Les Linottes

IV

Le lundi est arrivé, et, juste, FrédéricHamiet, qui n’a mis le pied hors de chez soi depuis son retour àParis, est sorti dès le thé du matin, ce jour-là.

– Ouf ! fait Marthe.

Anxieuse, à demi couchée sur le garde-fou dela fenêtre, elle l’a regardé s’enfoncer, décroître, disparaîtreenfin dans l’agitation de la rue.

– Louise !

La femme de chambre apparaît.

– Mon toquet de paille d’Italie, Louise,et ma jupe de serge bleue.

– Madame sort ?

– Je sors, oui, une heure.

– Le déjeuner comme d’habitude ?

– Comme d’habitude, certainement. Si parhasard monsieur était de retour avant moi, je serai ici à midi.

Ainsi parle Marthe Hamiet les dents serréessur l’épingle de son chapeau, et qui, les mains activées à nouerderrière sa nuque les bouts flottants de sa voilette, mire sescoudes dans le cadre haut de l’armoire à glace.

– Eh bien, je me sauve.

– Madame ne prend pas son ombrelle ?Il fait un temps magnifique.

Mais Madame n’a pas entendu ; Madame déjàest loin ; Madame court chez son ami. Comme, depuis tantôt dixjours, elle ne l’a pas embrassé, elle se réjouit de l’embrasserenfin, et elle rit d’aise, à l’avance, derrière le tissu de savoilette. Celle-ci, de tulle blanc, où s’espacent des mouches, luicolle étroitement aux joues, la défigure à la fois et la fait jolieà ravir, les yeux allongés en Chinoise, et le bout du nez trousséun peu.

Paris, le matin, au soleil, a de délicieusesallégresses, avec ses milliers de fenêtres ouvertes sur ledemi-jour des appartements où vont et viennent, le tablier ceintaux reins, les alertes femmes de chambre.

Un instant, la jeune femme hésite.

– Un fiacre ?

Bah ! il fait bon marcher, et la douceurde la promenade est comme une invitation aux douceurs de tout àl’heure. Puis Montmartre a cela de bon qu’il est toujours à deuxpas. Dix minutes à peine et le voici ; Marthe le pressent,elle le devine, rien qu’à voir les lourds autobus souffler comme degros poussifs par la montée à pic des rues. Dans un instant, à uncoude de maison, se démasqueront brusquement les ailes pour rire duMoulin-Rouge, puis celles du Moulin-de-la-Galette, qui netourneront – never more !… – jamais plus !

C’est l’heure charmante où les tramwaystransportent sur leurs plates-formes les blanches flottilles desjournaux déployés où les modèles que virent naître les campagnesnapolitaines illuminent la place Pigalle des gaietés bariolées deleurs loques. Déjà reviennent du marché les ménagères matinales, etMarthe Hamiet, avec une admiration amusée, apprécie leur artmerveilleux à tenir, dans une seule main, des mondes : laboîte au lait, le filet aux provisions, la bourse, la clé, lejournal, le chènevis du serin et le mou du minet ; – carencore convient-il de se réserver une patte pour rafler la monnaied’un louis, donner deux sous à un aveugle, ou calmer d’une bonnebourrade l’enthousiasme de ces malotrus qui ne craignent pas des’émanciper jusqu’à pincer le derrière aux dames, sous prétexte deleur rendre hommage.

Mais c’est le temps d’un sourire, rien deplus.

– Trotte, ma fille !… Allons,allons !

Et Marthe, qui se hâte et s’essouffle, se rendsoi-même cette justice qu’il faut vraiment aimer les gens pourpayer d’une telle gymnastique le plaisir de les embrasser à lavolée, un baiser ci, un baiser là, « Bonjour ;bonsoir ; je t’aime ; je me sauve », et de s’enretourner dare-dare, crainte que le mari rentré trop tôt nedemande, étonné, à Louise : « Où donc Madame est-elleallée ? »

– Ouf ! fait-elle.

Hein, c’est haut, la Butte ? Elle est unpeu dure, la côte ?

Qu’importe ! Une douce espéranceencourage cette amoureuse ; l’idée de le surprendre au lit,lui, flagrant délit de lâche paresse ; de baiser sonprofond sommeil, et de jeter ensuite, gaîment, à sa confusionébouriffée, le rire qui se moque et qui adore. La bonnesurprise ! et quelle joie de jouer aux êtres chéris des toursà ce point abominables ! Toute au plaisir qu’elle se promet,Marthe, sans même s’en être aperçue, a gravi de hauts escaliers auxmarches vermoulues et disjointes ; alors,stupéfaite :

– Déjà !

Sans doute.

À présent, devant elle, c’est la VillaBon-Abri qui embaume comme un bouquet et dont gardent l’entrée,sentinelles paisibles, un Némorin de plâtre, manchot, et uneEstelle aux yeux de limande énamourée, l’un le coude au manche dela bêche, l’autre les doigts à la jupe, en dame qui découvre seschevilles avant de danser le menuet.

Marthe pénètre.

L’allée commune de la Villa s’allonge sous sespieds et fuit.

À droite, à gauche, derrière l’aubépine deshaies enguirlandées de volubilis, ce sont de petits jardinets d’uneniaiserie attendrissante, où le râteau a laissé des sillons commeen laisse le peigne du coiffeur aux cheveux luisants d’un collégienle jour de sa première communion ; mais vers les splendeurs del’azur montent les arbres aux cimes touffues, peuplées de fauvetteset de merles qui chantent la gloire du beau temps.

Marthe, enfin, est rendue.

C’est là.

Elle repousse la frêle barrière du jardin deRobert Cozal, dont elle évite – avec quel soin !… – de fairetinter la clochette. Elle se hâte. Un souffle de brise incline etcourbe vers ses jupes les hautes têtes des glaïeuls familiers qui,vraiment, semblent la reconnaître et lui dire :« Bonjour, Madame. » C’est au point qu’elle ne peuts’empêcher de sourire et qu’elle doit se retenir à quatre pour nepas céder au plaisir de répondre : « Bonjour,glaïeuls ! » avec le besoin d’expansion d’un cœur quidéborde d’ivresse.

Voici la chère petite maison, simple comme uneâme d’enfant, qui lui fut si hospitalière !… que tant de fois,pour lui faire accueil, la pauvreté du bien-aimé emplit de rosescoupées aux rosiers du jardin ! Voici le rideau de clématitestendu si épais devant les vitres, qu’elle put cent fois livrer seslèvres sans que les oiseaux du dehors en aient jamais riensoupçonné. Et voici aussi les platanes dont elle entendit sisouvent les douces mains, les mains délicates, glisser enfrôlements d’ailes sur le zinc du toit, à ces minutes extasiées oùles amants échangent le baiser silencieux qui confond, en uneseule, deux âmes !…

Deux pas, encore.

Plus qu’un…

C’est fait…

La plainte d’une porte qu’on pousse, le cri dela femme que frappe au cœur le coup de couteau de la trahison, etMarthe se sauve, éperdue, folle, tandis que, dans le pavillon,Cozal crie : « Ne t’en va pas !… Je vaist’expliquer ! » et qu’Anita la blanchisseuse, pour n’yavoir vu que du feu, demande : « Quoi qu’c’est qui vousprend ? C’est-y que vous êtes maboul ? »

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