se passèrent,il me semble, dans une espèce de mauvais rêve qui se prolongead’autant mieux que Médéric Eristal m’administra, sitôt que je metrouvai dans ma petite chambre du Vengeur, un solidesoporifique d’où je ne sortis, je crois bien, que lesurlendemain.

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