MORTE-SAISON
La terrasse du café Américain. – Une heureet quart de la nuit.
FANNY, installée devant un guéridon,
un lit roux de sucre fondu garnit le fond de son verrevide.
Palmyre !
PALMYRE, qui s’approche.
Tiens, Fanny !
FANNY
Dis donc, tu n’aurais pas dix sous à meprêter ? Je suis embêtée à cause de ma consommation…
PALMYRE
Si j’avais dix sous, je serais à Dieppe. Quantà ta consommation, faut pas te faire de bile pour ça. (Elleprend une chaise.) Firmin, deux bocks ! (Le garçonapporte les bocks) Les soucoupes sont à moi, Firmin ;vous me les garderez jusqu’à demain soir ; je n’ai qu’unbillet de mille sur moi, ça m’ennuie de faire de la monnaie.(Le garçon s’éloigne) Ah ! Firmin ! pendant quevous y êtes, enlevez donc aussi la soucoupe de Madame, je vous laréglerai avec les autres. Merci, Firmin. Vous savez, je demeuretoujours rue de La Rochefoucauld. (À Fanny) Tu vois commec’est simple. Ah ça ! mais, Fanny, qu’est-ce que tu as ?T’es chose comme tout et t’as le dessous de l’œil violet.
FANNY
C’est Honoré qui m’a mis une baffre, l’autrejour.
PALMYRE
T’as reçu les palmes académiques ?
FANNY
Et salement ; j’en ai eu l’œil comme unebetterave pendant au moins une semaine. – Oh ! ce n’est pasqu’il soit rosse avec moi ; au contraire, il est très gentil.Seulement, tu connais le proverbe : « Quand y a plus defoin à l’écurie… » et les affaires sont vraiment à la molle,cré nom ! Avec ça j’ai fait la bêtise d’arrêter une thune aupassage pour envoyer de la flanelle et des bas à mon petit salé,qui est en nourrice au Raincy ; ça fait qu’Honoré s’est fâché.Comme y dit, ce garçon : « Je suis bon fieu, mais jen’aime pas qu’on joue avec le pognon ». Chacun son caractère,n’est-ce pas ?
PALMYRE
Sans doute. Ça ne fait rien, y a des foisqu’c’est dur de briffer deux à la même gamelle. Moi, j’ai plus deveine que toi. Anatole a une place.
FANNY
Ah bah ! Secoué ?
PALMYRE
Treize marqués, devant la 11echambre.
FANNY
Mazette ! Un coup de batterie,hein ?
PALMYRE
Oh ! mieux que ça !
FANNY
Du lingue ?
PALMYRE
On n’est pas toujours maître de soi !Enfin, voilà ; il est à Poissy depuis huit jours avec unesubvention du gouvernement. Ça m’embête d’un côté, mais tout demême je suis joliment plus tranquille. Alors, dis donc, ça ne vapas, toi ?
FANNY
Ah ! ma pauv’fille !… C’est-à-direque je fous une purée épatante.
PALMYRE
Comme moi ! Et c’est obligé. À partqué’ques rastas de passage, il n’y a plus un chat à Paris.
FANNY, exaspérée.
Tiens, voilà ce qui me met en rogne. Il fautêtre enragé des quat’pattes de derrière pour cavaler d’un tempspareil ! Un mois de juillet dégoûtant ! que c’est à leprendre par la peau du cou et à lui envoyer des coups de pied dansle derrière jusqu’à ce qu’il revienne à de meilleurssentiments !
PALMYRE
Tu n’es pas philosophe, Fanny.
FANNY
Philosophe ? Tu me fais rigoler avec taphilosophie ; je voudrais bien te voir à ma place, enfilée detous les côtés, chez le bistro et chez le probloque, avec laperspective des michets à quarante ronds, et comme ça jusqu’àl’automne. Oh la la ! c’que j’en ai assez ! Tu as del’argent, toi ?
PALMYRE
Oui, j’ai trente centimes.
FANNY
T’es plus riche que moi ; j’ai un sou,une sibiche et un timbre-poste. Zut ! ça ne peut pas durercomme ça, faut que nous inventions quelque chose.
PALMYRE
Veux-tu faire un michet à deux ?
FANNY
Ça ne vaut rien, c’est usé. Non, mais, si çate va, je te propose une chose : cent sous la passe, tarifd’été, et nous donnons la correspondance.
PALMYRE
La correspondance ?
FANNY
Et oui ! le truc des tramways,quoi ! deux voyages pour un.
PALMYRE
Et pour le même prix ?
FANNY
Que veux-tu ! on ne sait plus quois’ingénier.
PALMYRE, rêveuse.
La correspondance !… Au fait, ce n’estpeut-être pas une mauvaise idée. Seulement je te préviens : du25 au 30, je ne reçois pas les voyageurs.
FANNY
Moi, ce n’est qu’à partir du 27.