Les Linottes

I

Le trente et un du mois d’août, vers les neufheures du matin, Robert Cozal regagna ses pénates, s’étant levéavec les coqs.

Il était chaussé d’espadrilles, coiffé d’unecasquette de vacher, et il revenait de la rue des Saules où ilétait allé boire du vin blanc et manger un bout de saucisson à laporte d’un mastroquet, en regardant les lentes fumées des cheminsde fer flotter dans l’air bleu des lointains.

Il en usait ainsi chaque matin, à moins que letemps s’y opposât. Le lundi seulement, et le jeudi, jours oùMme Hamiet, sa maîtresse, le venait voir, ilmodifiait son ordinaire et déjeunait de fromage blanc, crainte detroubler d’un relent d’ail l’extase des intimités.

Très nomade et capricieux, aimant la nouveautéjusqu’à changer trois fois par mois son lit de place, histoire degoûter au réveil l’exquise impression de la surprise, il n’étaitguère un coin de Paris où cet aimable garçon n’eût planté uninstant sa tente. À la fin il avait fait comme tout le monde, ilavait échoué à Montmartre, et, depuis le printemps, il filaitd’heureux jours sous les ombrages de la villa Bon-Abri : unedouble forêt d’acacias et de hêtres dégringolant à pic, aux flancsd’une commune allée, la pente nord de la Butte.

Et le fait est que c’était délicieux, ce coinde banlieue prématurée poussé là sans que l’on sût comment, seméd’habitations coquettes, de haies frêles où les liserons couraienten clochettes légères, et que les dimanches de beau tempsemplissaient d’un tapage de bombances champêtres. Il y en avaitpour tous les goûts et aussi pour toutes les bourses, depuis lemanoir à tourelles dont les étroites meurtrières éclairent leswater-closets, jusqu’à l’humble cahute de planches, coiffée d’unzinc à rails que roue de coups la pluie.

De bourse et de goûts également modestes,Robert Cozal avait pris le juste milieu : il payait douzecents francs par an le droit d’exécuter d’agréables variations surle thème célèbre de Jean-Jacques, « une maisonnette blancheavec des contrevents verts », vraie maison de Socrate pourl’exiguïté, si basse qu’une couple de platanes se rejoignaientpar-dessus son toit, s’y enlaçaient en rameaux fraternels.

Là, il goûtait les grandes douceurs de paixqu’avait toujours convoitées sa paresse, restant parfois des heuresentières le dos dans les herbes de sa pelouse, à regarder planerd’immobiles cerfs-volants qu’enlevaient des gamins rue Lamarck. Àmidi, il passait son veston d’alpaga, se coiffait de sa casquetteet partait déjeuner au petit bonheur de ses pas : au« Lapin Agile », par exemple, ou sous les phtisiquestonnelles du « Site Enchanteur », une façon d’auberge degrand chemin échappée à un décor de mélodrame et que, seul, unmiracle semblait empêcher de glisser comme un wagonnet de montagnerusse, sur la dégringolade de la rue du Mont-Cenis. Quelque tempsil avait, ainsi, promené de bouchon en bouchon son hésitanteclientèle, mais un matin qu’il était venu tirer de l’eau au puitsbanal de la villa Bon-Abri, il avait fait la connaissance dumusicien Stéphen Hour, son voisin, en lui inondant les souliers dutrop plein de ses arrosoirs, et depuis lors, devenus grands amis,les deux hommes dînaient ensemble dans une gargote de la rueSaint-Rustique dont l’ahurissante enseigne

OLIVIER

ET

PIEDS DE MOUTONS

avait le pouvoir de jeter Cozal à des abîmesde rêverie.

Ils mangeaient en plein air, à la fraîcheurd’un chèvrefeuille qu’allumait de verts éclatants une lampe poséeentre eux, s’attardaient ensuite à causer, devant les lits de sucrefondu restés au fond de leurs tasses, d’un projet decollaboration : un opéra-comique Louis XV, appelé MadameBrimborion, que Cozal achevait tout doucement, en s’amusant,pour occuper ses loisirs. Hour, du reste, pour qui la vie avait eula dent un peu dure et qui ne dérageait pas contre elle, avait, entout et pour tout, deux sujets de conversation, – deux ! – samusique et sa maîtresse. Sorti de là, il bourrait sa pipe etlaissait dire, désintéressé, retranché, si on venait à lequestionner, derrière le vague geste ignorant du monsieur qui s’enbat l’orbite.

Sa musique !…

À la vérité, deux mornes chutes résumaient sacarrière :

1° À l’Opéra, Servage ! épopéetragique, intentionnellement traitée en opérette, Hour ayant tenu àprouver qu’il savait être homme de verve le jour où ça luiconvenait ;

2° Aux Folies-Dramatiques, La Mainchaude, opérette bouffe débordante d’âpre érudition etd’insipide solennité, Hour ayant voulu, cette fois, établir qu’ilavait plus d’une corde à son arc, et que, s’il excellait à semontrer badin lorsqu’il convenait qu’il fût grave, en revanche ilétait sans égal pour triompher, quand il fallait être plaisant,dans le bel art d’être sévère.

Avec ce joli système, où se synthétisait toutentière la vanité intransigeante et insociable du personnage, il enétait venu, lui, prix de Rome de 1895, à bricoler pour l’éditeurBarbaillé, qui les lui payait vingt francs pièce, des réductionsenfantines d’œuvres célèbres tombées dans le domaine public, et àbattre, le reste du temps, le pavé de la capitale, pour trouver desleçons de piano – qu’il trouvait et ne gardait jamais plus de huitjours, tant il apportait de promptitude à dégoûter les gens lesmieux intentionnés.

Les quelques louis ainsi glanés de droite etde gauche, joints aux quelques pièces de cent sous qu’il touchait àl’agence des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (il était l’auteurd’une romance célèbre : Cueillons les Roses), et auxpetits revenus qu’il avait hérités de sa mère, lui constituaientune maigre aisance, dont l’allégeait, avec une incontestabledextérité, la jeune Hélène, aimable voyou juponné de 17 à 18 ans,qu’il avait mise dans ses meubles et qu’il idolâtrait et rouait decoups tout ensemble.

Rue de Lorient, une venelle en coude qu’écrasela crête de la Butte sous l’ombre allongée de ses moulins, il luiavait loué et meublé un petit rez-de-chaussée de trois pièces oùétaient venus coucher les uns après les autres tous les rigolos deMontmartre, sauf lui, qu’elle renvoyait impitoyablement à sa nichede la villa.

Car cette prodigue de soi-même, de qui nulpied n’avait en vain agacé le pied sous une table, se montrait aveclui d’une lésinerie inouïe, d’une ladrerie qui ne désarmait par-cipar-là qu’avec des soupirs assommés, et qui, après l’avoirlentement exaspéré, le jetait soudain à des accès de foliefurieuse.

– Saleté ! criait-il. Coquine !En voilà encore des façons ! Si je te dégoûte, faut ledire.

Mais elle, froidement :

– Faut le dire ?… Je le dis.

– Je te dégoûte ?

– Oui, tu me dégoûtes !

Alors Stéphen Hour, hors de lui :

– Sale bête ! hurlait-il, salebête !

Et là-dessus, c’était des batailles à enétourdir la maison, des pourchas extravagants autour des meublesculbutés, des scènes de pugilat en chambre, d’où ilssortaient : lui, comme d’une catastrophe à laquelle iln’aurait échappé que par miracle, éperdu, muet, les lèvresblêmes ; elle, comme de son lit, mon Dieu ! reposée, etsouriante, et calme, toute colorée de calottes et ravie d’avoirfait écumer le gros homme.

Pauvre gros homme !

Torturé de jalousie latente et de désirsinsatisfaits, deux fois trahi et deux fois malheureux dans les deuxseules passions qui meublassent sa vie, volontiers etindifféremment il s’en prenait à l’une de l’autre. À l’ingratitudede son art il reprochait les tristes consolations demandées à sessales amours ; à ses amours, les cruelles représailles de sonart bêtement négligé et galvaudé pour elles, et qui sevengeait.

Il passait la moitié de sa vie à faire leserment de lâcher la « coquine » et l’autre moitié à lerefaire ; de quoi se divertissait fort Robert Cozal, demeurétrès bébé malgré ses vingt-cinq ans, et qu’amusait au suprême degrél’éloquence pittoresque et pleine de laisser-aller de son ami.Celui-ci, par sa large face embroussaillée, le flamboiement sombrede ses yeux, le perpétuel grondement d’orage qui filtrait de seslèvres closes et l’entretenait au centre d’un essaim bourdonnant degrosses mouches, apparaissait à celui-là tel un sangliermonstrueux.

Ce même matin, trente et unième du moisd’août, Cozal devait être ébahi à découvrir en quelle bauge lesanglier vivait comme un cochon.

Il avait, la veille au soir, achevé le secondacte de Madame Brimborion, et, pressé de lui faire tenirla bonne nouvelle, il se décida à franchir, en dépit de l’heurematinale, le seuil de son collaborateur.

 

En pénétrant dans la villa Bon-Abri, lepremier cottage rencontré était celui de Stéphen Hour.

Il se composait d’une chose qui avait été unjardin, ainsi qu’en attestaient les buis empoussiérés surgis desherbes par instants et marquant l’emplacement de corbeillesdisparues, et d’un cube énorme de verdures qui était l’habitation.De la maison, en effet, plus rien, que l’enchevêtrement confus desvignes vierges qui en matelassaient la toiture, pour chasser de là,jusqu’au sol, en stalactites compactes, leurs jeunes poussestroussées et tendres. Robert Cozal, cherchant la porte, les dutécarter de ses deux bras ainsi qu’il eût fait de lourdsrideaux.

La clé, mise une fois pour toutes à laserrure, n’en avait oncques bougé depuis.

Il entra.

– Eh ?… Quoi ?… Qui valà ? fit une voix qui parut sortir d’un souterrain et qui, enréalité, était celle de Stéphen Hour, couché à même le plancher.Ah ! c’est vous ? Eh bien ! vrai, vous n’avez pas letrac d’être sur vos pattes à cette heure-ci. Le diable vousemporte, mon bon !

En même temps, par le bain d’ombre noyant lapièce, une pâleur imprécise et vivante s’agita : Hour, éveilléen sursaut, qui se soulevait sur ses paumes.

Interloqué :

– Je vous dérange… ; vous dormiezencore, fit Cozal.

Hour avait un langage à lui, dont les volontésde continence d’une exaspération perpétuelle mangeaient la moitiéau passage et dont suintait le reste, tant bien que mal, à traversla flambaison dense d’une moustache en chute d’eau.

Sa réponse fut un grognement de truie à qui ona donné du pied dans le groin.

– … on… eu… ou… ; heure qu’ilest ?… Pas midi, je parie !… erdant, être réveillé à desheures pareilles !… – Enfin !

Il ajouta :

– Tirez donc le rideau. On est comme dansune cave, ici. Cozal, ravi d’y voir clair, s’empressa, et ildemeura effaré, à se demander s’il rêvait.

À peine distingué dans l’affreux crépusculetombé là tout à coup des verdures du dehors, c’était sous ses yeuxle plus fou, le plus invraisemblable repaire de sous-fripier qu’aitjamais abrité la Maube en les enfoncements sinistres de sesimpasses.

Des loques ! Des chaussures moisies etencroûtées d’antiques boues !… Des chapeaux ravagés d’usure,et dont l’un, ô surprise ! un melon aux vastes bords, que sansdoute la main de son propriétaire avait impatiemment lancé à lavolée, flottait comme un navire à l’ancre en les eaux savonneuseset épaisses d’une cuvette !… Sur la tablette, fendue en deux,d’une cheminée qui était un cellier et dont la trappe démantibuléeouvrait un jour en angle aigu sur l’âtre hérissé de bouteillesvides, cette cuvette occupait la place de la pendule, laquelle,juchée sur la corniche d’un colossal bahut de chêne, projetait unrouleau de musique hors du trou béant de son cadran, parti lui-mêmeavec Jean, « voir s’ils viennent ». Des milliers de boutsd’allumettes saupoudraient de grésil le plancher, des mégots decigarettes crachés au hasard de la lèvre lépraient bizarrement lesmurs d’une invasion d’énormes cloportes immobiles, et Stéphen Hour,à demi émergé du pêle-mêle de ses couvertures entre un pot de nuità sa droite et un monticule de tabac à sa gauche, était une horreurde plus, parmi tant d’autres.

Il y avait mieux cependant.

La vraie surprise de ce claquedent, ce qui,d’une chose simplement extraordinaire, faisait une chosefantastique, c’était l’attendrissant piano qui servait aucompositeur à y parfaire ses chefs-d’œuvre.

Non, ce meuble !…

Ah ! les choses, vraiment ont desmélancolies à elles ; des tristesses qui leur sontpropres !

Avec son clavier comparable à la mâchoiresafranée d’une quakeresse octogénaire, le piano de Stéphen Hour eûtévoqué la vision du capitaine Castagnette, si, plutôt, il n’eûtfait songer à un pauvre âne écorché vif, par son ventre, son tristeventre défoncé en cerceau de cirque sur ses entrailles de laiton.De ses colonnettes de soutien, frêles spirales où s’accrochait lejour, l’une se calait, amputée à mi-jambe, au cul d’un seaurenversé, et les deux accroches de cuivre, d’où les appliquesavaient fui, qui flanquaient les zigzags baroques du pupitre,pointaient sur son avant, tels, sur une plate poitrine, les petits,tout petits tétons, d’une grande bringue de pensionnaire. Installéau sein de ce fumier, de biais et énigmatiquement à contre-jour, ils’y dressait avec l’hésitation inquiète d’un homme saoul échouéquelque part sans s’être au juste rendu compte par la faveur dequel miracle.

Or, chose inouïe ! à cette épinetteapocalyptique et de laquelle se battaient les cordes avec descoquilles de noix, des carcasses de boîtes d’allumettes et desfragments de papiers encore gras des reliefs de charcuterie qu’ilsavaient enveloppés naguère, Stéphen Hour arrachait des sons !…Quels sons !… N’importe, des sons ; des mélancoliesatténuées, lointaines, lointaines, lointaines, qui avaient laplaintive douceur des souvenirs d’enfance effacés à demi, et celaétait à la fois profondément triste et grotesque, parce qu’à lamusique douloureuse sanglotée aux flancs de l’instrument une autremusique se mêlait : la danse tremblotée de l’anse sur lesparois sonores du seau.

 

– Oui… un peu en désordre ici, ditnégligemment Stéphen Hour qui avait suivi de son regard le regardahuri de Cozal et qui ajouta ce mot superbe : – Je fais monménage moi-même. Excusez, hein !… Q’ça fait,d’ailleurs ?… Alors, vous avez à me parler ?

Cozal, nous le répétons, portait en soi devieux restes d’enfance qui lui remontaient parfois aux lèvres enfous rires de petit collégien.

Depuis un instant il se contenait, les dentsplantées à même une belle fusée joyeuse.

Il se mata.

Il répondit gravement.

– C’est sans importance, cher ami. J’aideux actes faits de notre machine ; j’étais venu vous enavertir, voilà tout.

Si cette révélation fut ou non agréable àcelui qu’elle intéressait, c’est ce que nous ne saurions précisersans une témérité grande. Constatons qu’il y répondit par une suited’onomatopées d’où jaillirent seulement ces deux vérités : àsavoir qu’il était un grand méconnu et que les directeurs dethéâtre étaient tous d’immondes idiots.

– Ah ! les cochons !… Ah !les brutes !…

L’orgueil démesuré et fou de Stéphen Hour,sans précédent dans le passé et sans équivalent possible dansl’avenir, atteignait à de telles invraisemblances que ça endevenait touchant. À le voir se plonger jusqu’aux cheveux en unepleine mer d’extravagante vanité, s’y ébattre, y faire le gentil etle gracieux et déclarer tranquillement que jamais on n’avait rienvu de pareil depuis que le monde était monde (car c’était aussibête que ça), les irréfléchis seuls riaient. Il y avait dans sonimpudeur un peu de la candeur attristante des filles à se mettrenues devant le monde, et telle était son inconscience quand il secouronnait lui-même des lauriers du triomphateur, que c’était,véritablement, à en avoir les bras cassés.

Il fut tout à fait bien, cette fois ;d’une sottise outrecuidante qui eût fait pleurer de tendresse lesrochers de Franchart et de Marlotte, et jusqu’aux falaisesd’Étretat. Une heure durant, à la joie indicible de Robert Cozaldont se délectait en bec fin l’observation malicieuse, il entassa,nouvel Encelade, des montagnes d’énormités, disant que de touttemps, « Oui, mon cher, de tout temps », il avait faitl’admiration de populations en délire !… à l’école communaled’abord, où l’avait mis hors pair dès l’âge le plus tendre son sensmerveilleux de la musique, et, plus tard, à Pont-à-Mousson, où onvenait l’entendre de dix lieues jouer de l’orgue à la cathédrale ledimanche, tellement il était épatant dans l’art de nuancer unephrase et d’arracher à un accord attardé parmi les basses graves lecri de misère et de détresse de l’humanité tout entière !

– Et savez-vous à quel âge ?… À onzeans !… À onze ans : c’est insensé, hein ?… Quelcœur ! Quelle âme !…

– Quel imbécile ! pensait en soiRobert Cozal tout en affectant d’approuver et même de surenchérir,tandis que l’autre en venait peu à peu à des monstruosités,encouragé et rengorgé, l’œil rond d’un kakatoès à qui on grattel’occiput en disant : « Il est beau,Coco ! »

La contemplation de son « moi »grisait cet infortuné comme le spectacle de sa propre grâce affoleune enfant vicieuse. Il finit, complètement saoulé, par dresserhors de son lit son torse velu, nu et suant, et par brailler, lamesure battue à tour de bras, une façon de marche triomphale qu’ilavait jadis composée en l’honneur du Ministre de l’Instructionpublique venu poser la première pierre du lycée deVanne-en-Lorraine.

– Écoutez un peu ça, Cozal. Tra la la,broum, broum ! Très chouette, hein ? D’zim !…Amusant, le coup de cymbale ! Broum ! broum ! (lesbassons). Tu tu tu… (Entendez-vous les clarinettes ?)Broum !… – Et toujours la mélodie !… Car voilà ce qu’il ya d’admirable avec moi : le respect de la mélodie !…

Un sourire errait sur sa face. À l’envisagé detant de génie, ses yeux se trempaient de nobles larmes. Et sanstransition, à propos de rien, il s’en prit à la jeune Hélène. Avec,dans le terme, une recherche de l’ignoble, de l’ordure, del’abjection, qui trahissait en lui les fonds de tendresse blessésd’une brute sentimentale, il crayonna de son amoureuse une exquisepetite silhouette : « Vache ! Fumier !Charogne ! » Pis encore ! – Une rosse pour laquellej’ai tout fait ! à laquelle j’ai tout sacrifié : unechaire au Conservatoire, la Légion d’honneur, l’Institut !

Cette avalanche de dignités lui paraissait sistrictement en rapport avec ses titres à les obtenir, qu’il nedoutait même plus qu’on les lui eût offertes.

– Quand on songe !… Moi, Hour, Prixde Rome !… En être réduit à battre le cachet ! Et ça pourune sale volaille qui me fait des queues avec tout lequartier !… Vous savez que je ne l’ai pas revue ?

– Bah ! fit Cozal.

– Parole d’honneur !… Voilà cinqjours qu’elle a filé ; et depuis, aucune nouvelle !…

Une chose, particulièrement, affolait lemusicien, toujours hanté de l’idée fixe de franchir de force ou deruse le seuil des Paradis refusés : le chic vraimentmiraculeux avec lequel Hélène lui glissait dans les doigts àl’instant même où il croyait enfin la tenir. Ceci arrivait enmoyenne une fois le mois. Gentiment, bras dessus, bras dessous,bavardant de choses quelconques, ils revenaient de boire les bocksd’une petite brasserie montmartroise dont ils étaient leshabitués ; et juste comme il se glissait, triomphateur contentde soi, par l’entre-bâillement de la porte d’Hélène, ouverte à soncoup de sonnette : crac ! plus personne ! l’aimableenfant avait exécuté un demi-tour selon les principes, et, par lesrues en précipices que crénelait de baroques découpages la clartéblanche et silencieuse de la lune, elle cavalait agréablement,laissant la traiter de tous les noms et sacrer à gueule queveux-tu, Hour, que sa lourdeur attachait au rivage.

Où elle allait ? Ce qu’elledevenait ? Problème !… Deux, trois, quatre jours, plus oumoins, on n’entendait plus parler d’elle ; et tout à coup, unmatin que l’artiste, en attendant de se lever, mâchonnait desamertumes entre son tabac et le pot de chambre, la porte s’ouvraitd’une poussée et une voix de gavroche, gaie et jeune,demandait :

– Il est là, le phénomène ?

Le phénomène, c’était Hour. Peut-être cetterévélation n’était-elle pas indispensable à la clarté de cerécit.

Après un court silence :

– Cinq jours ! fit Cozal. Diable,voilà qui devient sérieux. Je serais inquiet, à votre place.

Hour, qui avait des finesses d’éléphant, desmalices cousues de cordes à puits, se donna l’air de ne pascomprendre ; et un admirable spectacle fut celui de son masqueeffaré, aux paupières battantes, aux prunelles hagardes, demandantdes explications aux atomes épars de l’espace.

– Pourquoi inquiet ?… Sais pas ceque vous voulez me dire. Il le savait si peu qu’il ne laissa mêmepas à son interlocuteur le temps de lui répondre : « Maissi. »

– Qu’elle crève !

Il lâcha le mot comme un vomissement, à pleinegueule.

Après quoi, calmé :

– Chameau !… Enfin, c’est fini. Iln’est que temps.

L’autre leva l’épaule.

– Ouat ! Vous en seriez bienfâché.

– Vous dites ?

– Je dis, reprit Cozal avec une grandedouceur, que vous en seriez bien fâché. Car, ce n’est pas pour vousfaire des reproches, mais je commence à la connaître.

À ces mots, une fureur sacrée s’empara deStéphen Hour. D’un bond, il fut debout sur son lit, ayant écarté deson bras le drap qui le couvrait tout à l’heure et qui maintenantcachait en partie le plancher. Et de sa bouche, où bafouillaientdes empâtements exaspérés, tombèrent d’informes propos, desbégaiements indistincts, des choses vagues : incohérente etatroce symphonie, soutenue pourtant du leitmotiv obligé : lagloire et l’immortalité compromises, pour une salope, d’un artistede qui la puissante organisation avait jadis transportéd’enthousiasme les beaux esprits de Vanne-en-Lorraine etMM. les Mussi-Pontains !…

Cozal l’excitait sournoisement, bien quedonnant la comédie de quelqu’un qui cherche à apaiser. Au fond, ilétait comme Hélène, il adorait faire écumer le gros homme, dont levisage cramoisi lui apparaissait alors le plus grotesque et le plusrécréatif du monde. Et il avait des restrictions, il esquissait desmoues d’incrédulité, il opposait aux tonitruances de Hour d’humbleset traîtres « Permettez ! » faits pour cingler deverges cuisantes l’auteur de Cueillons les Roses, l’amenerpetit à petit à des crises voisines de l’épilepsie. Il mit lecomble à la mesure en insinuant avec une tranquille douceur que leplus grand musicien de tous les temps, passés, présents et à venir,était un esprit léger, qui parlait à tort et à travers,disait : « Je ferai ci, je ferai ça », et n’ypensait plus le dos tourné. Une linotte, enfin !…

Une linotte !…

Le mot n’avait pas été dit que Stéphen Hourétait déjà au piano ; ses mains lancées de droite et degauche, à la volée, comme des cloches, soulevaient des flotsd’harmonie.

– Et voilà ce que j’irais sacrifier à unegueuse ?

Au même instant, Hélène, elle-même, apparutdans le cadre de la porte ouverte.

– Tiens, le phénomène est à poil !dit-elle.

– Ah ! c’est toi, cria Stéphen Hour.Hors d’ici, poison ! Hors d’ici !

Elle ne s’émut point. Simplement, tendant lamain à Cozal :

– Bonjour, vous.

– Bonjour, petite fille.

– Ça va bien ?

– Bien. Merci. Et vous ?

– Sortiras-tu, tonnerre de Dieu !reprit Hour, de qui se coloraient les joues en violacésapoplectiques. Cozal, chassez-moi cette ordure, ou je la jette à larue avec une pelle.

Hélène répondit dédaigneuse :

– Ne fais donc pas tant de chichis. Jet’ai dégoté une position : cinq francs par soirée, le dîner etles bocks.

La jeune Hélène, en effet, avait troisspécialités : elle était insensible aux coups ; ellementait avec un toupet désarmant ; elle trouvait toujoursquelque chose, au cours de ses disparitions.

Gosse, elle était déjà comme ça. L’aircandide, le sourire aux lèvres, le bras dans l’anse du panier, ellerevenait censément de l’école (en réalité Dieu sait d’où !…)et l’ébahissement de sa mère était de découvrir en ses poches destas d’objets qui y étaient venus tout seuls : des bouchons,des boutons, du sucre, des couvercles de boîtes à cirage, des fersde toupies et des pièces de deux sous. Et quand elledemandait : « Où as-tu donc eu ça ? », l’autre,si audacieusement, répondait : « Est-ce que je sais,moi ! » qu’elle lui tombait inévitablement dessus,conquise à l’impérieux besoin de faire baisser, coûte que coûte,des yeux qui se fichent du monde, de faire taire n’importe à quelprix une bouche qui déclare : « Je mens ». Dix ansplus tard, les choses avaient seulement changé en ce sens quec’était maintenant à Stéphen Hour de demander : « Oùas-tu eu ça ? » tandis qu’elle, retour de bordée, sedonnait l’irritant plaisir de chantonner en se dandinant :« Je t’en ai trouvé une, de leçon !… Je t’en ai trouvéune, de leçon ! » sans jamais consentir au moindreéclaircissement touchant les gens qui la lui avaient procurée. Caril faut pourtant être juste, il faut restituer à César ce quiappartient à César : elle n’avait que de bons sentiments,cette mignonne. Toujours elle pensait à Hour lorsqu’elle luifaisait des traits, jamais elle ne se créait une relation nouvelle,que son premier mouvement, l’instinctif, ne fût de l’en faireprofiter. Elle était comme ces bons noceurs attardés à des soupersde nuit, qui, le bras entré jusqu’au coude en un corsagecomplaisant, raflent de l’autre main, par la débandade desassiettes, les noisettes et les petits fours qu’ils rapporteront àMadame. Voilà. Et elle trouvait aussi des paires de gants, des basbrodés, des souliers neufs, des choses qui la faisaient belle,quoi !… poussées sur elle comme des champignons, parl’intervention du Saint-Esprit.

Donc, cette fois encore, elle avait eu la mainheureuse.

Double trouvaille !… Pour elle, unchapeau canotier qui égayait, jusqu’à la rendre délicieuse, salaideur de vaurienne futée, lui faisait une frimousse à en mourirde rire ; pour lui, le sous-sol de la Pie-Borgne, unde ces cabarets à pianos où se vient ébattre, le soir, la jeunesseun peu turbulente de Montmartre.

– Diable ! fit le musicien, lorsquela petite, d’un mot, l’eut mis au courant de la situation.

Ses fureurs étaient tombées, et il restait,lui, l’œil en dedans, ouvert sur de mystérieuses songeries. Pourcet homme plein d’ingénuité, venu au monde sans appétits et quin’avait plus de besoin pourvu seulement que ses orgueils pussent seregarder dans la glace, c’était, ces cent sous par jour, la timbaleenfin décrochée ! Mais à peine il la saisissait, qu’ilcherchait déjà de quelle huile il pourrait bien s’oindre les mains,afin qu’elle lui glissât des doigts, ayant pour mission dans la viede la caresser à rebrousse-poil, d’interpréter la logique du côtéque ce n’était pas vrai, et de faire précisément le contraire detout ce qu’on espérait de lui.

Cozal comprit que sa présence ne pouvait quecontrarier les élans d’une réconciliation obligée.

Il se retira par discrétion.

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