Chapitre 14LA PLACE DU DÉPARTEMENT
Quatre heures et demie sonnaient à l’horlogede la cathédrale de Nantes au moment où le soleil, déclinantrapidement, cachait son disque sous les nuages qui couraient del’ouest à l’est, et jetait horizontalement ses rayons pâles etblafards sur les rives alors dévastées de la petite rivière del’Erdre, qui traverse dans toute sa longueur l’un des principauxfaubourgs de la ville pour aller verser ses eaux dans la Loire, enface l’île Feydeau au centre même de la vieille capitale du duchéde Bretagne.
Désert et désolé, ce faubourg offrait l’aspectd’une cité après le pillage.
Les maisons en ruines servaient d’asile auxchiens affamés que l’affreuse disette qui désolait la ville avaitlaissés sans maîtres. À peine obtenait-on chez le boulanger laration de pain nécessaire à la nourriture quotidienne : ilavait bien fallu chasser sans pitié du logis les animauxdomestiques, et les chiens errants s’étaient instinctivement réunisen bandes dans les quartiers déserts, comme ils se réunissentencore de nos jours dans les environs de Constantinople, nepénétrant que la nuit dans le cœur de la cité. Au centre dufaubourg, se dressait un magnifique peuplier orné de guirlandes, derubans entrelacés aux trois couleurs nationales, et devenu depuispeu arbre symbolique de la liberté.
Çà et là quelques enfants sortis de la villeet venant jouer dans cette solitude, l’animaient seuls. C’étaientdes fils de vrais patriotes auxquels, après les exécutions,revenaient de droit les vêtements qui couvraient le corps desvictimes au moment où le couteau les frappait. Bien entendu que cesvêtements étaient ceux que le bourreau rejetait comme ne pouvantlui convenir.
Ces jeunes sans-culottes, espoir de laRépublique une et indivisible, avaient établi, dans le faubourgdont nous parlons, une sorte de succursale de la halle aux habits,et s’amusaient à imiter les marchands et les crieurs. C’étaitquelque chose de hideux à contempler que ces jeunes têtes blondes,brunes et roses, coiffées de perruques ensanglantées ou de chapeauxégalement maculés de taches de sang humain.
Deux d’entre eux, les plus grands (ilspouvaient avoir de douze à treize ans), en étaient déjà venus auxcoups à propos d’un habit couleur tabac d’Espagne garni de boutonsd’acier. Évidemment les deux drôles avaient fait main basse sur leshardes que se réservait l’exécuteur ; car l’habit qui formaitle principal sujet de contestation était trop frais et trop neufencore pour avoir été dédaigné par monsieur de Nantes,comme on disait sous l’ancien régime.
Dans la lutte dont il était l’objet, le prixdu combat avait eu à souffrir de nombreux accidents. Une mancheétait restée entre les mains de l’un des deux antagonistes, tandisque l’autre gamin brandissait les basques au bout d’un bâton ;mais ce qui causait la dispute, c’était la partie du vêtement où setrouvait la garniture de boutons.
– Veux-tu lâcher, Bertrand ! hurlaitl’un des combattants, en tirant à lui le restant de l’habit que soncompagnon venait de saisir.
– Non ! je ne lâcherai pas !répondait l’autre sans lâcher prise, et en se cramponnant des deuxmains au fragment qu’il serrait de toutes ses forces.
– Ah ! tu ne veux paslâcher ?
– Non !
– Dis-le voir encore ?
– Non ! non ! non !Entends-tu, grand imbécile ?
– Tiens !…
Ici, Bertrand reçut un coup de poing qui fitjaillir le sang de son nez, lequel enfla subitement et menaça deprendre des proportions gigantesques.
– Oh ! c’est comme ça ! crial’enfant en rendant coup pour coup. Je dirai que tu es unaristocrate !
– Essaie donc un peu !
– Oui, je te dénoncerai !
– Je suis un sans-culotte. Chaux est moncousin !
– Et Pinard est l’ami de papa !
– Je te ferai passer sous le rasoirnational !
– Et toi dans la baignoirenationale !
– Je le dirai au club !
– Au club ! crièrent les autresenfants qui jusqu’alors étaient demeurés muets spectateurs de lascène. Tu vas au club, toi, Pichet ?
– Oui, que j’y vas ; à preuve quej’ai été reçu membre de la Société régénérée.
Bertrand s’arrêta, et le combat cessamomentanément.
– Vrai ? dit-il avec un accent danslequel l’admiration succédait rapidement à la colère ; t’es auclub pour de vrai !
– Oui, pour de vrai !
– Pourquoi donc qu’on t’a reçu ?
– Ah ! voilà !
– Raconte-nous ça ! hurla labande.
– J’y consens, répondit Pichet en prenantune pose magistrale. Faut que vous sachiez que papa m’a emmené aveclui l’autre soir.
– Tu nous l’as dit, interrompitBertrand.
– Veux-tu me laisser parler,imbécile !
Et Pichet reprit :
– V’là qu’un citoyen fait une motionoùsqu’il fallait écrire. Le secrétaire n’y était pas. On demandequelqu’un qui sait écrire. Papa crie en me montrant :Voilà ! Là-dessus je m’en vais au bureau, et j’écris ; etpuis quand j’ai fini, comme ça m’amusait de griffonner sur lepapier oùsqu’il y a des imprimés en haut, j’ai écrit l’exempled’écriture qu’on nous a donné la semaine dernière.
– Oh ! oui, interrompit de nouveauBertrand ; l’exemple oùsqu’il y avait : « Le mondene sera heureux que lorsqu’on aura guillotiné quarante millionsd’aristocrates et cent millions de modérés ! »
– C’est ça ! répondit Pichet. Pourlors, v’là un citoyen qui regardait et qui me dit :« C’est joli tout de même ce que tu écris là ! » Etil monte à la tribune, oùsqu’il a fait un discours dans quoi qu’ila dit que les enfants qu’avaient de vrais sentiments patriotiquesdevaient être reçus au club. Alors on a crié bravo, on a applaudila motion, et on m’a donné les honneurs de la séance.
– Qu’est-ce que c’est que ça, leshonneurs de la séance ? demanda l’un des jeunes compagnons dunarrateur.
– C’est, dit Pichet, d’être assis toutseul sur un grand tabouret à côté de la tribune.
– Et t’as eu les honneurs de la séance,toi ?
– Oui, que je te dis, et si tu ne mecrois pas, je te vas flanquer des coups !
Un murmure d’admiration courut dans les rangsdes auditeurs. Il était évident que Pichet avait grandi énormémentdans l’estime de ses amis ; aussi se redressant avecsatisfaction :
– Et voilà ! continua-t-il, je suisun pur, un régénéré, un vrai patriote, un sans-culotte épuré, commedit papa.
Et l’enfant se mit à chanter à haute voix,comme pour célébrer son triomphe, ce couplet alors des plus à lamode :
La guillotine là-bas
Fait toujours merveille !
Le tranchant ne mollit pas,
La loi frappe et veille.
Mais quand viendra-t-elle ici
Travailler en raccourci ?
Cette guillotine, ô gué ?
Cette guillotine.
Bertrand cependant paraissait ne pas partagerl’admiration générale dont son antagoniste était l’objet. Il se mità rire en se moquant de Pichet qui se promenait les mains derrièrele dos, et peut-être la querelle, pour avoir changé d’objet, allaitse rallumer non moins vive, lorsque des pas de chevaux retentirentsur la route. Au même instant, le canon résonna vigoureusement ducôté de Nantes, et au bruit du canon se mêla celui d’une vivefusillade. Les enfants, dont l’attention se trouva attirée par cedouble fait, se mirent à courir du côté des cavaliers d’abord. Lebruit du canon les charmait moins sans doute que la vue des chevauxet des voyageurs.
Trois hommes, en effet, débouchaient dans lefaubourg se dirigeant vers la ville. Ces trois hommes portaient lecostume complet des patriotes de l’époque : carmagnole bleuede tyran, pantalons courts, ceinture rouge, sabots garnisde paille, bonnet de la liberté enfoncé sur la tête et descendantjusqu’aux yeux. Ils marchaient au pas de leurs chevaux côtoyant lesrives de l’Erdre.
Boishardy, Marcof et Keinec, semblaientméconnaissables sous ces habits nouveaux. Les deux premiers surtoutaffectaient les allures des sans-culottes avec une perfectiond’imitation peu commune. Keinec seul ne se donnait pas la peine dechanger de manières. En entendant le bruit de la canonnade et de lamousqueterie, les cavaliers se regardèrent étonnés et inquiets.
– Qu’est-ce que cela ? s’écriaBoishardy.
– Se battrait-on à Nantes ? murmuraMarcof.
– Pas possible !
– Cependant c’est bien le bruit ducanon.
– Sans doute.
– Avançons toujours !
– Pardieu ! voilà des gamins quivont peut-être nous renseigner.
Et Boishardy, se levant sur ses étriers,appela à haute voix les enfants. Pichet accourut le premier.
– Dis donc, mon gars, demanda legentilhomme, sais-tu pourquoi on tire le canon ?
– Oui, que je le sais, réponditl’enfant.
– Pourquoi alors ?
– C’est pour les aristocrates, leschouans, les brigands !
– On se bat donc !
– Eh non ! c’est la prière du soir,comme dit le citoyen Carrier.
Marcof et Boishardy se regardèrent.
– Quelque nouvelle infamie ! murmurale marin.
Boishardy lui fit un signe pour luirecommander la prudence, et se retournant vers Pichet, qui étaitplanté droit devant lui, jouant avec la crinière de soncheval :
– Qu’est-ce que c’est donc que la prièredu soir du citoyen Carrier ? demanda-t-il avec aisance.
– Tiens ! répondit l’enfant, vousn’êtes donc pas venu à Nantes depuis deux jours ?
– Non, mes camarades et moi nous arrivonsde Saint-Nazaire.
– Oh bien ! alors, vous ne savezpas.
– Qu’est-ce que nous ne savonspas ?
– La nouvelle invention du citoyen,donc.
– Et tu la connais, toi ?
– Je crois bien ! papa m’y a menéhier.
– Où cela ?
– À la place du Départementdonc !
– Qu’est-ce qu’on y fait à la place duDépartement ?
– Tiens ! on y tue lesbrigands !
– On a donc transporté laguillotine ? interrompit Marcof avec impatience.
– Eh non ! répondit Pichet enfaisant un pas vers son nouvel interlocuteur.
On entendait toujours gronder le canon.Boishardy, craignant l’emportement du marin, reprit aussitôt laparole :
– Si tu sais quelque chose,explique-toi !
– Voilà, citoyen ! d’abord, faut quevous sachiez qu’on ne juge plus les aristocrates…
– On ne juge plus ?
– Eh non ! c’était trop long.
– Après ?
– La guillotine ne va plus assezvite…
– Alors ?
– Alors on a conduit hier soir troiscents brigands qu’on a pris à l’entrepôt sur la place duDépartement, et là les bons patriotes leur ont tiré dessus avec desfusils et des canons.
– Tu es sûr de ce que tu dis ?
– Tiens ! je crois bien ! papay était et moi aussi. Ah ! c’était drôlement joli,citoyen !
– Et on recommence ce soir !
– Oui ; ça sera comme ça tous lesjours.
Marcof poussa un soupir qui ressemblait à unrugissement. Boishardy comprit que cette puissante nature allaitéclater. Aussi, craignant encore une imprudence qui aurait pucompromettre leur sûreté à tous trois, il remercia brusquementl’enfant, et, saisissant la bride du cheval de son compagnon, ilpartit au galop. Keinec les suivit silencieusement. En ce moment lafusillade cessa.
– C’est fini ! s’écria Marcof.
– Êtes-vous fou ? répondit le chefroyaliste. Vous avez failli nous perdre ! Songez que cesenfants sont plus dangereux encore que les hommes par le temps quicourt. On arrête vite, et une dénonciation est bientôt faite.
– Vous avez agi sagement, Boishardy, caren entendant les atroces paroles de ce petit drôle, le sang memontait à la gorge, et j’allais faire passer mon cheval sur ce filsde bourreau, apprenti bourreau lui-même.
– Mettons nos chevaux au pas etcalmez-vous un peu. Attendons la nuit, si vous le voulez, pourentrer dans la ville ; elle ne tardera pas.
Marcof ne répondit pas, mais il arrêta l’élande sa monture. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que lecrépuscule du soir jetait son voile de brouillard sur la vieillecité bretonne. Les trois voyageurs continuèrent leur route ensuivant toujours les rives de l’Erdre. Bientôt ils atteignirent laville. Tout à coup le cheval de Boishardy s’arrêta net et pointa.Celui de Marcof poussa un hennissement et se jeta de côté.
– Qu’est-ce que cela ? dit le chefroyaliste en corrigeant vertement sa monture.
Mais l’animal refusa d’avancer. La nuit sombreet brumeuse empêchait de distinguer devant soi. Keinec s’élança àterre.
– Un cadavre ! dit-il.
– En voici un second ! continuaMarcof.
– Et un troisième, ajouta Boishardy.C’est ici comme c’était ce matin sur la Loire, à ce qu’il paraît.Du sang, toujours du sang et rien que du sang !
– Nous sommes sur la place duDépartement, répondit le marin d’une voix frémissante.
Les chevaux tremblaient et avançaient avec unerépugnance visible. À chaque instant ils glissaient dans le sangdont le sol était détrempé. Keinec marchait toujours à pied,conduisant sa monture par la bride, et se baissant de temps àautre.
– Voici des enfants, dit-il, des femmes,des jeunes filles demi-nues.
– Tonnerre ! la place est pavée decadavres !
Marcof ne se trompait pas. La lune se levantderrière un nuage et glissant ses rayons à travers la brume,éclaira faiblement autour d’eux et leur fit pousser à chacun uneexclamation d’horreur. Plus de trois cents corps atrocement mutilésgisaient dans un véritable lac de sang. C’étaient pour la plupartdes vieillards, des femmes et des enfants en bas âge.
À chaque pas, les chevaux menaçaient des’abattre. Deux fois celui de Boishardy glissa et roula avec sonmaître, qui se releva couvert de sang. Certes, ces trois hommesétaient braves, si braves même qu’on pouvait les taxer de téméritéfolle. Eh bien ! des gouttes de sueur froide inondaient leursvisages. Comme le matin, sur la Loire, ils se regardaient sans oseréchanger une parole, et bientôt même ils cessèrent de se regarder,dans la crainte d’échanger leur pensée. Peut-être parmi cescadavres qu’ils foulaient se trouvait-il des amis chers à leurcœur.
Néanmoins ils avançaient toujours. Ils étaientà peine arrivés aux deux tiers de la place, qu’une meute de chiensse précipita en aboyant. C’étaient ceux que la famine avaittransformés en loups voraces et en chacals féroces. Ils se ruèrentsur les cadavres. Puis les aboiements s’éteignirent peu à peu et onentendit le bruit des crocs arrachant des lambeaux de chairhumaine, mêlé à de sourds grondements et à l’éclat des os sebrisant sous ces mâchoires affamées.
On apercevait de temps à autre les cadavres,jusqu’alors immobiles, se remuer dans l’ombre, tiraillés en sensinverse par ces gueules ensanglantées et avides de carnage.
– Sortons au plus vite de cecharnier ! dit Marcof d’une voix sourde.
– Je voudrais avoir quelque chose àtuer ! murmura Boishardy.
– Que fais-tu donc, Keinec ? s’écriale marin en apercevant le jeune homme presque agenouillé sur laterre humide.
– Je trempe mes armes dans le sang de mesamis, répondit Keinec. Je les laisserai rouiller, et tant qu’il yaura une tache sur la lame de mon sabre ou le fer de ma hache, jefais serment devant Dieu qui m’entend et sur les cadavres quim’entourent, de frapper sans pitié et sans merci tous les bleus queje pourrai atteindre.
Il y avait dans le ton qui accompagnait cesparoles un tel accent de résolution et de fermeté, que Marcof etBoishardy tressaillirent. Keinec remonta à cheval ; tous troisse dirigèrent vers l’extrémité de la place. Sur leur passage ilsdérangeaient des troupes de chiens occupés à leur horriblecurée ; les animaux grondaient en levant vers eux leurs yeuxsauvages et leurs museaux rougis, puis ils se remettaient àfouiller les chairs mortes.
– Mon Dieu ! dit subitement Marcofen pâlissant encore sous le coup d’une horrible pensée qui luitraversait l’esprit ; si parmi les cadavres qui flottaient cematin sur la Loire, ou si parmi ceux que nous foulons en ce momentaux pieds de nos chevaux se trouvait le corps de celui que nousvoulons sauver ! Si nous étions venus trop tard !
– Le Seigneur aurait donc abandonné lacause du juste et de l’innocent alors ! répondit Boishardy.Cela ne peut être, Marcof ; cette pensée est presque unsacrilège !
– Ne voyez-vous pas, Boishardy, que Dieua abandonné Nantes !
– Eh bien ! fit brusquement legentilhomme, avançons toujours ! Si ces monstres ont tuéPhilippe, ne faut-il pas que nous vengions sa mort ?D’ailleurs, une fois en ville, nous saurons promptement à quoi nousen tenir ; on doit vendre ici comme on vend à Paris, la listedes victimes immolées sous le couteau révolutionnaire et par larage des bourreaux.
– Vous avez raison, dit Marcof enbaissant la tête.