Les Linottes

XI

Vers neuf heures et demie, lesté d’unedouzaine d’huîtres, d’un gruyère et d’un mazagran, Cozal s’acheminaà petits pas vers la rue Grange-Batelière, bien que le ciel fondîtlentement sur le pavé gras de Paris et que l’usage du parapluie luieût été de tous temps inconnu. Il avait, comme on dit, les nerfssur l’estomac et il estimait qu’un peu de marche contrarieraitl’effet fâcheux, au point de vue de la digestion, de cette insoliteprésence.

Sans être exactement fixé sur la cause de soninquiétude, il était cependant inquiet ; au fur et à mesureque ses pas rapprochaient de lui le théâtre et l’émotion de sonpremier début, une appréhension lui venait, touchant l’accueilréservé à sa pauvre Brimborion : mignonne silhouette dont ilavait eu la faiblesse – il s’en rendait compte, à présent –d’abandonner la grâce fragile aux pattes créatrices, doncmeurtrières, d’Hamiet. Puis, Hamiet lui-même l’intriguait,brusquement tombé depuis deux jours des fougues de sa fièvrehabituelle à un calme plat, gros de mystère ; tel que laveille, aux couturières, il était resté tout un acte sans seulementinterrompre une fois, le coude au velours du balcon, fixant sur lejeu des acteurs un regard qui ne les voyait pas et les coins de labouche relevés sur un sourire dont certainement le livret de lapièce pas plus que l’interprétation ne pouvaient revendiquerl’honneur à leur profit.

Aussi le jeune homme, que hantait malgré luila crainte de voir le copain envoyer tout promener à la dernièreminute, – « Sait-on jamais ? avec un dilettante dont laconception de l’argent est moins l’agrément d’en avoir quel’amusement d’en faire venir ! » – eût-il un soupirsoulagé à le retrouver enfin dans son état normal, turbulent,affairé, scandant du bout de sa canne le rythme de l’éloquentepériode dans laquelle il était lancé, comme s’il en eût voulu fairepénétrer les mots à travers le plancher de la scène, jusqu’en cesmystérieux dessous révélés en rais lumineux par les à-jour descaustières. La façon nette et sèche dont il cria :« C’est bon ! Je sais mieux que vous ce que j’ai àfaire » à Maudruc, qui, porte-parole du groupe massé derrièrelui, présentait des observations avec une correction parfaite, lemontra plus fermé qu’une porte de cachot à tout essai dediscussion, d’un absolutisme bourru de vieux loup de mer seulmaître à son bord après Dieu.

– Je n’ai pas la prétention d’en savoirplus long que vous, répliqua doucement Maudruc. Je me borne à vousfaire remarquer…

Au petit café de cabotins avoisinant la porteSaint-Denis, où chaque soir il venait manger une gratinée àl’oignon avant de rentrer se coucher, l’acteur, depuis quelquetemps, recueillait d’assez sales tuyaux, sentait souffler à sonoreille une brise fraîche, de mauvais augure, flotter autour de luiune atmosphère fâcheuse, fleurant le ratage et le four comme unesalle de bains le barège.

C’est qu’Hamiet, après avoir amusé le monde enpiquant sa curiosité, l’avait peu à peu agacé par ses airs deconspirateur, ses façons de jouer les Harpocrate, l’index en verrousur la bouche, et de donner à entendre aux gens « qu’on allaitvoir ce que l’on allait voir ». L’obstination qu’il montraitaujourd’hui à tenir closes au-dessous du motif lumineux qui lescouronnait d’un diadème les portes de son théâtre tandis qu’unequeue interminable piétinait dans une mer de boue, sous une voûtede parapluies, n’était probablement pas fait pour lui réconcilierles sympathies d’hier : de quoi Maudruc tâchait en vain à leconvaincre, mettant en évidence l’impression déplorable d’unemesure qui, pour en finir, ne répondait à aucun besoin. Mais Hamietn’en démordait pas. Déjà Gütlight, tout à l’heure, étant entrécomme un coup de vent par la porte du personnel en demandant cequ’on attendait pour laisser pénétrer le public, il lui en avaitfait, de ses mains, repasser le seuil d’amont en aval, sousprétexte que l’accès de la scène était formellement interdit àtoute personne étrangère au théâtre et que le seul droit d’uncommanditaire était de toucher des dividendes… – quand il y enavait, bien entendu.

Le calme entêtement de Maudruc à revenir surune question qu’il avait déclarée tranchée n’aboutit qu’à le mettrehors de lui.

– Tonnerre de Dieu, à la fin, cria-t-il,allez-vous me ficher la paix ? A-t-on idée d’un gaillard quiveut m’apprendre mon métier !

Son métier !…

– L’originalité du Théâtre de Dix-Heuresest-elle ou non, poursuivit-il, d’ouvrir ses portes à dixheures ?

– Mon Dieu…

– Non ? Bien ! Alors, en quoiconsiste-t-elle ?

– Mais…

– Voulez-vous me dire ce qui me distinguedu Gymnase, du Vaudeville ou des Variétés ?

– Je ne…

– Où est ma raison d’être ? Où estle pourquoi de ce théâtre ? Qu’on me réponde ? Du reste,c’est bien simple : c’est à prendre ou à laisser !J’ouvre mon bazar à dix heures ou je mets la clé sous la porte.Vous vous débrouillerez sans moi.

Il n’y avait pas de milieu, avec lui ;quand il avait quelque chose là, c’était toujours le mêmesystème : l’ahurissement par la mise en demeure, le marché misau poing des gens ; d’où, pour eux, deux alternatives :capituler ou se brouiller. Cozal dut le saisir à la manche, car iltournait les talons, gagnait le fond de la scène, filait vers lasortie.

– Eh bien ? Qu’est-ce qu’il ya ! Où vas-tu ?

– Voyons, Monsieur Hamiet, disaitMaudruc. Voyons !

Lui, fit demi-tour.

Il signifia :

– J’ai dit.

Il dit en effet, mais à la même seconde, dansun subit retournement dont chacun resta effaré :

– Et puis, vous ne savez pas ? Jesuis bien bon garçon de me faire tant de mauvais sang ! Faitesdonc tout ce que vous voudrez ! Qu’on ouvre !… Ça m’estégal ! Je m’en fiche moi, après tout, du Théâtre deDix-Heures !

– Vous vous en fichez ?…

– Et comment !…

– Ça y est ! fit Cozal. Je m’endoutais !

Tout le temps ça finissait ainsi.

Au cœur de l’essaim bourdonnant de sesconceptions et de ses rêves, Hamiet vivait en somme comme dans unharem. Ses idées lui étaient de belles filles, aux jambes nues, auxgorges dressées, aux bras blancs cerclés d’anneaux d’or. Entre tantde séductions diverses, il s’attardait savamment aux loisirs de laréflexion, quitte, son choix fait et le mouchoir jeté, à sauter surla favorite avec des ruts de mâle sevré, la prenant, la reprenantet la reprenant encore, insatisfait et insatiable, assoiffé depossession jusqu’à l’instant fatal où un spasme dernier le jetaitsur le flanc, le cerveau vidé comme une courge. Sur quoi, c’était,naturellement, l’inévitable réaction, l’incommensurable dégoût, lahaine féroce et aveugle succédant sans transition aux crisespassionnées de la veille. Et alors il aurait aimé qu’elles eussent,ses idées, des têtes, tellement il eût goûté de plaisir à les leurtrancher de sa main !

L’écluse ouverte, le flot entra.

Ah ! le Théâtre de Dix-Heures passa unquart d’heure agréable !

Le dos au revers du rideau, le haut-de-formechahuté sur la pente de la nuque :

– Enfin, mes enfants, voyons !… lemoment est venu de dire des choses sérieuses ; nous ne sommespas ici pour nous monter le coup et pour nous raconter des blagues.C’est tout de bon que vous croyez à cela ?

Il pouffa, tant l’hypothèse lui apparutgrossière et folle.

– Mais réfléchissez donc un peu ; çane tient pas debout une minute !

Et avec la même éloquence, la même forcepersuasive qu’il avait apportée deux mois auparavant à démontrerl’excellence et le bien-fondé de son entreprise, il en démontra laniaiserie et la puérilité sans bornes : grossier trompe-l’œil,maison de carton échafaudée sur pilotis de papier roulé, amusettebonne à être jetée en pâture aux amateurs de paradoxes !… Ilbalayait les objections, d’un geste élargi de ses deux bras, quifaisait tout de suite table rase.

– Non, pardon ! Voulez-vous mepermettre ?

Le cercle s’était fait compact. Entre lesvisages consternés de Cozal et du père Maudruc, la jeune Hélène,déjà prête, avançait son nez de musaraigne, sa tête spirituelle oùla bouche rouge vif d’une Sidonie de bonnetier renversait l’un surl’autre deux accents circonflexes.

Lui poursuivit, souriant et calme :

– Nous nous sommes tous trompés.Voilà ! Oui, nous avons tous été dupes d’une illusionséduisante. Et après ? Il n’y a pas de honte à enconvenir ! Nous ne sommes pas les premiers, je pense, quiaient donné dans un mirage et se soient fourré le doigt dansl’œil !

Puis Cozal, désolé, pas convaincu d’ailleurs,lui demandant l’explication d’un pareil accès depessimisme :

– Je n’apporte ici, déclara-t-il, aucunparti pris de pessimisme. Je vois les choses comme elles sont,voilà tout. Le principe d’où je pars est le suivant : étantdonné un théâtre ouvrant ses portes à dix heures pour les refermerà minuit, je mets n’importe qui au défi – vous entendez bien ?au défi ! – de lui trouver un public !

– Pourquoi donc ça !

– Pourquoi ?… Pour la raison biensimple que le consommateur a au plus haut degré la religion de sonargent ; que l’idée fixe qu’on veut le voler poursuit l’hommeà travers sa vie, et que vous ne trouverez jamais vingt-cinqmessieurs consentant à payer dix francs un court spectacle quandils peuvent en avoir un long pour le même prix.

Sur quoi, comme il était écrit que rien neresterait intact de ses arguments de naguère, il envisagea laquestion sous un angle différent et démontra clair comme le jourl’inanité de la légende faisant succomber le théâtre sous larivalité écrasante du caf’ conc’, du music-hall, du cinéma. Ilétablit, chiffres en mains, – chiffres copiés aux livres mêmes dela Société des Auteurs – la régularité des recettes à suivre unemarche ascendante d’autant plus affirmée que s’affirmait davantagela concurrence des établissements à côté !… – curieuseanomalie, relevant en apparence du prodige et dufantastique !… explicable pourtant, bien simplement, monDieu ! par la raison que les temps nouveaux apportent les loisnouvelles et que, le besoin ayant créé l’organe pendant des tempsimmémoriaux, c’était l’organe, aujourd’hui, qui devançait et créaitle besoin ! D’où il tirait cette conclusion que lamultiplication des établissements à côté devait logiquement,fatalement, multiplier la clientèle des théâtres réguliers, commemultiplie la clientèle des taxis et des autobus la multiplicationdes réseaux du métro !

Aussi bien n’insistait-il pas, touchant lesdestinées, écrites en lettres de feu, du pauvre Théâtre deDix-Heures.

– Ce que je vous en dis, vous savez,c’est en tout bien tout honneur ! Je ne demande qu’à être dansmon tort !… Seulement…

(et il avait le rire narquois où s’abrite lequant-à-soi des convictions qui veulent bien pousser la bonne grâcejusqu’à ne pas y mettre d’entêtement)

– … seulement vous verrez ce que je vousdis !

Des objections s’élevèrent, qu’il ne discutaplus.

– Parfaitement !… Nous sommes tousd’accord ! C’est une affaire entendue ! – Dumouchel,éclairez la salle. On peut ouvrir au public ! Place authéâtre ! Place au théâtre ! Tout le monde en scène pourle un !

Tombé dans l’excès contraire, il témoignaitd’une bonne volonté ridicule, affectait un zèle bruyant donthurlait le chiqué mensonger. Maudruc, sa montre aux doigts, luiayant fait remarquer qu’on ne pouvait frapper les trois coups avantau plus tôt dix minutes, il l’écarta : « Cela vabien !… Ne vous occupez pas de ça ! », tomba sur lechef machiniste :

– Et vous ?… Qu’est-ce que vousfaites là ?… Guindez-moi un peu ce châssis ! Vous nevoyez pas qu’il va nous tomber sur la tête ? Les musiciens àleurs pupitres !… L’avertisseur !… L’avertisseur !…Qu’est devenu l’avertisseur ?

Visiblement hantée d’une conception nouvelle,sa pensée lui apparaissait à la manière d’un de ces logements degarçon d’où ne veut pas déguerpir une vieille maîtresse, tandisqu’une maîtresse plus jeune attend sur le palier qu’on lui cède laplace. De deux ordres donnés à la fois, il fit ouvrir les portes duthéâtre et attaquer l’ouverture par l’orchestre. Le rideau leva surun brouhaha de pieds traînés, de corps-à-corps entre strapontinsréfractaires et spectateurs exaspérés, de discussions interminablesentre messieurs possesseurs, à trois, d’un même siège, Hamiet ayanttenu à établir en personne le service de la critique et desauteurs, sous prétexte que rien n’est convenablement fait qu’on n’apas pris le soin de faire soi-même ! Puis, quand, enfin, lecalme se fut établi, une stupeur générale plana. Ah ! Hour,cette fois encore, n’avait pas manqué le coche ! Cet habilehomme, docile au vœu des évolutions récentes et aux dures exigencesdes temps où nous vivons, avait affirmé à nouveau le don qu’ilavait reçu des fées à sa naissance de se plier aux circonstances etd’être le Messie attendu, chaque fois que s’en présentaitl’occasion. La deuxième scène de Madame Brimboriontouchait à peine à sa fin que la salle, déjà fixée, saluait de sesricanements l’inspiration exhumée de Clapisson et de Loïsa Puget.Et c’était en effet très bien ; oui, c’était vraiment trèsgentil, cette musiquette fredonnée à la chanterelle des violons,rappelant les chevrotements tremblotés d’une aïeule au berceau d’unnouveau-né, et évoquant par son accouplement à la poétiqueextravagante d’Hamiet l’idée d’un monstre assemblé à unautre ; quelque chose comme la femme colosse et la petiteprincesse Tom Pouce.

– Ça, fit Maudruc qui, de la coulisse,tendait vers les bruits de la salle une oreille expérimentée, c’estl’emboîtage dans dix minutes.

Mais Hamiet s’en moquait un peu !… Ilavait pris Cozal sous le bras ; il l’entraîna jusqu’en soncabinet, où, de la même voix dont, marchant à la mort, Dantonrépétait à Camille : « Laisse donc cette vilecanaille » :

– Laisse donc cette misère, lui dit-il.Assieds-toi ; prends une cigarette, et ne me fais pas pluslongtemps une figure de quatre mètres vingt qui jure avec tadistinction native comme avec ta coupe de cheveux. Nigaud,va ! qui croit que je le lâche et qui crie à la trahison,quand je viens justement à lui, un galion entre les bras !…Assieds-toi, je te dis ! Fume ! Écoute !… et surtoutpas un mot de ce que tu vas entendre !… pas un souffle, à quique ce soit !

Ayant dit, lui-même prit une chaise, et Barnuminconscient, montreur, à son insu, du musée de figures de cirequ’était son étrange génie, il tira le rideau, aux yeux de son ami,sur sa dernière et sa plus belle création. Et tandis qu’il mettaiten branle les rouages de la mécanique, expliquait lacombinaison : l’installation à Paris de la roulette et dutrente-et-quarante fonctionnant officiellement sous le contrôle despouvoirs publics ; la pluie des millions, conséquence logiquede l’affaire, la répartition en trois parts du gain obligé dechaque jour, l’une pour lui, l’autre pour l’État, la troisième…

– Écoute ça, Cozal.

… IMMÉDIATEMENT CONVERTIE EN RENTE3 % INCESSIBLE ET INSAISISSABLE, AU PROFIT DES FEMMES DEPERDANTS, lesquelles se trouvaient ainsi d’autant plus favoriséesque les maris joueurs l’étaient moins ; oui, tandis qu’ildéveloppait cette conception prodigieuse, répétait :« Hein ? Hein ? Comprends-tu ? C’estl’utilisation du vice ! la moralisation du jeu, la nécessitépour les Chambres d’accueillir par acclamations un projetprofitable à la chose publique autant qu’à l’individu !… et aubout de tout ça, la fortune, dont tu as ta part, comme dejuste ! » :

– Ah ! bon garçon ! songeaitCozal. Bon garçon !

Sans doute, il lui avait gâché sa petitehistoire, tué ses petites espérances, perdu son petit bien !…Mais quoi ! quelle rancune possible contre un homme quiparlait avec une telle voix, regardait avec de tels yeux, souriaitavec un tel sourire ? Puis, – il faut être juste aussi !– lequel, de lui ou d’Hamiet, avait le plus indiscrètement usé dupetit bien de l’autre ?… Et ému du mouvement si gentil de sonami lui taillant tout de suite sa part d’un gâteau qui ne seraitjamais cuit, d’une chimère qui resterait chimère ; ne doutantpas une seconde que la nouvelle vision de cet illuminé suivrait ladestinée commune aux visions issues de ce cerveau éternellement entravail, et s’en irait, après tant d’autres,

Où vont les belles filles, lon, la,

il lui tendit ses mains ouvertes, et d’un tonde conviction touchée, si admirablement feinte qu’elle ne pouvaitfaire aucun doute, il lui dit :

– Je te remercie mille fois. J’accepteavec reconnaissance. Tu es bien gentil, mon vieux.

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