Les Linottes

V

Pendant un mois, les choses continuèrent de cetrain. Deux, trois, quatre fois la semaine, plus ou moins, Angèlem’arrivait sans prévenir ; nous passions la journée ensemble,après quoi je filais au journal, où souvent je trouvais Lauriannem’attendant depuis un quart d’heure en fumant des cigarettes dansla salle de rédaction. Naturellement nous rentrions dîner, puisnous achevions la soirée dans une brasserie du quartier, et toutcela n’avait rien que de très agréable. C’était une liaison enrègle, à l’ennui près.

Malheureusement tout a une fin. Un jourqu’Angèle était chez moi, nous fûmes brusquement arrachés à ladouceur de l’intimité par un violent coup de sonnette qui nous fitsauter comme des carpes. Angèle me souffla :

– Ne bouge pas !

Je répondis d’un simple mouvement detête ; et nous demeurâmes immobiles, la bouche ouverte, dansl’attente d’un nouvel appel. Il y eut un instant de calme, puis, denouveau, un carillon effroyable ébranla le silence profond del’appartement, en même temps qu’une voix criait de l’autre côté dela porte :

– Ouvre, Lavernié, c’est moi !

– Ô mon Dieu, murmura Angèle, c’est lavoix de Charles !

– Oui, dis-je.

Et je sautai du lit.

Angèle, affolée, criait :

– Rodolphe, n’y va pas, je t’enprie !

Mais, comme bien vous pensez, je ne l’écoutaipas ; je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte, et, en chemise,les pieds nus, la main sur la serrure :

– C’est toi, Laurianne ?demandai-je.

– Oui, répondit Laurianne.

J’ouvris.

Laurianne entra comme une bombe, rouge commeun coq, les yeux hors de la tête.

– Angèle est ici ! hurla-t-il.

Je le regardai.

– Certainement elle est ici,dis-je ; il y a un mois que nous couchons ensemble, et je nete l’ai pas caché.

Mais il parut n’avoir pas entendu, et, leslèvres blanches de colère :

– Misérable, balbutia-t-il, salecanaille ! Voilà comment tu te conduis avec un ami de dixans !

Je lui éclatai de rire au nez.

– Elle est bien bonne ! m’écriai-je.Est-ce que j’ai fait autre chose que ce que tu m’as conseillé defaire ? Tu me l’as assez dit, pourtant, de ne pas me gêner etd’en prendre à mon aise ! Et « en voilà assezd’Angèle ! » et « je n’ai pas beaucoup l’habitude dem’éterniser dans le collage ! » et « crois-tu quej’hésiterai jamais entre un camarade et une grue ! » etpatati et patata ! J’ai pris ça pour argent comptant,qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Si tu as parlé tropvite, tant pis pour toi !

Il m’écoutait, l’œil fou, les paupièresbattantes.

– Si j’ai parlé ainsi, fit-il, c’est quej’avais mes raisons pour parler ainsi, et tu aurais dû lecomprendre !

Je me mis à rire :

– Oui, oui, je la connais celle-là. Ehbien, mon cher, je n’ai pas compris ; tu m’as offert une femmequi me plaisait, je l’ai prise ; je n’ai pas d’autreexplication à te donner.

Il demeura un instant sans répondre, commesuffoqué par la fureur. Enfin, il lui revint assez de salive auxlèvres pour lui permettre de me traiter de saligaud, m’accuserd’être venu chez lui manger son pain, et me lancer un certainnombre d’épithètes que je n’ai pas besoin de rapporter ici. Moi,là-dessus, la colère commença à me gagner. Je me contins,toutefois.

– Écoute, Laurianne, lui dis-je, tu vasme ficher la paix, et tout de suite, ou nous allons nous fâcherpour de bon. Voilà un quart d’heure que tu me tiens en chemise, jecommence à attraper froid. En voilà assez comme ça ; si tuviens m’insulter chez moi, je t’empoigne par la peau du cou et jete flanque à travers l’escalier ! Qui est-ce qui m’a fichu unemoule pareille !

Ça aurait dû le calmer, n’est-ce pas ? Ahbien oui, je t’en souhaite ; le voilà qui s’emballe, perd latête, se met à m’invectiver et finit par m’accuser de vivre del’argent d’Angèle ! Oh dame, alors, moi je ne me connais plus,je lui lance une double paire de gifles, qui lui retournesuccessivement le nez du côté cour et du côté jardin, et jel’envoie, d’une poussée, promener à l’étage au-dessous.

J’étais furieux.

Je rentrai donc et je dis à Angèle :

– Ma chère enfant, voici ce qui sepasse : M. Laurianne, qui avait la chance imméritéed’avoir pour maîtresse une belle et bonne fille, n’a rien trouvé demieux à faire que de me pousser de force dans tes bras, en medemandant comme un service de le débarrasser de toi : voilà.Tu roules des yeux comme des meules, je comprends ça, mais en finde compte tel est le fait. Je lui ai, comme tu n’es pas sans lesavoir, rendu le service qu’il sollicitait de ma complaisance, etje suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien,et pour le tien également, je l’espère. Aujourd’hui, averti – parqui ? je n’en sais rien – d’un état de choses que je n’avais,d’ailleurs, pas pris le soin de lui dissimuler, M. Lauriannem’arrive comme un épileptique et me couvre de reproches etd’injures. Aux reproches, j’ai opposé autant d’objections dictéespar la sagesse même, mais aux injures j’ai simplement répondu parune magistrale calotte. Le résultat de ce petit vaudeville toutintime, c’est que Laurianne, inévitablement, va te flanquer à laporte. Or, comme je ne vois aucune espèce de raison pour te fairepayer de ton pain et de ton lit les faveurs dont tu as bien voulume gratifier, tu vas rentrer purement et simplement chez toi, tu yferas un paquet de tes frusques, tu viendras me reprendre pourdîner et nous nous mettrons ensemble : ça durera ce que çadurera.

Elle se montra touchée de cette proposition,m’embrassa les larmes aux yeux et s’en alla.

Je l’attendis une heure, puis deux, puistrois : elle ne rentra ni dîner ni coucher.

Le lendemain seulement, en me levant, je reçusune lettre d’elle, m’avisant que je n’eusse plus à compter sur sesvisites, tout étant fini entre nous. Suivait le récit d’une scènequ’elle avait eue avec Laurianne, à son retour : scènegrotesque, s’il en fut, et qui terminait dignement l’épopée.Laurianne s’était traîné à genoux avec des sanglots et des cris, lasuppliant de ne plus me voir, lui jurant pardon et oubli,l’appelant son amour, sa joie, sa suprême consolation, et cætera,et cætera ; le tout entremêlé de promesses de mariage et demenace de se jeter par la fenêtre.

C’était d’un bête à faire pleurer.

Je fourrai la lettre dans ma poche et prisbravement mon parti de mon veuvage prématuré, non sans vouer unfond de secrète reconnaissance à l’excellente créature qui m’avaitprocuré six semaines d’une liaison sans fatigue, agréablementcouronnée d’une rupture sans tiraillement !

Quant à Laurianne, il ne m’a jamais pardonné,ce qui m’est suprêmement égal, et c’est depuis ce temps qu’il metraite de canaille, ce qui m’est plus égal encore.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer