Les Linottes

V

……  …  …  …  …  … .

Enfin, vers cinq heures du matin, Cozal, quipouvait sans se gêner courir deux lièvres à la fois et qu’avaittenu éveillé toute la nuit le chagrin d’avoir perdu Marthe, mêlé àl’agacement de ne pouvoir trouver le clou ingénieux et hardi, leje-ne-sais-quoi qu’il sentait nécessaire à l’éclat de son1er acte, perdit brusquement patience. Il cria :« Zut ! », sauta de son lit, las de s’y retournerd’un flanc sur l’autre ; et, passant son pantalon de toile, ils’en fut au jardin voir le réveil des fleurs.

L’aube naissait, en impressionnismesdélicatement roses et verts ; et l’énorme bouquet defeuillages qu’était la Villa Bon-Abri, ses massifs indécis encore,ses hauts ormeaux aux cimes touffues, – villes légères etbalancées, où vivent, aiment, chantent et meurent les petitsoiseaux par milliers, – était un cadre tout indiqué aux rêveriesmélancoliques de ce jeune homme sentimental. Il ne manqua en aucunefaçon de les y loger, et elles furent là comme dans leursmeubles.

Le front baissé, la cigarette aux lèvres, lespieds nus dans des espadrilles :

– Combien il est dur, songeait-il, den’avoir plus de maîtresse quand on en a eu une, et que l’homme estune sotte bête, qui passe sa vie à la gâcher !… Avoir employésa jeunesse à chercher des mains où la mettre ; s’êtredit : « J’ai une âme en or, je la garde pour la plusdigne » ; avoir eu la chance fabuleuse de mettre le doigtsur la perle et n’avoir eu de cesse qu’on ne l’ait laisséperdre !… Ah ! misère !… Ah ! si j’avaissu !… Ah ! si j’avais pu supposer !… Bien sûr, non,je n’aurais pas couché avec l’apprentie blanchisseuse !… Maisvoilà : je croyais n’être jamais pincé ; j’espéraispouvoir jouir de voluptés qui m’étaient agréables, sans qu’eussentà les payer de leurs larmes les yeux qui me sont plus chers quetout !… L’âme humaine est abjecte, vue de près ; elle estpareille à ces ruisselets glissant en puretés de cristal sur deslits de vase pestiférée où grouillent d’immondes animaux !Marthe, mon cœur et mon seul bien ! Ce petit jardin est, commemoi-même, plein de votre souvenir embaumé ! Voici la pelouseoù tant de fois nous nous aimâmes au grand soleil, pour la plusgrande confusion des pâquerettes et des boutons d’or ! Voicile rosier où, un jour, je cueillis une rose entr’ouverte que jebaisai sur votre bouche, en vain attardé à chercher laquelle desdeux parfumait l’autre !… Hélas ! que mon cœur a depeine ! et ne nous reverrons-nous jamais ?

Ainsi parlait Robert Cozal, l’âme martelée derepentirs, quand l’idée lui vint tout à coup que l’entrée deMme Brimborion, au premier acte de sa pièce, étaitcomplètement ratée, et que le mal venait de là.

Une vision l’illumina : l’aperçu de sonhéroïne débarquant du coche de Poitiers, dans la cour d’arrivée dela rue du Bouloi.

La scène se présentait à son esprit, toutefaite.

Décor : la cour des Messageries. Au fond,le large porche ouvert sur le grouillement animé du dehors. Àgauche, des portes peintes, laissant voir des intérieursd’écuries.

La pièce marche. Rien n’est changé. Soudain, àla cantonade, éclate une fanfare joyeuse !… C’est le coche dePoitiers qui arrive. Tumulte. La foule envahit le théâtre.« C’est le coche de Poitiers… », et cætera, etcætera. Entrée (à droite) des portefaix ; (à gauche) desparents empressés à revoir ceux qui leur sont chers. À l’oreille deRobert Cozal chantent, en chœurs tout improvisés, les parents etles portefaix.

LES PORTEFAIX

C’est nous les portefaix, qui, sur nos dos puissants,

Supportons des poids de cinq cents.

LES PARENTS

Bonheur de revoir ceux qu’on aime !

Le coche arrive à l’instant même ;

Et nous pourrons dans un instant

Embrasser ceux que nos cœurs aiment tant.

Sous le porche, brusquement, la malle !La foule se précipite : « C’estelle ! » Sons de trompe, coups de fouet,grelots ! La lourde voiture descend en scène, tourne et faithalte devant la boîte du souffleur ; après quoi – chosedélicieuse !… – apparaît Mme Brimborion dansle cadre étroit de la portière ! Le bout de sa petite pattehors la jupe et reposé au marchepied de la guimbarde, sa frimousseà peine devinée sous l’avancement du capuchon dont elle enveloppeson escapade, elle dit son émotion de petite provinciale échouéedans une ville immense, puis elle s’exclame, épouvantée :

Sarpejeu ! Corbleu ! Qu’est ceci ?

Mon amoureux n’est pas ici !…

La foule, étonnée, reprend :

Sarpejeu ! Corbleu ! Qu’est ceci ?

Son amoureux n’est pas ici !…

tandis que le postillon claque du fouet, quele conducteur sonne de la trompe et que le rideau tombe lentementsur une de ces fins de premier acte qui suffisent à assurer pourtrois cents représentations le succès d’un opéra bouffe.

Cozal, quand il était satisfait de lui,s’appelait carrément : « Mon vieux ».

Du coup :

– Eh bien ! mon vieux !… sedit-il.

Dans la muette éloquence d’un hochement detête, le complément de sa pensée se synthétisa à merveille. Ilregagna sa maisonnette, s’assit à sa table de travail et écrivittout d’une traite le premier couplet de son final, ceci sans lampe,à la lueur du jour levant filtré entre les clématites de safenêtre. Le premier couplet en appelait un second ; le seconden voulut un troisième, lequel exigea logiquement tout unchambardement du final primitif ; si bien que la lointainehorloge de Clignancourt égrenait les dix coups de dix heures dansl’air bleu de cette belle matinée à l’instant même où il achevaitde remettre au net son manuscrit. Il avait travaillé cinq heures,dans l’emballement de l’inspiration !… Très fier de lui, avidede cueillir des lauriers, il résolut d’aller sans délai secouer lespuces à ce gros paresseux de Hour et, ayant grimpé au pas de coursel’allée commune de la Villa, il pénétra chez le musicien.

Là, une surprise l’attendait.

Contrairement à l’habitude, la clé n’était pasà la porte.

– Tiens ! pensa-t-il.

Il toqua :

Rien.

– Eh ! Hour !

Pas de réponse. De la main il écarta le rideaude verdure masquant la fenêtre du pavillon. Il regarda. Son frontse glaçait à la fraîcheur sèche de la vitre.

– Hour !… Eh ! Hour !Eh ! ouvrez donc, c’est moi !… J’ai quelque chose à vousfaire voir.

Il dit, et tel fut son émoi, qu’il pensa choirsur son derrière. Chassée d’un coup de bélier, la porte dusanctuaire venait de jaillir hors de son cadre, et Stéphen Hourétait apparu sur le seuil, formidable, nu ou à peu près, habillé desa seule culotte d’où s’échappaient en multiples sillons lesgraisses ballonnées de son ventre.

– Je TRAVAILLE ! hurla l’auteur dela Main chaude, de la même voix dont il eûtproclamé : « Je remanie la face du globe. »

– Eh bien ! fit Cozal effaré. Quiest-ce qui vous dit le contraire ?

– Je vous dis que je TRAVAILLE !reprit Hour. Et, nom de Dieu, quand je TRAVAILLE, j’entends qu’onme foute la paix !

Ainsi s’exprima le dieu, qui ramena la portesur lui.

– Quel charmant être ! se dit lejeune homme resté seul ! Quelle exquise et souplenature !

Tout de même, il avait remporté une veste, ensa soif de gloire immédiate. Nous ajouterons qu’il aurait bujusqu’à la lie le fiel amer des déceptions, si, affirmant une foisde plus sa présence, le mouvement perpétuel dont sa tête d’oiseauavait résolu le problème ne l’eût fait aiguiller sur lasupposition, puis sur l’espoir, puis sur l’absolue certitude d’unelettre de Marthe Hamiet l’attendant là-bas, à la poste.

Ça ne traîna pas. En cinq minutes il futprêt ; ses chaussures aux pieds, son chapeau sur la tête.

En route !…

Rue Jean-Jacques-Rousseau, devant le guichetencombré de la poste restante, il faillit crever d’un coup de coudele sein gonflé de lait d’une nourrice et se colleter avec unfrotteur dont il avait chahuté la musette de velours grenat enjouant de l’épaule pour arriver premier et être servi avant tout lemonde. Du reste, il n’y avait rien pour lui, circonstance dont ilse refusa énergiquement à accepter la cruauté.

– Comment rien ?

– Non.

– Vous n’avez pas une lettre auxinitiales M. H. 31 ?

– Non, je vous dis !

– Ce n’est pas possible, voyons !Vous avez mal cherché. Regardez encore un peu voir.

L’employé, qu’il agaçait, l’envoya purement etsimplement coucher. Il se retira en déclarant que le ministre despostes était un de ses amis et qu’il se plaindrait à lui.

Il vivait un peu en jeune roi, dans sonjardinet de Montmartre, ayant accoutumé de plier à ses caprices lespetits riens de l’existence devenue ainsi sa servante très humble.Le fait qu’il avait cru à une lettre de Marthe lui avait acquis ledroit de l’attendre ; le fait qu’il ne la reçut pas le jetatour à tour à la fureur hargneuse d’une personne frustrée dans sondû, puis à l’inquiétude angoissée de quelqu’un qui se sent sous lecoup d’un péril.

Une deuxième visite à la poste, que couronnaun deuxième insuccès, l’emplit de mélancolie ; à unetroisième, dont le résultat fut précisément le même que celui desdeux précédentes, il désespéra tout à fait, et il se retira sans unmot, comprenant quel horrible vide creusent sous le pied despauvres hommes les deuils cruellement ressentis.

À vrai dire, il n’avait pas cru que les chosestourneraient au tragique ; sa faute, envisagée à traversl’indulgence que ses petites faiblesses lui inspiraient toujours,ne lui était pas apparue indigne de miséricorde.

Car il était plein de bonne foi dans samanière de se flétrir avec le sourire sur les lèvres ! Biendes fois, à cette heure qui suit le départ de la bien-aimée, quandl’appartement au pillage fleure encore le subtil parfum des jeunesseins qui s’y sont mis nus, des beaux cheveux qui s’y sont dénoués,des lèvres qui s’y sont tendues, il avait senti le remords seglisser traîtreusement comme un ver, en son âme débordante degratitude émue. Bien des fois, au songer de l’apprentieblanchisseuse, il avait eu le hochement de tête qui émet un doutesecret et dit : « Ton nez remue, conscience ! »Bah ! toujours il avait chassé de la main l’essaim de sesscrupules superflus, prêt à la rigueur à se blâmer, mais comme onblâme et gracie à la fois les petites fredaines du prochain,contées gaiement, entre le fromage et la poire, dans la chaleurcommunicative d’un banquet de vieux labadens. Jamais l’idée n’avaitpu germer en sa tête que ses trahisons de chaque jour ne fussentpas de simples enfantillages, et même, à la réflexion, jamais lesoupçon ne lui fût venu que Marthe pût pousser la susceptibilitéjusqu’à en juger autrement.

Et tout à coup, à propos de rien, toutchangea. Sa faute lui apparut en crime, au point qu’il restabouleversé, immobilisé sur l’asphalte, à se demander de quel limonle diable avait pétri son cœur.

Le repentir entré dans son âme s’y conduisitcomme un cochon : cassant tout, criant à tue-tête, et faisantles quatre cents coups ; et, dans l’exclamation de stupeur quelui arracha le révélé de ses aveuglements anciens, tint toutentier, en ses douze pieds, le cri de Pauline convertie :

Je sens, je vois, je crois, je suis désabusée.

Il passa une journée atroce, à errer par lesrues au hasard de ses pas ; la brune, le soir, puis la nuit,tombèrent sans qu’il s’en aperçût, et seulement à minuit et demie,le hasard de la marche l’ayant amené à passer devant l’horlogeéclairée du Sénat, il se souvint qu’il n’avait pas dîné.

Un café se trouvait là.

Il en poussa la porte, échoua au hasard d’unebanquette, demanda un sandwich, un bock et de quoi écrire, puis,étalé sur son papier :

« Marthe ! est-ce que tout celan’est pas qu’un abominable cauchemar ? Est-ce bien ainsi quej’ai su reconnaître tant d’amour et tant de tendresse, et puis-jecroire qu’un jour viendra où se cicatrisera la blessure ouverte auplus sensible de ton cœur ?…

Oiseau blessé ! fleur meurtrie !pauvre et chère idole profanée ! Sera-ce assez de toute unevie exclusivement consacrée à pleurer une minuted’erreur ?…

Une fureur poussait sa main ; sur lafeuille les mots tombaient comme des grêlons, dans la fièvre de cetinsensé à faire rendre gorge à ses torts. On voit ainsi de cesfanatiques, au tribunal de la pénitence, qui baisent le sol et sefrappent du poing la poitrine en braillant : « C’est matrès grande faute ! », assoiffés de dire leurs égarementset de se créer des titres à la clémence du Seigneur. Cozal puisadans ses remords des accents tout à fait touchants, des imagesd’une tenue littéraire très soignée. C’est ainsi qu’il comparaMarthe se collant le nez dans la blanchisseuse Anita, à un oiseauqui se casse les ailes au moment où il rentre au nid, – figuresingulièrement poétique dans sa justesse absolue – et que suivirentdiverses allusions discrètes à ces phénomènes de suggestion quipoussent les gens à accomplir les actes les plus monstrueux sansqu’ils en soient responsables. Exemples : les hystériques dela Salpêtrière et les pauvres petits amoureux, qui se font pinceravec de jeunes apprenties, en flagrant délit d’infidélité.Malheureusement, avec sa rage de ne dire les choses comme personneet de donner une idée saisissante de l’émotion qui l’agitait, ilfinissait, gagné à sa propre éloquence, par ne plus distinguer lesphrases tombées de sa plume qu’à travers un voile larmoyant,quand :

– Vous ne m’offrez rien ? fit unevoix.

Il leva le nez.

Devant lui, une blonde superbe souriait, lesdoigts plongés en les pochettes d’un petit tablier moiré oùtremblait le vert changeant d’une sacoche de peluche.

Un peu surpris :

– Tiens, fit-il, c’est une brasserie defemmes, ici ?

– Vous ne vous en étiez pas aperçu ?reprit la vierge à la sacoche. Vrai, ce que vos amours vousabsorbent ! Hein, c’est à ELLE que vous êtes en traind’écrire ? J’espère que vous lui en dites !

Le jeune homme gardait le silence. Enfin,posant lentement sa plume :

– Savez-vous que vous êtes belle fille,vous ?

Elle se mit à rire.

– Je fais ce que je peux. Alors, oui,vous m’offrez un bock ?

Fidèle aux traditions de la vieille galanteriefrançaise, il répondit : « Avec mon cœur » ;parole de paix, que l’aimable enfant se tint pour dite. Elles’éloigna. Les lourdes chopes mousseuses, dont bientôt elle butaitles culs au marbre sonore de la table, suaient ainsi que desbicyclistes sous le coup de soleil de la route.

– Eh bien ! à la vôtre !

– À la vôtre !

Ils trinquèrent et burent.

– Moi, je m’appelle Victoria, dit labelle pour rompre la glace.

Mais l’ayant vu les yeux humides, sa curiosités’éveilla et aussi son apitoiement, – car la femme est meilleurequ’on ne dit : elle ne blague les larmes des hommes que sielle les a elle-même fait couler. Une amertume aux lèvres, le frontlentement balancé d’une personne qui connaît la vie et en salue lespetites lâchetés au passage :

– Hein, ça pèse lourd, la douleur !dit cette oie tintée de belles-lettres.

Cozal, qui mordait dans son pain, laissatomber ses paupières sur la noire détresse de ses yeux. À son touril inclina le front, et pendant un instant, l’un en face del’autre, ils furent pareils à ces petits Chinois de porcelaine quel’on voit s’approuver gravement aux deux bouts d’une frêleétagère.

– ELLE vous a plaqué, au moins ? fitl’intéressante Victoria qui ajouta, histoire de payer sonécot : « Une de perdue, dix de retrouvées. Faut pas sefaire de bile pour ça. »

– Celle que j’ai perdue, et perdue par mafaute, répondit Cozal la bouche pleine, est de celles qui ne seretrouvent jamais !

– Ah !

– Oui.

– Parions que vous avez fait des blagues,dit-elle alors, et que vous vous êtes fait pincer ?

Si gravement et avec un accent de si sincèredouleur, il dit ce simple mot : « Tu parles ! »qu’ils ne purent s’empêcher de rire. Pourtant l’entendantajouter : « Je ris, je n’en ai guèreenvie ! » :

– Voyons, continua-t-elle, causons. Il nefaut pas se frapper, non plus. Qui est-ce, cette dame ?

– Une femme mariée.

– Quel âge a-t-elle ?

– Trente-deux ans.

– Petite ?

– Grande.

– Grasse ?

– Mince.

– Blonde ?

– Très brune.

– La route est belle ! Les brunes,je m’en vais vous dire, ça vaut mieux que les blondes, – qui sontteignes comme tout !… – et surtout que ces sales rouquines,avec lesquelles il n’y a pas de milieu : tout bon ou toutmauvais, et mauvais onze fois sur dix ! Moi, je crois que ças’arrangera, cette affaire-là.

– Sans blague ?

– Ma parole d’honneur !… Et puisd’ailleurs c’est bien simple ! nous allons le savoir tout desuite.

Un tapis de jeu flânait à portée de sa main.Habilement, du bout de son doigt, elle en manœuvra les angles,réussit à l’amener devant elle. L’autre, intrigué, la regardaitfaire, fouiller à sa sacoche, en tirer un jeu de cartes qu’ellebattait avec une lenteur savante.

– Ce sont les miennes,expliqua-t-elle ; elles ne m’ont jamais trompée.

– Non ?

– Jamais !

– Ça, c’est beau !

– Coupez !

– De la main gauche, fit Cozal ensouriant.

Il raillait, sceptique sans doute, pourtantnon inintéressé, ayant le fond de superstition propre aux espritsun peu frivoles. Il fut heureux d’entendre la pythonisse annoncergravement : « Bon signe » en tournant le huit decarreau. Celle-ci, cependant, disposait le jeu par la molesquine dutapis, l’arrondissait en l’élégante courbe d’un plein cintretriomphal. Quand ce fut fait, elle s’absorba, le menton au creux dela main et l’œil promené en éventail, sybille[1] sur lepoint d’écumer, qui va lever le voile redoutable et livrer au mondehaletant la clé du problème de demain.

– Ça ne vaut rien, hein ? demandaCozal inquiété de son long mutisme.

Elle répondit, les yeux aux cartes :

– Au contraire !

Alors :

– Bonne fille ! pensa-t-il.

Et attentif, il inclina le buste vers elle,tandis qu’elle, le doigt renversé, dans un geste de cuisinière quis’apprête à goûter une sauce, prophétisait :

– Un, deux, trois ; une femmebrune !

– Un, deux, trois ; un hommeblond !

– Un, deux, trois ; un homme deloi ! – Un, deux, trois ; une lettre ! – Un, deux,trois ; une route ! – Un, deux, trois ; à lanuit ! – Un, deux, trois ; une bonne nouvelle !

– C’est bien ce que je pensais,conclut-elle. Vous serez sûrement pardonné.

À ces mots, avide d’espérance, Cozal sentitbondir son cœur.

– Vous êtes gentille de me dire cela,cria-t-il. Vous le faites pour me consoler, parce que vous voyezque j’ai de la peine ! Ah ! femmes, on dira ce qu’onvoudra, on ne vous empêchera jamais d’être des êtres de douceur, detendresse et de charité !

Victoria, dans un pâle sourire, reconnutqu’elle était un être de sentiment. D’instinct, ils se prirent lesdoigts. Il y eut une minute de silence, pendant laquelle allèrentl’un à l’autre et se confondirent en un seul les cœurs de ces deuxputains.

– Tenez, venez vous asseoir là !cria Cozal. Je vais vous lire ce que je lui écris.

D’un bout de buvard où s’abattait son poingfermé, il avait épongé les feuilles éparses autour de ses coudes.Il en prit une, l’éleva jusqu’à ses yeux, commença àdéclamer : « Marthe ! est-ce que tout cela n’estpas qu’un abominable cauchemar ?… »

De même vibre l’âme des gamins au videronflant des tambours, de même vibre l’âme des femmes au vide desparoles qui ne signifient rien. Le genou haut calé à la table, lesyeux clignés derrière le nuage bleuâtre de la cigarette qu’ellesuçait, Victoria buvait en silence le flot de pompeux lieux communsqui coulait des lèvres de Cozal. Et de la tête elleapprouvait : grue gavée, enfin contentée en ses appétits dephrases creuses, de sentiments noblement exprimés, de puretés à sixliards la botte. Par moments, aux beaux endroits, elle n’avait plusd’yeux du tout ; ses paupières hermétiquement closes tiraientle rideau sur l’extatique jouissance d’un connaisseur qui goûte unsolo de violoncelle.

À la phrase : « Est-ce bienainsi que j’ai su reconnaître tant d’amour ?… »

– Très bien ! fit-elle àmi-voix.

À la période : « Oiseau blessé,fleur meurtrie !… » elle déclara :

– Très poétique !

Lui, cependant, allait de l’avant, s’ébattaitcomme un jeune poulain, parmi l’éloquence déchirante de sondésespoir sans bornes. Désarmant d’impudeur naïve, il ouvrait àdeux battants les portes sacrées de l’alcôve, célébrait lesintimités, jetait froidement aux pourceaux du chemin le cherbouquet cueilli au corsage de l’aimée.

La lecture achevée :

– Voilà, prononça Victoria, après unelongue rêverie, ce qui peut s’appeler une lettre.

– Oui, hein ?

– Mon petit, c’est épatant !… Moi,je ne connais pas une femme qui pourrait résister à ça !

Du coup, il passa la mesure.

– Ah ! bon cœur, faut que je vousembrasse ! cria-t-il. Nous devons dire que, depuis un instant,le gaillard n’avait plus qu’un bras, l’autre ayant plongé, le poingd’abord, en le bâillement encombré d’une fente de jupon oùfourgonnaient négligemment ses doigts, à la recherche de l’inconnu.Et maintenant, petit à petit, il sentait sa virile jeunesse filtrerpar les mille fêlures de son repentir ; son ardeur, mal calméehier, se réveillait aujourd’hui au contact de ces coudes rosesémergeant à nu d’un bouillonnement de guipures, à la douceur de cesbeaux yeux où riait le bleu sombre des pervenches, au souffle decette bouche gaie et fraîche qui, à la fois, rappelait à l’ordre etpardonnait, murmurait : « Voulez-vous vous tenir ?Vous me faites des chatouilles, c’est bête. En voilà un petiteffronté ! » Le pis est qu’il était sorti avec del’argent sur lui et qu’il était de ceux chez lesquels la certitudede les pouvoir satisfaire fait naître des besoins spontanés. Or,s’étant aperçu que l’horloge indiquait deux heures moins cinq, ilprécipita le mouvement, si bien que ça devint très gentil. Vers levisage de Victoria, qu’il avait doucement renversée dans le dossierde la banquette, il avançait son fin visage où s’agitaient, sur unchuchotement de pénitente à confesse, deux lèvres demandantl’aumône. Ce qu’il disait, elle seule le pouvait entendre, et ellel’entendait, il faut le croire, car elle l’en châtiait sansrudesse, de petites tapes qu’accueillait et renvoyait aussitôt,comme des volants, le « pff » goulu de la coupablebouche. Dans le silence du petit café, où le gaz enchifrenésifflait, elle prononça à voix basse : « Ce serait mal…Cette dame, voyons ! Songez donc !… » ; mais ilse récria de la belle manière, protestant, non sans bonne foi, dela pureté de ses intentions, disant seulement combien desoulagement il goûterait à reposer sur une épaule amie son front,hélas, martelé !… à sentir, dans l’indéfini d’un demi etmauvais sommeil, la pression douce et consolante d’une mainrefermée sur la sienne… Touchant appel à la pitié !… La noblefille n’avait qu’à se rendre. Elle se rendit sans un mot, d’unsourire qui parla pour elle, amusée, certes !… troublée aussi,au point de n’oser regarder en face, à travers la glace azurée desiris qui la fixaient, l’âme perverse et sentimentale de l’éternelChérubin.

……  …  …  …  …  … .

Cozal disait volontiers :

– Le clair de lune va aux grands arbrescomme le bleu va aux blondes et le vermillon aux brunes.

Cette nuit-là, il fit un clair de lunesuperbe, qui baigna d’argent et de silence les grands arbrespeuplés d’oiseaux de la Villa Bon-Abri ; mais Cozal n’yretrempa point son âme sensible de poète : ceci par la raisonqu’il coucha rue Saint-Jacques, aux côtés de la blonde Victoria,sous les lambris d’une mansarde haut perchée que décoraient desphotographies d’inconnus fixées aux lambeaux du papier avec desépingles de nourrice.

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