Les Linottes

PANTHÉON – COURCELLES

À Roger Battut.

LE RÉCITANT

Qu’est-ce qu’il y a Un ?

LES VIERGES

Il y a un Dieu, un seul Dieu, qui règne dansles cieux.

LE RÉCITANT

Oui, il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux ; mais du Panthéon à Courcelles par l’omnibusCourcelles-Panthéon, il y a des stations plus nombreuses que ne lefurent jamais les étoiles en un firmament constellé.

À l’orchestre : roulements detambours.

LE RÉCITANT

Des solitudes silencieuses où sommeille àtoute heure la place du Panthéon, l’omnibus Panthéon-Courcelless’est mis en route pour Levallois. Au petit trot des deux coursiersqui le remorquent à leurs derrières, il dégringole la rue Soufflot,arrive au boulevard Saint-Michel… et y fait une premièrehalte !

Halte brève ; suffisante pourtant.

L’omnibus Panthéon-Courcelles y a puisé denouvelles vigueurs.

Tel un cerf, il traverse le boulevardSaint-Michel ; telle une flèche, il enfile la rue de Médicis,le long de la grille du Luxembourg ; et les voyageurssatisfaits, qui se voient déjà à Courcelles, se frottent les mainsd’un air de jubilation.

Or, ils ne sont qu’à l’Odéon, et l’omnibus, ôétonnement ! s’arrête de nouveau et pleure sur son frein.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Deux ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à l’Odéon, il y a deuxstations : il y a la station du boulevard Saint-Michel et il ya la station de la rue Vaugirard.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : altos etbassons.

LE RÉCITANT

Cependant, l’omnibus Panthéon-Courcelles arepris son parcours deux fois interrompu. À présent, il descend larue de l’Odéon et sa roue grince au rebord du trottoir. Il penchesur sa droite, un peu ; en sorte que les voyageurs del’impériale, à la fois inquiets et charmés, voient venir la minute,prochaine, où ils seront précipités entre les bras des petitesblanchisseuses de fin aperçues au passage, blondes et dépeignées,au-dessus de la couche de craie embarbouillant à mi-hauteur lesvitres des blanchisseries.

Entre deux haies de riches chasubles où desors se relèvent en bosses, et de cierges montant la garde, alternésde Saints-Sacrements, devant des jupes d’enfant de chœur plusrougeoyantes que des engelures de vachères, il ébranle le pavé dela rue Saint-Sulpice, gagne le parvis de l’église et… s’arrête.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Trois ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à Saint-Sulpice, il y a troisstations, il y a la station du boulevard Saint-Michel, la stationde la rue Vaugirard et la station du parvis Saint-Sulpice.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : motif deharpes.

LE RÉCITANT

Le cocher de l’omnibus Panthéon-Courcelles estun précieux automédon, respectueux (autant que faire se peut) del’existence des personnes que la modicité de leur bourse oblige àaller à pied, et habile à l’égal d’Hippolyte, fils faussementaccusé de Thésée, en l’art de conduire les chevaux. D’un coup defouet qui a claqué dans l’air comme une amorce de fulminate, il aenveloppé les siens ; et aussitôt les nobles bêtes, attentivesà l’appel du devoir, ont tendu leurs jarrets nerveux, leurs cuissescouleur d’acajou, toutes ridées de leur puissant effort.

– Hue !

Coupée de ruelles étroites où bat encore lecœur du Paris d’autrefois, la rue du Vieux-Colombier s’offre à leurvaleur indomptable. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire,ils en dévorent la chaussée sur une longueur de 25 maisons dont 13à gauche et 12 seulement à droite ; après quoi, en ayantatteint les extrémités lointaines, ils stoppent et savourentlonguement la douceur d’un repos bien gagné.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Quatre ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à la rue du Vieux-Colombier, il ya quatre stations : il y a la station du boulevardSaint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de laplace Saint-Sulpice et la station de la Croix-Rouge.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : flûtes etclarinettes.

LE RÉCITANT

L’omnibus Panthéon-Courcelles a ceci departiculier qu’il ne saurait apercevoir une rue sans s’y précipitertête basse, un kiosque ou un urinoir sans en faire immédiatement letour. Il est imprévu et loufoque, et rappelle par certains côtéscet étonnant chemin de fer de Sceaux qui se minait le tempérament àcourir après sa queue dans l’espoir de la rattraper. D’où ilrésulte que les concierges des immeubles qu’il rencontre sur sonparcours lui jettent des méfiants coups d’œil, avec la craintemanifeste de le voir s’élancer brusquement sous l’une des hautesportes cochères confiées à leur vigilance !… Par bonheur, il ade l’usage, il sait qu’on n’entre pas chez les gens sansfrapper ; et c’est ainsi qu’ayant, sans trop d’extravagances,atteint enfin le boulevard Saint-Germain, il s’y arrête poursouffler ; – ce qui lui était bien dû.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Cinq ?

LE CHŒUR

Du Panthéon au boulevard Saint-Germain, il y acinq stations : les quatre stations déjà nommées, et lastation de la rue du Bac.

LE RÉCITANT

Oui, mais comme de la rue du Bac, où il y aune station, au pont de la Concorde, où il y en a une autre, il ya, au coin de la rue de Bellechasse, une station intermédiaire…

Coup de cymbale.

LE CHŒUR

Du Panthéon au pont de la Concorde, parl’omnibus Panthéon-Courcelles, qu’est-ce qu’il y a Sept ?

LE RÉCITANT

Il y a sept stations : la station duboulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, lastation de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, lastation de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse et lastation du quai d’Orsay.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

Mouvement de valse.

LE RÉCITANT

Vert quant aux feux, vert quant aux flancs,l’omnibus Panthéon-Courcelles voudrait en imposer aux masses et lespersuader de sa verte vieillesse. Même, il s’est, depuis quelquetemps, payé le luxe d’une plate-forme, dont il dodeline par leschemins, semblable à ces vieilles rigolotes qui remuentpompeusement le derrière comme pour donner à entendre qu’elles nesont pas déjà si moche et que, mon Dieu ! à l’occasion, ellesjoueraient encore des épinettes avec un certain agrément.

Mais il n’y a pas un mot de vrai.

C’est de la blague, et voilà tout.

Quarante-huit fois, pas une de plus, les rouesde derrière de la lourde voiture ont évolué sur elles-mêmes, –soixante-trois fois celles de devant, en raison de leur diamètremoindre, et déjà sur le seuil étroit de l’omnibus encore une fois àl’arrêt, un contrôleur est apparu, coiffé d’une casquette galonnée,et questionnant un cuirassier sur l’important point de savoir sic’est lui « qui est le militaire ».

Car la fatalité a placé une station à chaqueextrémité du pont de la Concorde, l’une en amont, l’autre en aval,la rivière coulant entre elles deux. En sorte que, du Panthéon à laplace de la Concorde, il y a exactement huit stations : lastation du boulevard Saint-Michel, la station de la rue deVaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de laCroix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue deBellechasse, la station du quai d’Orsay et la station duCours-la-Reine.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : pistons ettrombones.

LE RÉCITANT

De même il n’y a qu’un Dieu qui règne dans lescieux, de même il n’y a qu’une station de la place de la Concorde àla place de la Madeleine : la station de la rue Royale.Seulement, de la place de la Madeleine à la place Saint-Augustin,il y en a une seconde : la station du boulevardMalesherbes !

À cette heure, une morne tristesse est peintesur le visage des pauvres voyageurs. Comme des gens qu’auraiteffleurés de son aile le formidable Surnaturel, ils échangent desregards anxieux et pensent qu’à la mention :

complet

immobilisée au-dessus du képi du conducteur,on pourrait sans inconvénient substituer le vers du divinAlighieri :

Lasciate ogni speranza

Vous avez raison, pauvres gens ; laissezs’éteindre au fond de vos âmes la fleur douce, la fleur parfumée,des consolantes illusions ! Et toi, fils de Mars et deBellone, cuirassier aux mains gantées de blanc, toi qui, sousl’acier qui te sied, porte un cœur à l’abri des mollesdéfaillances, croise avec résignation tes bras sur ta largepoitrine, et, entendant sous ta culotte gémir, hélas ! unefois de plus, le frein d’arrêt de l’omnibus qui te portait à tesamours, renonce, au coin du boulevard extérieur, où il y a unestation encore, à goûter les lèvres de Margot.

Car du Panthéon à Courcelles par la ligneCourcelles-Panthéon qu’est-ce qu’il y a Onze ?

Coup de cymbales à l’orchestre.

LE CHŒUR

Il y a onze stations. Il y a la station duboulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, lastation de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, lastation de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse, lastation du quai d’Orsay, la station du Cours-la-Reine, la stationde la rue Royale, la station du boulevard Malesherbes et la stationdu boulevard Extérieur.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

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