Les Linottes

III

Ceci se passait un jeudi.

Le dimanche, – ce fut comme un fait exprès, –je m’éveillai plus tôt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’idéed’Angèle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vérité :Laurianne, en me demandant « si elle me plaisait », nem’avait pas posé une question si bête ; elle me plaisaitcertainement, elle me plaisait même beaucoup. Vous comprenez, on abeau ne plus être un gamin et avoir passé l’âge où l’on tombe enextase devant les figures de cire des devantures de perruquiers,vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pasmoins, comme dit le poète, le cochon qui nous dort dans l’âme etauquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais riende dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vousfiche dedans, avant même qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’esttout justement ce qui m’était arrivé avec la femme deLaurianne : à force de lui lancer des calottes pour rire et dela bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, paren devenir amoureux, mais tout au moins par la désirerviolemment.

Naturellement j’avais gardé cela pourmoi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vécu dansun état d’hésitation et de perplexité extrême, tellement cetimbécile m’avait bouleversé les idées avec ses airs d’indifférence.C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations desatiété et de désintéressement, tout cela avait été dit avec unetelle apparence de sincérité que, ma foi, je m’y étais presquelaissé prendre.

Je restai donc une grande demi-heure à meretourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allaisfaire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase deLaurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passela journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule »,également partagé entre le désir de la femme et le désir non moinsardent de m’épargner une action dont, malgré tous mes raisonnementset mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, jesentais bien que je me repentirais plus tard.

Toujours la vieille histoire d’Hercule entrela vertu et la volupté.

Et, en somme, le cas était embarrassant :car, d’une part, si j’ai été créé avec la répugnance innée despetites saletés de l’espèce en question, d’autre part j’ai toujourspensé que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde qued’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eûtpu avoir.

Pour en finir, je me décidai brusquement. Jesautai à bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et jefilai d’une seule traite à Montmartre, priant le bon Dieu pour queLaurianne y fût et le diable pour qu’il n’y fût pas.

Ce fut le diable qui m’écouta.

Angèle vint m’ouvrir.

– Tiens, c’est toi !

(Parce qu’il faut vous dire que nous noustutoyions.)

– Oui, dis-je tranquillement, c’estmoi ; comme je passais dans le quartier, je suis monté vousdire bonjour.

– Tu es bien aimable, reprit-elle ;seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allé à la campagneet il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout demême.

J’entrai.

Elle était encore en tout matin, n’ayant surelle qu’une méchante camisole et un jupon qui, à chaque pas qu’ellefaisait, lui dessinait les jambes à travers la chemise. Moi,naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’airdésappointé du monsieur qui a raté une rencontre. Du reste, ilm’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas compté : unembarras d’écolier de septième, que je ne m’étais jusqu’alors connudevant aucune femme et qui me prenait tout à coup devant cettebonne fille réjouie avec laquelle, depuis près de six mois, jem’étais si peu gêné de jouer avec des délicatesses deporc-épic.

Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour unrien je fusse rentré me coucher. Heureusement, l’idée que ma visitesuivie d’un retrait précipité serait rapportée à Laurianne lelendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cetimbécile, me rendit toute mon énergie.

Brusquant les choses, je demandai à Angèle oùelle comptait déjeuner.

– Ma foi, fit-elle, je n’en saisrien.

– Eh bien, habille-toi, lui dis-je ;je te paye à déjeuner au moulin de Sannois.

Elle sauta de joie ; je vis le moment oùelle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparutcomme un coup de vent.

Pendant un quart d’heure, vingt minutes, jel’entendis chanter en s’habillant, de l’autre côté de la cloison,et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensé, que la pauvrefille, avec Laurianne, n’avait guère de distractions. Bref, à midi,nous étions à table, et à deux heures la jeune Angèle, que j’avaisconfortablement grisée, bavardait comme une petite pie, en riant detout sans savoir pourquoi.

Je jugeai donc le moment venu de proposer uneexcursion.

Elle accepta immédiatement, se leva de table,et, devenue soudain sérieuse, vint remettre son chapeau devant laglace, après quoi elle prit mon bras.

Je connaissais aux environs un coin de forêtfait à plaisir pour les mystérieuses promenades des amoureux. Jel’y entraînai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyaitrien, marchait toujours, sans défiance ; incapable,d’ailleurs, de réunir deux idées de suite. Ce ne fut que quand ellevit autour d’elle l’ombre épaisse de la forêt qu’elle parut enfinse reconnaître.

Elle eut un mouvement de recul :

– Où donc nous mènes-tu ?demanda-t-elle.

Je la regardai.

Elle comprit.

– Oh ! dit-elle, non, non ; jene veux pas, allons-nous-en !

Elle voulut fuir, mais je la renversai sur monbras.

– Voyons, lui dis-je, tu es une folle.Reste ici ! Qu’est-ce que ça te fait ?

Elle se débattit, jeta un cri – un cri quej’éteignis aussitôt. Elle était sans force, impuissante.

Ce fut une résistance d’une minute, au bout delaquelle mon Laurianne avait reçu la juste récompense de sonstupide entêtement.

J’appris alors d’Angèle elle-même qu’ellem’aimait depuis longtemps déjà, ce qui me surprit sans m’étonner,attendu que nous autres gens de presse nous avons toujours eul’honneur d’arriver dans la considération des femmes immédiatementaprès les cabotins.

Je vous prie de croire que la constatation dece fait est exempte de toute vanité.

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