Les Linottes

III

Or, je dégringolais la rue Germain-Pilon quandquelqu’un me barra la route. Je levai le nez et je vis… – Non,devine un peu qui je vis ? – Maman ! maman elle-même,qu’un hasard amenait en course dans le quartier. Hein, c’en étaitune, de malchance ?

Elle était très gentille, maman, en cetemps-là ; de dix ans plus jeune que son âge et grosse commedeux liards de beurre, mais maîtresse femme, je t’en réponds, etentre les mains de laquelle tout grands gaillards que nousfussions, papa et moi, ne pesions pas lourd.

Elle dit :

– Ah ! te voilà, toi ; et ilfaut que je te rencontre pour savoir comment tu te portes. Pourquoin’es-tu pas venu nous voir tous ces temps-ci ? Qu’es-tudevenu ? Qu’as-tu fait ? Si ce n’est pas honteux, à tonâge, de ne penser qu’à l’amusement. Va, tu es bien le fils de tonpère ; ta tante me le disait encore hier soir.

Et patati, et patata. Elle m’étourdissait.Vainement je tentais de placer un mot :

– Voyons, maman ! Voyons,maman !…

Peine perdue ; elle allaittoujours ; et les passants se retournaient, amusés, et surprisun peu, d’entendre ce carabinier appeler « maman » d’unair d’écolier pris en faute un petit bout de femme qu’il eût puprendre entre deux doigts et mettre tranquillement dans sa poche.Enfin, pourtant, elle se calma et consentit à se laisser embrasser.Puis :

– Que tiens-tu là ?demanda-t-elle.

– Ce sont des livres, répondis-je, avecune agréable audace ; oui une véritable occasion :l’Histoire des peintres primitifs, en trois volumes, queje viens d’acheter chez un bouquiniste.

– Des livres ! dit maman, trèsflattée ; est-ce que tu deviendrais raisonnable ?

Moi, là-dessus, je voulus faire l’intéressantet je commençai de me dandiner, disant qu’on s’était fort méprissur le fond de mon caractère, que j’étais le monsieur le plussérieux du monde avec mes airs de me ficher de tout, que le travailavait toutes mes veilles, et cætera, et cætera. Et juste comme j’enétais là, voici tout à coup – ô stupeur ! – que l’Histoiredes peintres primitifs sonna trois heures sous monbras !

Maman me regarda ; je regardaimaman ; nous nous regardâmes, maman et moi. Oh ! dame, jecrus à une calotte ; pour ce qui est d’y croire, j’y crus, carje lui savais la main leste. Mais sans doute mon air idiot ladésarma.

– Menteur ! dit-elle sanscolère.

Et avec un haussement d’épaules :

– S’il est permis, avec une barbepareille, d’avoir aussi peu de raison. – C’est ma pendule qui estlà dedans ?

– Oui, maman.

– Tu l’allais mettre au mont-de-piété, jeparie ?

– Oui, maman.

– Tu n’as plus le sou !

– Non maman.

– Ah ! mon Dieu.

Ce fut tout. Elle tira sa bourse.

– Tiens, voilà deux louis, grand serin.Tâche au moins que ça te profite.

Cinq minutes plus tard je réintégraisl’atelier à la manière d’un obus.

– Lamerlette, criais-je, v’là deuxlouis ! et voilà aussi la pendule !

Lamerlette n’y comprenait rien. En trois mots,je le mis au fait. Alors, nous nous prîmes par les mains et nousnous mîmes à danser comme deux énergumènes en braillant àtue-tête :

– Vive la vie ! Vive la joie !Vive le père Zackmeyer ! Vive la mère Maudruc !

Il se tut. Il rétrograda de quelques pas,clignant des yeux pour mieux juger l’aspect de sa toile. Mais, àses hochements de tête, je le sentais rêveur, la pensée à centlieues de là, partie à la chasse aux souvenirs. Et par trois fois,du bout de ses lèvres serrées :

– Jeunesse ! Jeunesse !Jeunesse ! murmura-t-il.

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