Les Linottes

II

Un soir, comme en sortant de table j’avaisemmené Laurianne prendre un bock dans une brasserie du boulevardClichy, je ne sais quelle idée me prit de lui dire àbrûle-pourpoint :

– Ah ! c’est égal, Angèle estvraiment une belle fille !

Bon, ne voilà-t-il pas mon bonhomme qui meregarde fixement et me demande si elle me plaisait.

Je lui dis :

– Elle me plaît sans me plaire ;qu’est-ce que tu veux qu’Angèle me plaise dès l’instant qu’elle estavec toi ? Je la trouve belle fille, voilà tout. En voilàencore une question !

Il reprit :

– Ah ! je vais te dire ; c’estparce que si quelquefois tu avais envie de coucher avec, il nefaudrait pas te gêner.

Je le regardai, à mon tour.

– Ah çà ! lui dis-je, qu’est-ce quite prend ? Est-ce que je te parle de ça, moi ? Je te disque je trouve Angèle une belle fille, tu me réponds :« Il ne faut pas te gêner ! » Elle est bienbonne ! Comme s’il ne me suffisait pas qu’elle soit la femmed’un camarade pour que je n’aie jamais pensé à voir en elle autrechose qu’une camarade !

– Mon cher, fit alors Laurianne, je teconnais depuis assez longtemps, n’est-ce pas, pour savoir à quij’ai affaire ; ce n’est donc pas de ça qu’il s’agit. Je n’ensuis pas moins pour ce que je te disais : ne te gêne pas si lecœur t’en dit. D’abord, Angèle, en voilà assez comme ça ; sixmois de liaison, merci bien ! je n’ai pas beaucoup l’habitudede m’éterniser dans le collage ; et puis enfin si tu as peurde me fâcher, mon vieux, tu peux être tranquille : celle-làqui me fera brouiller avec un ami de dix ans n’est pas encore prèsd’être fondue.

Je répondis à Laurianne qu’il me faisait sueravec ses bravades, qu’il avait été découpé sur le même patron queles autres et que si je lui jouais le tour de le prendre au mot, ilme le reprocherait toute sa vie, en quoi, du reste, il n’aurait pastout à fait tort. Mais là-dessus il s’emballa, monta comme unesoupe au lait et se mit à jeter les hauts cris en me demandant sije le prenais pour un idiot.

– Je ne te prends pas pour un idiot, luiexpliquai-je ; je te dis ce que je sais très bien et toiaussi, c’est que tu parles depuis une heure pour le plaisir deparler. La femme d’un ami est une chose sacrée : on laregarde, mais on n’y touche pas ; c’est une question dedélicatesse élémentaire et un principe dont tu ne sortiras pas.

– Ça dépend des manières de voir, fitLaurianne d’un air dégagé.

– Eh ! dis-je, que viens-tu mechanter là ! Il n’y a pas là-dessus trente-six manières devoir ; la femme d’un ami est sa chose, son bien, comme samontre ou son porte-monnaie, et je ne vois pas qu’il y ait moins demalhonnêteté à lui dérober l’un que l’autre. Pour mon compte, sijamais je pinçais un ami, fût-ce le plus ancien et le meilleur, àme tromper avec ma maîtresse, je lui casserais les reins sansl’ombre d’un scrupule, persuadé d’ailleurs que toi-même…

Mais il m’interrompit :

– Alors, tout de bon, tu te figures queje pourrais hésiter un moment entre un vieux camarade d’enfancecomme voilà toi, et Angèle, que j’ai ramassée je ne sais plus où etqui n’est jamais qu’une grue, pour en finir ?

– Ne parle donc pas comme ça, luidis-je ; Angèle est une brave et une excellente fille, quis’est toujours bien conduite avec toi et qui a plus à se plaindrede toi que tu n’as à te plaindre d’elle. Ce que tu viens de direest une lâcheté.

Il comprit qu’il avait lâché un mot de trop,car il rougit légèrement.

– Enfin, conclut-il, c’est biensimple : si tu tiens le moins du monde à Angèle,prends-la ; laisse-la si tu n’en veux pas, mais sois sûr queje me fiche de l’un comme de l’autre. Je t’avertis que dimancheprochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèlesera seule. À bon entendeur, salut ! Tu feras ce que tuvoudras.

Et là-dessus, nous nous séparâmes.

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