Les Linottes

VI

– Eh bien ! vrai alors, il n’est quetemps, se dit Cozal après avoir pris connaissance du petit bleu deFrédéric Hamiet qui le conviait à dîner pour le soir.

« … Sans aucune cérémonie,hein !… Pantalon de treillis et calot, comme nous disions auxdragons ! »

Depuis la fâcheuse aventure, il était sansnouvelles de Marthe, encore que le grand hall des Postes eût vuplus souvent qu’à son tour errer sa silhouette plaintive et que lesemployés agacés se fussent mis sur le pied de lui crier :« Il n’y a rien ! » avant qu’il eût ouvert labouche, au seul aperçu, dans l’encadrement du guichet, de sonvisage tourné peu à peu au cauchemar.

Toute la journée il fut inquiet, nerveux,incapable du moindre travail, se donnant à soi-même, enimagination, la représentation du drame de tout à l’heure, avec desdemandes supposées et des répliques triomphantes qui avaient poureffet de renverser les rôles en donnant tort à la justice et enmettant le droit à se plaindre du côté que ce n’était pas vrai.Enfin, six heures sonnant à l’horloge de campagne qui battait lamesure aux secondes dans un coin de sa chambre à coucher, il jugeale moment venu de se présenter chez ses hôtes, et il s’acheminavers la rue Taitbout où le ménage Hamiet occupait un appartement dequatre mille francs, dont le balcon, rehaussé de dorures, dominaitles platanes du boulevard Haussmann.

À son coup de sonnette, un domestique apparut,homme aux yeux de jars écarquillés dans une pleine lune desaindoux.

– Monsieur Hamiet ?

– C’est ici.

Il entra.

Le cabinet de Frédéric Hamiet, achevé dans desverdures de serre que baignait d’une lumière blanche la soie d’unstore descendu, proclamait le goût infini de l’homme qui l’avaitdisposé. Cozal, entrant, subit cette impression de bien-être quedégagent en fraîches pénombres, en discrètes intimités, les milieuxfaits pour le travail.

Il trouva son nouvel ami en conférence avec ungros petit monsieur écarlate, qui, visiblement résolu à repoussertoute explication, s’enfermait comme dans une tour dans ce simplemot :

– Mon argent !

En vain, avec le plus grand calme :

– Taisez-vous donc ; vous êtesridicule, mon cher, affirmait Frédéric Hamiet.

– Mon argent ! Je veux monargent ! répétait cet homme obstiné.

Nous pensons que ce plaisant poussah étaitentré en coup de vent : n’ayant quitté ni son pépin, qu’ilagitait de haut en bas dans une allée et venue ininterrompue demarteau-pilon au labeur, ni son paletot à boutons de corozo pluslarges que des coquilles d’huîtres, ni son chapeau un peu tropvaste, que lui ramenait sur les sourcils de vingt secondes en vingtsecondes, avec une opiniâtreté douce et exaspérante, une coiffeoléagineuse. Et il s’indignait, il disait :

– Voilà la troisième fois que vous mefourrez dedans avec vos idées mirifiques et vos contes à dormirdebout ; vous comprenez que j’en ai assez ! Oui ou non,voulez-vous me rembourser mon argent ? Faut-il que j’aillechercher les gendarmes ? – Vous chantez toujours le même air,déclara tranquillement Hamiet qui répondait d’une silencieusepression de main au « Bonjour » intimidé de Cozal. Nedites donc pas de sottises, Gütlight.

– Je dis que vous m’avez trompé, repritviolemment celui-ci. Je dis que vous avez manqué à vospromesses ; qu’après m’avoir embobiné dans des commanditesd’entreprises, vous les avez lâchées les unes après les autres enme laissant le derrière par terre, et que ça, entendez-vous ?c’est le procédé d’une canaille !

Le mot ne passa pas tout seul. Hamiet regimbade la belle manière ; il dit que ça n’allait pas traîner,qu’il allait empoigner Gütlight par la boucle de son pantalon etl’envoyer dans l’escalier y apprendre les belles manières ;sur quoi, Gütlight, la canne haute, déclara : « Je vouscasse la figure si vous portez la main sur moi. » De fâcheusesextrémités devinrent à craindre. Le commandité aux yeux d’hyène etle commanditaire aux yeux d’ours s’étaient avancés l’un surl’autre ; ventre à ventre, ils s’agonisaient, égosillés dansl’émission des vérités que chacun d’eux lançait à la figure del’autre.

– Propre à rien !

– Espèce d’imbécile !

– Avec vos idées à la manque !

– Je vous dis que vous êtesridicule !

– Bon pour monter le coup aux gens !Sorti de là, va-t-en voir s’ils viennent… Voulez-vous ma façon depenser ?

– Je m’en soucie comme d’une pelure depêche !

– Eh bien ! vous l’aurez tout demême. Vous n’avez jamais fait que des bêtises. Voilà.

À cette attaque :

– Que des bêtises ! fit Hamietsecoué d’un bond sur place. Par exemple, celle-là est raide, etvous pouvez parler des autres, vous qui, depuis votre majorité,n’avez pas manqué une seule fois l’occasion de perdre votre argentdans des affaires sottes ou véreuses, de patronner des gredins oudes niais !

C’était la vérité toute nue. Cetextraordinaire Gütlight, chez lequel s’alliait l’assoiffementsémite du trafic à un sens tout particulier du raté et de lanon-valeur, présentait à l’observation du psychologue l’image d’unmonsieur qui joindrait la passion du jeu de tonneau à l’art detoujours mettre à côté de la grenouille.

Né et grandi à même les lingots paternels, ilmarchait vers la noire purée d’un pas tranquille et sûr de soi, parun chemin que bordait, main tendue, une double haie d’escrocs, defaiseurs, de rêveurs ; et de sa dextre, balancée avec grâce detribord à bâbord et réciproquement, les commandites s’envolaient,telles les têtes, au dire de Hugo, du sabre de Sultan Mourad.Depuis quelque chose comme vingt ans, pas une maison écroulée dontil n’eût contribué à cimenter les pierres !… pas un banquierqui eût levé pied sans lui emporter quelques plumes !…

– Ne cherchez pas à comprendre,Cozal ! cria Hamiet d’une voix de bateleur lancé dans l’exposédes curiosités contenues à l’intérieur de son établissement. Noussommes ici en plein mystère psychologique et vous perdriez votretemps à vouloir trouver votre route dans les ténèbres de cette âmeplus enchevêtrée et obscure à soi seule que le Labyrinthe lui-mêmeet les catacombes de Rome réunis ! Soumise à la distillation,il serait intéressant de voir quels cristaux elle laisserait aufond de la cornue, dans quelles proportions en serait la soif dugain à l’amour inné de la chimère, des vains mirages, destrompeuses apparences, et, en principe, de tout ce qui estillusion, planche pourrie et bâton flottant. Eccehomo !… Voilà l’homme, cher ami. Ah ! il ira loin,de ce train-là, si les petits cochons ne le mangent pas ; etje vous le disais bien l’autre jour, que l’imbécillité des hommesest amusante à voir de près !

Tout en parlant, il avait tourné, de la main,la clé d’une lampe électrique dressée parmi le champ de bataillequ’évoquait le pillage de sa table de travail, et la clarté qu’ensuèrent aussitôt les fanfreluches de l’abat-jour nuança d’un rosedélicat le visage de l’orateur, la large gaieté épanouie sur leslèvres de ce philosophe. En même temps apparut la face de Gütlight,aux lèvres en vain agitées sur une riposte qui ne venait pas.

– Les petits cochons… les petits cochons…répétait-il.

Il ne sortait pas de ces trois mots, qu’ilpressentait pouvoir servir de thème à une apostrophe sanglante.Malheureusement, dindon qui voit bien quelque chose mais ne saittrop pour quelle cause il ne distingue pas très bien, il s’entenait à ces vagues prémices avec une obstination désespérée,cependant qu’Hamiet, agacé, l’achevait d’ahurir de ses :

– Quoi ? Où voulez-vous en veniravec vos petits cochons ? Voulez-vous un démêloir ?

Il finit par n’insister plus.

– C’est bon, cria-t-il, je mecomprends.

Et il se comprenait si bien qu’il le prouvasans plus tarder, en se lançant toutes voiles dehors dans uneimitation grotesque et admirable de Frédéric Hamiet en mald’invention. Lâché au hasard de ses pas par les diagonales de lapièce, les yeux en boules de crottin et la bouche en boîte auxlettres, il agitait son chapeau au-dessus de sa calvitie, saluantainsi au passage, d’un geste de bourgeois cocardier qui acclame lesSaint-Cyriens à la revue du 14 juillet, le plus extraordinaireénuméré d’âneries, de sottises, d’extravagances, qu’ait oncquessuggérées la rancune à l’imagination d’une grosse bête dupée.

– Étonnant, criait-il. Sublime !J’achète toute la rue de Rivoli et j’en démolis les maisons, que jereconstruis la tête en bas ! Quelle plus-value pour lesmansardes ! Je les louerai six mille francs par an comme unliard ! Total : trente millions de bénéfice !… aumoins.

Ou :

– Grandiose ! Magnifique !Superbe !… La plus grande pensée du siècle !… J’achètetous les chemins de fer du globe ; je supprime les roues deswagons ; je les remplace par la vitesse acquise et je lesrevends au marché aux puces à raison de trois sous la livre.Bénéfice : quatre-vingts millions que je mets dans ma poche dujour au lendemain !

Et encore :

– Ciel ! quelle idée !… Jemonopolise à mon profit tous les alcools belges ethollandais ! Je les fais passer à la douane dans des pommes deterre en fer-blanc, et ni vu ni connu, je t’embrouille !Encore cent millions pour moi !

C’est ainsi que, tant bien que mal, se payantsur la peau de la bête, il rentrait dans ses débours. Mais enl’outré de la parodie où grimaçait le reflet de son génie déformé,Hamiet se mirait, le sourire aux lèvres, comme dans une boule dejardin. Et quand Gütlight, d’un inattendu : « Ah !mon cher ! » lancé au nez de Cozal abasourdi, eut parfaitla caricature, l’eut circonscrite en un dernier trait d’uneétonnante ressemblance, il n’y tint plus ; il cria que cecirconcis avait certainement juré de le faire mourir de joie, lavoix secouée d’un si formidable accès de rire que Cozal et Gütlightlui-même en subirent l’élan contagieux. De cet instant la questionfut tranchée ; la dispute, qui tourna comme une mayonnaise,échoua dans un touchant échange d’aménités, Hamiet demandant :« À la fin, oui ou non, dînez-vous ici, vieillepratique ? », Gütlight répondant : « Oui, jedîne ! » en faisant sonner son chapeau au marbre de lacheminée. « Et nom de nom, je veux m’en fourrerjusque-là ! Quand même je devrais en crever, je rattraperai magalette ! ». C’était le dénouement obligé, la conclusionprévue, fatale, où s’achevaient, depuis que le destin les avaitjetés sur la même route, les querelles de ces deux fantochesindispensables l’un à l’autre bien qu’ennemis irréconciliables, etqu’unissait d’un lien d’étroite parenté leur commune vocationd’hommes venus au monde pour l’étonner du spectacle de leur égaleinsanité.

 

Marthe, cependant, ne se hâtait point deparaître.

– Est-ce que nous n’aurons point leplaisir de voir Madame ? se risqua à demander Cozal quecommençait à gagner l’inquiétude.

– Non, répondit Hamiet ; elle n’estpas à Paris.

– Vous êtes veuf ?

– Depuis une semaine, et pour quelquetemps encore.

– Madame est souffrante ?

– Oh ! un rien ; une crise deneurasthénie. Ça lui est tombé dessus sans qu’on sache pourquoi, àpropos de rien, tout à coup. Je l’ai envoyée à Cherbourg, passerquelques jours chez sa sœur. L’air de la mer lui fera du bien.

Ainsi parla Hamiet, et, comme dans la chanson,qui est-ce qui fit un nez ? Ce fut Robert Cozal. C’était unmâle, avec ses airs de demoiselle de magasin ; il n’ignoraitrien de son métier, savait l’action d’une énergique pression dedoigts sur les révoltes d’une petit main enfin capturée sous lanappe, d’un baiser jeté à fleur de cheveux avec un :« Pardonne ou je me tue ! » articulé à fleur delèvres pendant que le mari, penché, cherche sa serviette sous sachaise. Oui, il excellait comme pas un dans le bel art de poser lespièges à amoureuses ! La défection imprévue de Marthe, enréduisant à néant tout un petit plan de campagne laborieusementcombiné, calculé comme une épure et dont il s’était cru en droitd’escompter à l’avance les victorieux effets, lui mit de l’amertumeplein l’âme. Il songeait que ces sacrées femmes ne rêvaient qu’àrouler les pauvres diables d’hommes quand, dans l’encadrement de laporte, parut la pleine lune en saindoux du domestique aux yeux dejars.

– Monsieur est servi.

– Bon ! À table ! s’écriaFrédéric Hamiet qui chassa doucement devant lui ses deuxconvives.

Sur le seuil d’une salle attenante au salon etdont occupait le centre une table servie, illuminée enéblouissements de maître-autel, ceux-ci perdirent un temps précieuxà se montrer mutuellement le chemin.

Nous pourrions même dire :« précieux, ô combien ! » avec les personnesappliquées à parler le français simplement, et aussi avec Hamietqui ne désespérait pas de faire cracher à Gütlight, en dépit de sesprofessions de foi, les petits billets bleus nécessaires àl’impression et au lancement de L’Informateur Universel,un quotidien d’une très curieuse nouveauté, dont, la veille même,il avait trouvé la formule en retirant ses chaussettes avant de semettre au lit.

Car un miracle, un miracle seul, avait empêchéque la tête lui éclatât comme un siphon, sous la poussée des idéesqui n’avaient cessé, depuis huit jours, d’y jouer au Roidétrôné.

Résumons.

Un instant conquis au projet d’affermer à sonprofit le commerce des allumettes et du tabac sur les plates-formesdes autobus et des tramways ; échoué de là dans une ingénieuseapplication du distributeur automatique à la vente des journaux,ayant pour effet d’épargner à ceux-ci le 33 pour 100 del’intermédiaire, puis dans un supposé de combine avec la Cie desWagons-Restaurants pour l’adjonction d’une voiture-souper auxtrains de nuit (progrès dont s’imposait le besoin et que salueraitcertainement avec des pleurs de reconnaissance la masse des pauvresvoyageurs qu’afflige la fâcheuse insomnie), il était, sanstransition, tout à coup, à propos de rien, tombé en arrêt devantl’idée d’ouvrir en plein cœur de Paris, boulevard des Italiens ouplace de l’Opéra, un café où on ne boirait pas.

Un café où on ne boirait pas !… Hamiettenait tout entier dans cette conception insensée, mais quin’aurait pas été de lui si elle n’eût été, comme toujours,échafaudée sur des données indiscutablement exactes. En fait,atteignant deux buts puisqu’elle contentait du même coup lasobriété non douteuse des habitués de cafés et cet impérieux besoinde flâne qui les porte à acheter sciemment, de leur intoxication,le plaisir, ceux-ci de jouer le bridge, ceux-là de voir passer lemonde, confortablement assis, dans la gaieté d’un coup desoleil ; philanthropique et pratique en même temps,puisqu’elle sauvegardait à la fois la santé des consommateurs etl’intérêt des limonadiers désormais à l’abri du coulage, cefléau ; non seulement elle créait un débouché nouveau aucommerce parisien, mais encore elle enrayait net, arrêtait du jourau lendemain la marche envahissante de l’alcoolisme, et ainsiclassait son auteur au rang des bienfaiteurs del’humanité !

Qu’elle eût valu de gloire àHamiet !…

Mais la fatalité veillait. Elle avait vouluque le susdit, au plus chaud de son emballement, entendit soudainsous son crâne le sourd grondement, indice d’une éruptionprochaine ; et, dame, ça n’avait pas traîné. Avant seulement,comme dit l’autre, que c’eût été l’âge d’un cochon de lait, lecataclysme s’était déjà produit, laissant Hamiet, projeté hors deson rêve avec la brusquerie imprévue d’un bouchon de champagne quisaute, hurler maintenant d’enthousiasme à l’idée de fonder unjournal – baptisé d’ores et déjà L’Informateur Universel –où le Grand Dictionnaire de Larousse SERAIT PUBLIÉ ENFEUILLETON !…

Et telle avait été sa rage d’assouvissementchez cet homme extraordinaire, qu’il n’avait fait ni une nideux : prêt à se coucher, vêtu seulement de son caleçon et desa chemise, il avait gagné son cabinet de travail où il était restéune partie de la nuit à jeter sur des feuilles de papier lesarguments d’un prospectus mirifique dont nous devons à notreconscience de reproduire ci-dessous les lignes principales.

On y lisait :

……  …  …  …  …  … .

« Où résidera l’originalitéde

L’INFORMATEUR UNIVERSEL ?

« Dans un feuilleton de nature à luirallier toute la clientèle, ou presque, des gens qui, en France,savent lire ! ! !

« En livrant pour

UN SOU PAR JOUR

une encyclopédie complète aux mainsempressées à la prendre d’une génération avide de s’instruire, lapublication en feuilleton du GRAND DICTIONNAIRE DE LAROUSSE répondde façon victorieuse aux exigences de ce difficile mais admirableprogramme. »

……  …  …  …  …  … .

Suivait le détail :

……  …  …  …  …  … .

« Désireux d’établir, preuves enmain, l’excellence d’une opération dont la réussite

NE SE DISCUTE MÊME PAS

« résolus, par conséquent, à tablersur le minimum de profits d’une

ENTREPRISE COURUE D’AVANCE,

« nous demandons à la théorie exposéeci-dessus 2 lecteurs seulement sur 1.000, soit 80.000 acheteurs surles 40.000.000 de citoyens qui constituent, d’après les derniersrecensements, la population de la France, prétention, on lereconnaîtra, d’une modestie exagérée.

« Or, 80.000 exemplaires d’une feuillevendue au Croissant à raison de 32 francs le mille assurent à laSociété de

L’INFORMATEUR UNIVERSEL

un bénéfice annuel, net, de plusde

400.000 FRANCS

« Et nous ne parlons ici ni destraités d’annonces, ni des mensualités financières, ni de milleautres sources de profit d’un rapport évaluable à

QUATRE CENTS AUTRES MILLE FRANCS,

au bas mot.

……  …  …  …  …  … .

Il concluait :

« Tout ce qui précède n’estrien : l’excellence de l’opération tient tout entière dans cequi suit :

LE GRAND DICTIONNAIRE

DE LAROUSSE

composé de 17 volumes, ne compte pas moinsde 30.000 pages établies sur le pied de 450 lignes ;

« Soit, ensemble, 13.000.000 delignes ;

« Soit encore, à raison de 300 lignespar jour, 40.000 et quelques feuilletons ;

« Soit, par conséquent, la venteassurée par A + B de

L’INFORMATEUR UNIVERSEL

pendant plus de 110 annéesconsécutives ! ! !

« Nous penserions faire injure au bonsens de qui nous a lu si nous ajoutions un seul mot à l’éloquencede pareils chiffres. »

Et allez donc !

Voilà !

C’est sous ces flots de clarté, c’est sous cestorrents d’évidences qu’Hamiet comptait anéantir les hésitationsbien naturelles des gens à compromettre leurs patrimoines dansl’aléa d’un coup risqué, réduire en poudre les résistances beaucoupplus naturelles encore de l’infortuné Gütlight à se laisserreéchauder, la peau encore toute pelée des ébouillantementsrécents : tâche colossale sinon insurmontable, digne, dèslors, à tous les points de vue, de celui qui l’avaitentreprise.

Hélas ! la fatalité devait encore unefois faire des siennes. Il suffit à Robert Cozal, questionné surses faits et gestes, de confesser dans un timide sourire qu’ilavait une pièce sur chantier, pour qu’à l’instant même,l’imagination perpétuellement en quête d’horizons inexplorés duterrible Frédéric Hamiet s’effarât et s’écriât :« Terre ! Terre ! »

– Quoi, s’exclama ce personnage, vousfaites du théâtre et vous ne le dites pas !

– Je ne pensais pas que cela pût vousintéresser, répondit, un peu étonné, l’auteur de MadameBrimborion.

Et comme il ajoutait, un dédain dans lavoix : « Une misérable opérette » :

– Vous en parlez à votre aise, repritl’autre ; l’opérette n’est pas un mets si dédaignable. Pourmon compte, je m’en suis régalé assez de fois ! – Mon cher,écoutez bien ceci : il n’est pas de genres inférieurs ;il n’est que des productions ratées. Demander strictement auxchoses les qualités qu’elles ont la prétention d’avoir, tout lesens critique tient là-dedans !

Il dit, et le mot l’enleva comme un tremplin.On vit alors à quel point il est vrai qu’un fou peut n’être pas unsot. Lâché par les dédales d’une théorie farouche qui mettait lemoins et le plus sur un pied d’égalité, il déploya à la soutenirdes argumentations aussi désespérément absurdes que puissammentconvaincantes, exaltant avec une égale chaleur les splendeurs desBurgraves et celles du Petit Faust ;magnifiant à la fois le Cantique des Cantiques et leChapeau de paille d’Italie, agitant dans une même saladeFerdinand le noceur, l’Iliade, le PèreGoriot, le Cid, Madame Bovary et lesPensées d’un Emballeur : huant Meyerbeer, glorifiantOffenbach, sifflant Zaïre, acclamant Champignol,affirmant, en un mot, la supériorité du bouffon qui divertit sur letragique qui n’émeut pas : conclusion dont la témérité n’étaitdéjà pas si bête, bien qu’elle déroutât un peu l’éclectisme pondéréde Cozal et décourageât complètement l’épaisse jugeote deGütlight.

Celui-ci, fidèle à son petit programme, sevengeait sur la nourriture et noyait son chagrin dans des flotsd’eau rougie tout en affectant de blaguer. Il bouffait, pouffait,s’étouffait, amenait de temps en temps vers Cozal, dont la réservegardait un mutisme poli, des coups d’œil qui demandaient justice,tandis qu’Hamiet filait devant soi, à l’emballage. Sa verve, en cedomaine nouveau, était comme ces grisettes emmenées à la campagnepour la première fois de leur vie, qui ne tarissent pasd’admiration et ne peuvent mettre un pied devant l’autre sansdécouvrir une fleurette. Un mot amenait un mot. Il finit parenvisager la question de la crise des théâtres.

– Les journaux me font suer, dit-il, ense servant un blanc de poulet, et l’information aujourd’hui estfaite comme par des gâteux ! De ceci que les théâtres font del’argent en matinée et que, par contre, leurs recettes journalièresont une tendance à baisser au profit des music-halls et descinématographes, un reporter tirait hier cette conclusion que lesParisiens n’aiment plus le spectacle le soir. C’est imbécile !Si le public – ce qui est exact – demeure fidèle à la matinée dudimanche, c’est qu’il y est contraint et forcé. Il ne la préfèrepas… Loin de là… Il s’en contente, faute de mieux ; ill’accepte comme pis-aller, comme on mange des merles faute degrives.

Gütlight pensa comprendre.

– Il est certain, dit-il, que le prixélevé des places…

Mais il dut s’en tenir là.

– Eh ! s’exclama Hamiet qui sabra levide d’un geste impatienté, que venez-vous nous chanter là et qu’aà voir là-dedans le prix élevé des places ? Le prix élevé desplaces !… en un temps où l’argent, complètement détourné deson vrai but : l’épargne, n’est plus qu’un instrument dejouissance immédiate !… où les gens vont à Monaco comme onallait autrefois à Chatou, et où les dots des filles payent lesautos des pères en application par ceux-ci des vieuxprincipes : « Après moi s’il en reste ! » et« Tire-toi de là comme tu pourras ! ». Vous mefaites rire avec votre cherté des places ! Une voix s’est-elleélevée, – une seule !… – contre le récent coup d’État desdirecteurs de théâtres collant sur le dos du public le 10 % del’Assistance ? et n’a-t-il pas accepté, le public, une mesurequi grève cependant son budget dans une proportion importante, avecla même bonne humeur que s’il en eût bénéficié ? Si !…Alors ?… C’est d’ailleurs un fait, incroyable et manifeste,invraisemblable et établi, qu’on n’eut jamais tant d’argent dansles poches que depuis qu’on le fout par les fenêtres !… Cepoint acquis, où chercherez-vous l’explication du phénomènepoussant à s’aller enfermer dans la nuit d’une salle de spectacledes gens qui devraient être avides tant de se dérouiller lesjarrets que de se rincer les bronches à l’air pur descampagnes ?… voire, l’avril venu, à sacrifier les bois deSèvres et les bords fleuris de la Marne à de vulgaires vaudevillesdont ils pourraient tout aussi bien, le soir même et au même prix,aller applaudir les drôleries ? Quel est ce mystère ? Caril y en a un !… Où est le pourquoi, – car il existe – d’unillogisme qui déroute ?

Le mutisme des deux convives témoignant deleur ignorance :

– Eh bien ! ce pourquoi je l’aitrouvé ! annonça Frédéric Hamiet. Il tient tout entier dansceci que l’existence s’est modifiée et que les théâtres en sontrestés au point où ils en étaient il y a trente ans ; que,depuis trente ans, sans qu’ils s’en soient aperçus, l’heure dudîner a retardé chaque soir d’une demi-seconde sur la veille, etque, de demi-seconde en demi-seconde, Paris en est arrivé à semettre à table à huit heures quand ce n’est pas à huit heures etdemie. D’où je conclus que des milliers de citoyens lèvent tous lessoirs le couvercle de leur soupière au moment même où lesmachinistes du Gymnase, des Variétés et de la Porte-Saint-Martinlèvent les rideaux de leurs théâtres. Et vous croyez que cesgens-là iront lâcher les dix ou douze francs d’un orchestre pouraller voir une fin de pièce ? se repaître de situations quileur seront incompréhensibles ? de dénouements qui resterontpour eux lettre morte ? Point ! Ils iront traîner leursguêtres par l’asphalte des boulevards ou prendre un bock à uneterrasse de café ; et ils auront bien raison ! Et de mêmeles brassées de petits commerçants qui ferment boutique à neufheures et les régiments de messieurs qui, pour avoir dîné en villechez de vieux parents où ils se sont rasés, se trouvent comme desâmes en peine, à neuf heures et demie du soir, sur le pavé de lacapitale !

– Il y a du vrai dans ce que vous diteslà, prononça Robert Cozal de qui fondait l’hésitation à laconviction ardente flambant aux lèvres de son ami.

– Du vrai !… Comment, s’il y a duvrai !… Je vous dis…

(avide de convaincre, Hamiet éleva vers leciel sa fourchette enrubannée de haricots verts)

– … je vous dis que des sommes énormesrestent chaque soir dans des poches d’où elles ne demanderaientqu’à sortir, faute d’un théâtre ouvrant ses portes à dix heures,qui se présente pour les recevoir !

Il goba les haricots, en repiqua au fond deson assiette une nouvelle fourchettée qu’il rebrandit par leslibres espaces.

– Je vous dis que l’homme qui fera cela,qui fondera en plein boulevard un théâtre de Dix-Heures, pratique,confortable, élégant, et où on ne jouera que des pièces gaies, –car les heures ont leurs exigences ! – gagnera trente àquarante mille francs par mois, par la force même des choses, parle seul fait qu’il aura étanché une soif !

Il se grisait, à discourir ; ses yeux dedormeur éveillé s’ouvraient sur des apothéoses. Mais depuis uninstant déjà le large masque de Gütlight reflétait des inquiétudes,grimaçait l’angoisse du monsieur qui, pour s’être fait saler lesfesses, jadis, du coup de fusil d’un chasseur maladroit, ne sauraitvoir sans défaillance une arme chargée dans les mains de sonprochain. Et un tremblement de gélatine balbutiait au bord de seslèvres ; et ses regards ardemment tendus vers l’orateurguettaient l’explosion imminente ; et celle-ci ne s’était pasproduite d’un : « Et cet homme, ce sera moi ! »vociféré par celui-ci dans un ample geste de muezzin appelant duhaut de la mosquée les fidèles à la prière, qu’il braillaitdéjà : « Pas un sou ! » en boutonnantprécipitamment son veston sur le contenu menacé de sesgoussets.

C’est alors que l’adresse d’Hamiet rayonna detout son éclat. Résolu à la conquête des écus récalcitrants, il serefusa à seulement en vouloir entendre parler !… tout enlâchant chez le camarade cet âpre chien « du jardinier »qui ne dort jamais que d’un œil en l’âme des spéculateurs.

– De l’argent !… De l’argent !…cria-t-il. Eh ! je m’en moque bien, de votre argent !J’en ferais jaillir des pavés, avec une idée pareille ! Dureste, soyez tranquille ; c’est fini de rire, tous les deux.J’aimerais mieux vendre toute ma vie du mouron pour les petitsoiseaux que d’entreprendre encore quoi que ce soit avec nous.

– Tiens ! fit Gütlight surpris.Pourquoi ?

Hamiet le fixa dans le blanc de l’œil etrépondit :

– Parce que vous portez la guigne ;c’est bien simple.

Il sema ce bon grain en bonne terre, aprèsquoi, de l’air le plus doux et le plus innocent du monde, il puisaune pincée de barbe-de-capucin dans le saladier que lui présentaitle valet de chambre, sourd aux protestations du juif quis’emportait bruyamment, répétait qu’il n’admettait pas une pareilleinsinuation, qu’on tuait, avec de telles légendes, le crédit d’unmonsieur du jour au lendemain, et cætera, et cætera : toutesdéclarations énergiques – derrière lesquelles la peur d’avoir parlétrop vite et raté le coche au passage ne se voyait guère plus, monDieu, que le nez au milieu de la figure…

Il finit par menacer d’un procès endiffamation Hamiet qui, du coup, se rétracta, dans l’épouvante bienjouée des juges, et présenta même des excuses que cette andouillede Gütlight accepta sous conditions : maintenant ce qu’ilavait dit, sans doute, exigeant cependant d’examiner l’affaire dansle silence du cabinet, – lui, premier ! lui, avant toutautre ! – au nom du droit qu’il avait, pardieu ! bienacquis de courir après son argent et de se refaire de sespertes.

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