Les Linottes

II

Depuis que la clémence céleste, sous la formed’une rencontre chez une connaissance commune, l’avait jeté auxbras de Marthe Hamiet (ceci remontait à un mois), Robert Cozalvivait comme en un rêve. Parvenu jusqu’à vingt-cinq ans sans avoireu d’autres amours que les maigres amours bohèmes à base de coupsde caprice et de camaraderies complaisantes, il était de ces êtrestout jets auxquels rien ne saurait apparaître qu’avec legrossissement outré et fugitif d’une projection lumineuse.

La tombée, dans son existence, d’une maîtressequi en était une réellement, ayant à ses yeux adultes le charmeineffable de l’aînesse et le prestige de la femme mariée, avaitdéterminé chez lui une floraison de sentimentalité spontanée dontrien, jusqu’alors, n’eût fait soupçonner le germe.

Elle !… Tout, pour lui, se résumait là,maintenant. Volontiers il eût déjeuné de ses sourires, dîné duparfum de ses gants, de ses cheveux ou de sa voilette. Il avait, àla contempler, des regards où riaient les puériles convoitises d’unbébé qui reçoit ses étrennes ; à l’effleurer, des mainscraintives d’antiquaire pour le bibelot précieux et rare dont laperte serait un deuil irréparable. Et ses câlineries cent foisdouces, ses grâces délicates et mignardes, qu’autorisaient son aird’extrême jeunesse et sa joliesse distinguée, ses façons de s’allernicher entre les bras et de feindre des sommeils ravis parmi lanappe d’encre des cheveux répandus, faisaient de lui un amantexquis, flattaient en Marthe ce fond de tendresse maternelle quicomplique et qui purifie l’ardeur passionnée des femmes déjàmûres.

Il la trompait d’ailleurs autant de fois quel’occasion s’en présentait, mais régulièrement le mardi, avec uneapprentie blanchisseuse du quartier, apportant à l’accomplissementde ce devoir la ponctualité zélée d’un employé avide d’avoir del’avancement. Il avait, en effet, cette petite faiblesse de nepouvoir rencontrer un jupon sans éprouver, à l’instant même,l’envie de le soulever pour voir ce qu’il y avait dessous. C’étaitun être délicieux, qui tenait que les femmes sont des fleurs, etqui, s’il avait pour la rose une préférence non douteuse, neméprisait pourtant ni l’humble violette, ni l’œillet odoriférant,ni la pervenche comparable aux sombres yeux des petits chats, nil’anthémis, qui porte collerette comme Catherine de Médicis. Demême, il aimait fort le lys, à cause de sa forme élancée ; lecoquelicot, à cause de sa forme épanouie ; le lilas mauve, àcause de sa couleur mauve, et le lilas blanc, à cause de sa couleurblanche. Sans doute, à la réflexion, il ne pensait pas qu’il fîtbien de tromper ainsi son amie, mais non pas non plus qu’il fîtmal, car le cœur n’y était pour rien, et il considérait la chosecomme une façon de platonisme à rebours, qui laissait en paix sesscrupules. Point jaloux, il eût été pleinement heureux. Le malheurest qu’il l’était, justement, et au delà de toute expression, d’unejalousie de vieux tyran, qui lui portait le sang aux yeux pour uneniaiserie. Il avait pour les autres l’intolérance hargneuse desgens qui ont la conscience large pour eux-mêmes, et si ses proprestrahisons lui semblaient d’anodins flirtages, en revanche iltraquait de criminels mystères en toute heure de la vie de Marthe,dont celle-ci n’eût pu établir l’emploi aussitôt que questionnée.Le spectre du mari – un mari de fantaisie, toujours par monts etpar vaux, et que l’installation d’une entreprise gigantesquepromenait depuis deux mois à travers la province – mettait unebande d’orage à l’horizon de son ciel.

Or, comme il poussait la barrière qui fermaitson petit jardin, son étonnement fut extrême de voir Marthe quil’attendait.

Marthe ?

On était mardi, pourtant.

Tout de suite il flaira une tuile. Marthe, deson côté, s’était levée, et ils marchèrent l’un à l’autre.

– Comment, c’est toi ?

Marthe répondit :

– Oui, mon chat, et avec une mauvaisenouvelle. Frédéric arrive aujourd’hui.

Ceci l’abasourdit au point qu’il en demeurapétrifié.

– Qui ça, donc ? Qui ça,Frédéric ?

Il comprit, enfin.

Le mari !…

– Oh ! fit-il.

C’est tout ce qu’il trouva. Le bleu du ciel,le vert des feuilles, la pourpre d’un cordon de géraniums quiflambaient ardents au soleil, dansaient devant ses yeux hagards.Marthe gardait un demi-sourire embarrassé. Elle risquait :« Voyons, calme-toi », quand il lui ferma la bouchedurement, d’un seul mot :

– Assez !

Et elle n’insista pas, ayant prévu cedénouement, la crise de rage aveugle et folle qui suivrait lapremière stupeur.

Toujours il fallait qu’elle payât la casse, siune anicroche survenait ; la responsabilité de l’imprévurentrait dans ses attributions. Il était avec elle d’un despotismeoutré d’enfant gâté et volontaire : elle le savait et le luipardonnait comme elle lui eût tout pardonné, car elle leconnaissait sans l’ombre de méchanceté, et, pourvu seulement qu’ill’aimât, elle le tenait quitte du reste.

– Arrive ! Nous avons à causer, fitRobert après un silence.

– Je te suis, dit Marthe doucement.

Des deux pièces dont se composait l’habitationde Robert Cozal et qui se montraient l’une à l’autre, par lesoulèvement d’une draperie, les treilles d’un même papier rustique,l’une servait de chambre à coucher, l’autre de cabinet detravail.

C’est en celle-ci que les deux amantspénétrèrent, Marthe la première, puis Cozal qui ramena violemmentla porte et donna deux tours de clé.

– Tu ne vas pas m’assassiner, aumoins ? fit, en affectant de plaisanter, Marthe qui l’avaitregardé faire.

Tragique, il répondit :

– Peut-être !…

Mais comme par quelque point, toujours,perçait le non sérieux de ses exaltations, il songea soudain que sacasquette jetait dans le paysage une note fâcheuse, qu’elle juraitavec la gravité des circonstances. Il eut la vision d’Othellodemandant : « Avez-vous prié Dieu,Desdémone ? » avec un chou-fleur sous le bras. Ilempoigna la coiffure à pleine main, la lança sur le couronnementd’une bibliothèque XVIe siècle, dont les battantsentr’ouverts laissaient voir une armée dépenaillée d’in-18.

Ceci fait :

– Misérable ! prononça-t-il enmarchant les poings clos sur Marthe.

Elle demanda :

– Pourquoi me parles-tu ainsi ? Tusais bien que je n’ai rien fait. Est-ce ma faute si mon marirevient ?

Il répondit :

– Oui, c’est ta faute !

C’était tellement exorbitant qu’elle ne put sedéfendre d’un haussement d’épaules.

– Tu l’as assez souhaité, ceretour ! poursuivit Robert Cozal lâché toutes voiles dehorsdans les mauvaises défaites, en homme que mettent hors de lui lespetites vexations de la vie, et qui n’hésite pas, faute de mieux, àdemander des consolations aux douceurs âpres de l’injustice.

– Ce n’est pas vrai, dit Marthedoucement.

– Ce n’est pas vrai ?…

– Non, ce n’est pas vrai. Il faut que tuaies perdu la tête pour me poser une telle question. Moi ?Moi ? J’aurais souhaité ce retour ? alors que, le sentantobligé, imminent, voilà quinze jours que je ne vis plus ?

– Tu mens ! cria Cozal.

Elle sourit.

– Je mens !…

– Oui, tu mens ! affirma de nouveaule jeune homme, qu’énervait, sans qu’il sût pourquoi, l’extrêmedouceur résignée de sa maîtresse. Tu mens aujourd’hui comme tu asmenti hier, comme tu as menti toute la vie ! Car elle est làtout entière ta vie : mentir et mentir encore ! Crois-tuque je ne te connaisse pas et que je me méprenne à tes airsd’ingénue ?

Elle tenta de placer un mot ; il le luicloua sur les lèvres :

– Tais-toi ! Le son seul de ta voixsuffit à m’exaspérer.

– Très bien.

Elle se tut.

Il dit :

– Ne me regarde pas ainsi !… jet’étranglerais !

Elle baissa les yeux.

– Prends garde ! fit Cozal. N’aiepas l’air de te fiche de moi.

Du coup elle eut un geste las ; elle fitun pas vers la porte.

Lui, bondit :

– Ah ! ne bouge pas !… Je tedéfends de faire un mouvement.

Et, d’une voix qui sonna au creux des vieillesfaïences constellant le fond tendre du papier :

– Je sais parfaitement ce que tucherches. Tu voudrais filer à l’anglaise, ce qui couperait court àtoute explication. Trop commode !… J’en veux une, moi,d’explication !

– N’ayant eu d’autre tort que celui det’aimer avec une tendresse aveugle, je n’ai aucune explication à tefournir, répondit alors Marthe Hamiet. Tu es extraordinaire aussi,et tu me ferais sortir de mes gonds.

– Marthe !

– Oh ! tu peux faire les gros yeux.Tu t’abuses, si tu crois me faire peur. Je n’ai peur que d’unechose, c’est de reconnaître en toi l’égoïste et le mauvais cœur quedepuis quelque temps je te soupçonne d’être.

– Moi un égoïste ? fit Cozal.

– C’est fort possible, dit MartheHamiet.

– Moi un mauvais cœur ?

– Je le crois.

Ils se regardèrent dans les yeux, et tout àcoup Marthe jeta un cri l’ayant vu qui fondait sur elle.

– Mon Dieu !…

Les mains de Robert Cozal venaient des’abattre sur ses épaules, d’un choc tel qu’il la renversa. Sesgenoux plièrent ; elle tomba toute assise en les mollessesd’un sopha qui se trouvait là fort à propos pour la recevoir, etelle y demeura sans voix, ahurie de se sentir vivante, muette de lapeur qu’elle avait eue, et trempée des larmes du jeune homme quilui pleurait dessus comme un veau sanglotant :

– Tu as raison. Je suis le plusméprisable des hommes.

 

Ce jeune premier, à vrai dire, manquaitparfois de suite dans les idées. Il voyait volontiers la vie commeen un de ces stéréoscopes automatiques, où, sous l’action d’unmouvement d’horlogerie ingénieusement combiné, se déroulent desvues diverses : Venise la Rouge, la Mer de glace,l’Heureuse famille d’après Greuze, et le portrait deLéopold, qui régna sur le peuple belge. En sorte qu’à la mêmeminute où, les yeux à l’appareil, il regardait avec horreur uneMarthe perfide et traîtresse en train de se gorger d’impostures, lamécanique avait joué, abattant sur la première Marthe une Marthedeuxième manière, qui ressemblait à sa devancière à peu près commele roi des Belges ressemblait à la Mer de glace ; une Martheaux puretés immaculées, aux patiences inaltérables, aux douxsourires de grande sœur ; enfin une façon de sainte Marthe, àlaquelle manquait seulement une auréole derrière la tête pour êtreune sainte très dans le train. Bien entendu, son cœur sensible enavait eu un saut de cabri ; et, instantanément, avait monté enlui tout un flot de sentiments louables. Que dis-je, unflot ?… Un mascaret ! Oui, un mascaret aux eaux lourdes,charriant trente-six choses à la fois : la reconnaissanced’avoir été aimé, l’horreur d’avoir été injuste : la crisepassionnée et complexe d’un converti qui baise l’image du Sauveuraprès l’avoir foulée aux pieds.

– Marthe ! mon chien, mon chat, montrésor, ai-je bien pu te parler ainsi ?… Jamais tu ne me lepardonneras ?

L’aperçu grossièrement exagéré de ses tortslui montrait, grossièrement outrées, les rancœurs de sa maîtresse.Celle-ci, cependant, bouleversée : « Mais quel enfant,répétait-elle. Mais ne voilà t’y pas un bébé ? A-t-on idée depleurer comme ça !… Bien sûr oui, je te pardonne, grosbête ! », il demeurait inconsolable, avec de furieuxhochements de tête qui persistaient à dire :« Non ! » et niaient le pardon des injures, malgréla loi et les prophètes. Un moment vint où Marthe Hamiet dut luiconseiller doucement :

– Mouche ton nez, mon petit Robert.

Il voulut bien moucher son nez, n’étant entêtéque dans le remords ; mais, cette opération accomplie, il eutle soupir pesant et grave du bœuf qu’a atteint le coup demasse.

– Oh !…

C’était la jalousie, la fâcheuse jalousie, quisournoisement venait jeter de l’huile sur le feu et mettre songrain de sel dans la conversation.

– Toi à un autre, s’exclama-t-il. Tuseras à un autre, ce soir !…

– Mais non ! répondit pour la formeMarthe, très embarrassée.

Il lui cria : « Ne dis pasnon ! », et de cet instant, sa douleur ne connut plus debornes.

Il avait pris entre ses mains le visage jeuneet doux de Marthe qui s’était accroupie entre ses genoux écartés,déjà toute en larmes, elle aussi. Avide de les voir et de lesrevoir, il contemplait ces yeux couleur de beau temps qui tant defois lui avaient souri, ces lèvres qui tant de fois avaient baiséles siennes et que bientôt baiserait, hélas, une autrebouche ! À travers son chagrin trop gros, son amour luiapparaissait agrandi jusqu’à l’excessif. Et il parla, il parlalonguement. En des mots qui auraient voulu être des caresses, – deces mots que vont chercher on ne sait où les amoureux exaltés, quigrisent les femmes comme des alcools et qu’elles boivent les yeuxfermés, – il dit à Marthe, folle de l’entendre, combien elle luiétait chère et combien il était à plaindre ! Il évoqua lespectre des beaux jours enfuis, il rappela à quel point elle luiavait été bonne, s’accusa de l’en avoir récompensée par la plusnoire ingratitude et s’en flétrit avec la dernière énergie :ceci sans que ni elle ni lui sussent au juste à propos de quoi.Chaque fois qu’un attendrissement lui revenait à la mémoire, leslarmes lui revenaient aux cils en gouttelettes pressées et clairesque la jeune femme aux cent coups séchait sur ses jouesbarbouillées.

À la fin, il déclara n’avoir aimé qu’Elleseule au monde.

– Que toi !… Tu entends bien ?Que toi !… Tu auras été toute ma joie, toute ma pensée, toutemon âme, et ma vie restera à jamais parfumée d’avoir été mêlée à latienne un instant !

Douces et absurdes paroles !… Sur labouche tendue de Marthe Hamiet – fleur de chaque jour, semblable,maintenant, au cœur saignant d’un petit oiseau – il en posa, commedes baisers, les lentes syllabes murmurées à peine ; tant etsi bien qu’il allait peut-être mourir pour avoir trop donné de soi,quand se décrocha de nouveau l’ingénieux mouvement d’horlogeriecontenu aux flancs du stéréoscope.

Alors la farce fut jouée. Comme ditl’autre : les carottes furent cuites. Sainte Marthe fit laculbute, et, à sa place, ce fut une petite silhouette rousse, quise tordait de rire, les jupes en l’air, au bord d’un lit, cependantque pour la punir de lui avoir tiré la langue, un jeune homme quiressemblait à Cozal comme un frère lui chatouillait la plante despieds. Un vaste panier de blanchisseuse empli de lingesoigneusement plié parfaisait ce tableau symbolique.

À cette vue :

– Eh ! mais c’est juste, se ditl’amant de Marthe Hamiet. C’est le jour d’Anita, au fait.

Il renifla, ravala un sanglot, essuya ses yeuxà sa manche.

– Allons, soyons homme, dit-il. Il fautnous quitter, ma chérie.

– Tu me renvoies ? demanda, en serelevant, Marthe que ne laissait pas de surprendre ce passage sanstransition du déluge à l’accalmie.

– Je ne te renvoie pas, tu le sais bien,répondit Robert Cozal. Seulement, voilà : j’ai à faire. Ilfaut que je sois à midi rue… Laffitte.

Tout aussi bien eût-il pu dire :« Carrefour de l’Observatoire » ou « Boulevard de laContrescarpe » ; ça ne lui eût pas coûté plus cher.Prudent toutefois, en ingénu roué qu’il était, il coupa court à uneinterrogation possible ; lui-même, il questionna :

– Donc, comme ça, c’est fini ?Jamais plus nous ne nous reverrons ?

Marthe se récria :

– Pourquoi donc ?

– Dame !…

Elle reprit :

– Nous nous verrons comme avant !…un peu moins à jours fixes, peut-être ; voilà tout.

– Bien vrai ?

– Bien vrai.

– Tu le jures ?

– Je le jure. Aurais-je jamais une heurede liberté, qu’elle ne soit pour toi, mon chéri.

Cozal, plein de gratitude, lui cria qu’elleétait un chou.

– Mon roi, fit-elle.

– Mon cœur, dit-il.

À travers les pleurs mal séchés qui leurmouillaient encore les cils, les deux amoureux se sourirent. Leursbouches, une fois de plus, s’enlacèrent, attardées sur l’ivresse dela caresse dernière ; puis, spontanément, se désunirent, afind’arrêter, en commun, des initiales pour la poste restante. RobertCozal prit celles de Marthe, qui prit celles de Robert Cozal :M. H. pour lui, R. C. pour elle, et, pour tous les deux,31 !… – quantième fatal de cette journée de deuil. Ils prirentl’engagement mutuel de s’écrire tous les matins, se répétèrent queleurs deux existences étaient nécessaires l’une à l’autre,arrachèrent de nouvelles larmes à des sources qu’ils auraient eu ledroit de croire taries.

Enfin, Marthe Hamiet partit.

Par la croisée de sa maisonnette, dont ilsoulevait le rideau, Cozal la regarda se hâter le long d’une haiede glaïeuls, qui avaient l’air de s’être mis là tout exprès pour lavoir passer. Elle atteignit la barrière, qu’elle tourna. Mais il nela perdit point tout entière, car pendant un instant encore,au-dessus des sureaux-nains enchevêtrés de volubilis, de capucineset de pois de senteur, qui enfermaient son petit jardin,l’isolaient de l’allée commune de la villa Bon-Abri, il vitglisser, ainsi que des fleurs animées, les bleuets et lescoquelicots du chapeau de celle qu’il aimait.

Il était temps qu’il fût seul.

Cinq minutes à peine s’étaient écoulées depuisle départ de Marthe Hamiet que, de nouveau, s’ouvrit la porte dupavillon, laissant voir, sur un fond de verdure, la blanchecamisole, le jupon rapiécé et les savates à images d’Anita lablanchisseuse.

Sans même se donner le temps de déposer sonpanier :

– Quien ! C’est donc q’vous avezpleuré ? fit cette enfant couverte de taches de rousseur etdont les cheveux, parfaitement splendides mais huilés comme desessieux, présentaient l’acajou verni des châtaignes au mois deseptembre.

Cozal se dit :

– J’ai été bête. J’aurais dû me bassinerles paupières à l’eau fraîche.

Il ne s’attarda cependant pas en d’inutilesdénégations.

Pris la main dans le sac, il avoua :

– J’ai pleuré, c’est vrai.

Elle reprit :

– En voilà une affaire !… Pourquoique vous avez pleuré ? C’est-y qu’on vous a fait quéquechose ?

– Euh… répondit-il, oui et non.C’est-à-dire que… Enfin voilà : depuis une heure je cherche macasquette, je ne peux pas me rappeler où je l’ai mise.

Cette explication insensée déchaîna chezAnita, d’abord changée en statue de sel, des transportsd’allégresse, qu’il partagea, d’ailleurs. Seulement, comme ils’était levé, et que, pressé de changer la conversation, ilcommençait, tout en rigolant, à venir lui rôder près des jupes,elle se rembrunit soudain.

Car le programme ne variait jamais avec elle,personne pauvre mais honnête, qui, pas une fois, ne s’étaitrésignée au sacrifice de sa vertu sans l’avoir défendue chèrementpendant au moins cinq minutes. C’était d’abord l’étonnement, l’œileffaré d’une niaise qui ne sait pas ce qu’on lui veut ; venaitensuite l’indignation, mère des exclamations bruyantes et desmenaces coutumières aux petites blanchisseuses de « le dire àMadame en rentrant ». Le tout s’achevait au bord du lit, bienentendu, mais non point sans qu’elle appréciât, la têterégulièrement secouée du même hochement mélancolique :

– Eh ben vrai, alors ; c’est dupropre !

Nous devons d’ailleurs déclarer, pour l’excusede cette pécheresse, qu’on l’eût menée à l’assassinat sans l’ombred’une hésitation, rien qu’en la menaçant à demi-mots d’unechatouille sous la plante des pieds. Le respect de cette partie deson être, extraordinairement délicate, il faut croire, avait finipar devenir chez elle une manière de hantise : au point qu’ilsuffisait à Robert Cozal, lorsqu’elle avait jugé à propos de fairesa poire et de rechigner sur la bagatelle, de prononcergravement : « La plante !… » en élevant vers leciel l’index du justicier, pour qu’elle jetât les cris aigus d’unmarmot braillard et poltron devant lequel on a évoqué l’ombrefarouche de Croquemitaine. Il le savait et ne laissait pas qued’exploiter cette infirmité morale, avec quelque indiscrétion.

Aussi n’eût-il garde d’y faillir, ce fataltrente et un août, cet exécré trente et un août qui l’atteignait sicruellement au plus sensible de ses affections. Feignant avoir vul’apprentie lui faire sournoisement « j’t’enratisse » :

– Ah ! tu m’en ratisses ?cria-t-il. Ah ! tu manques à la déférence ?… Laplante ! ! ! la plante ! ! ! laplante ! ! !

L’autre, en entendant parler de plante, lâchason panier et se trotta, affolée à l’idée de ces doigts quimenaçaient de venir lui grignoter les pieds comme une bande depetites souris. Le jeune homme lui donna la chasse, la rejoignit enun angle de la chambre, où elle s’affala bruyamment, massegrouillante, hurlante, bafouillante, qui battait l’air de sesjambes et de ses bras, protestait de son innocence et s’insurgeaitcontre l’iniquité du châtiment qui l’attendait. Cozal, lui, jouaitl’inexorable.

– Point de pitié pour les insolentes quifont « Je t’en ratisse » aux personnes, répétait-il.D’ailleurs, il n’y a plus rien à faire ; le tribunal aprononcé la peine.

Enfin, pourtant, il désarma.

Érigé en Cour suprême, il rendit un nouvelarrêt confirmant, quant au fond, le jugement du tribunal depremière instance, mais ajoutant qu’eu égard aux antécédents de lacoupable et aux remords dont elle témoignait, il y avait lieu delui appliquer le bénéfice de la loi Bérenger. Ensuite de quoi, cemagistrat, dépourvu de toute vergogne, réclama le prix de saclémence.

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