Les Linottes

III

Deux jours plus tard, par la plus délicieusedes après-midi – l’arrière-saison a des clémences, elle aussi –Robert Cozal vint s’attabler à la terrasse du Cardinal. Il revenaitdu bureau de poste où on lui avait remis, sous pli clos, une lettrede Marthe Hamiet, si délicieuse, en vérité, si débordante desincérité et de tendresse, qu’il en était encore malade d’émotion.Il avait donc résolu d’y répondre sans plus tarder, et, s’étantfait apporter de l’encre et un cahier de papier à lettres, depuisdéjà un instant il demandait aux lointains du boulevard la find’une phrase récalcitrante, quand il distingua tout à coup, parmiune houle confuse d’autres chapeaux et d’autres jupes, une jupenoire parsemée de pois blancs bien connue et un chapeau non moinsconnu, de paille blonde où se hérissaient, pareillement en un champde blé mûr, des bleuets et des coquelicots.

Il pensa si haut : « Mais c’estMarthe !… » qu’un monsieur, assis non loin de là, enavala son vermouth de travers. Un moment le soupçon lui vint d’unede ces aberrations de l’œil, propres aux gens que persécute lahantise d’une idée fixe, qui font retrouver vingt fois par jour surdes visages inconnus les traits du mort bien-aimé descendu autombeau la veille. Mais non, point de chimères, c’étaitMarthe ; et, auprès d’elle, un de ces hommes dont le visage,la tournure, la démarche, la manière de porter le chapeau surl’oreille et le pardessus clair sur le bras, sont comme unesouriante action de grâce rendue au Seigneur Notre Dieu, pourl’immense bonté qu’il a eue de les faire venir au monde.

Cette apparition inattendue le jeta au violentsoubresaut d’un monsieur qui reçoit une gifle. Le sang lui affluaau cœur, et sur ses joues décolorées la haine pointa et s’élargiten jaunes boueux de macadam. Une révolte, une révolte telle qu’ilfut obligé de mordre à même afin de ne pas la crier, l’exaspérabrusquement contre ce voleur de maîtresse, contre Elle aussi, venuese placer sur son chemin, tout exprès, avec cette rage où ellessont toutes, sitôt qu’elles ont pris un amant, de le faire voir àleurs maris.

Tout de suite il arrêta une ligne deconduite : se montrer à l’égard d’Hamiet inconvenant d’abord,puis grossier ; l’amener à une parole de trop et la releverd’une paire de claques : d’où échange de témoins, rencontreinévitable, et la peau, enfin obtenue, d’un personnage exécré. Cen’était pas très romanesque, ce l’était seulement un petit peu.N’importe. Enchanté de son projet, il fourra dans sa poche salettre et regarda à droite avec beaucoup d’indifférence, tout enguettant, du coin de l’œil gauche, la venue vers lui de la jupe àpois blancs d’où débordait, par en dessous, un délicat soulier decuir jaune.

La fusion eut lieu.

– Bonjour.

Le jeune homme fut vraiment remarquablelorsqu’il s’éveilla en sursaut à la pression du doigt de MartheHamiet sur son bras.

– Chère madame !… Ah bien, voilà unesurprise !

Marthe souriait.

Elle fit les présentations :

– Monsieur Frédéric Hamiet. – MonsieurRobert Cozal.

Cozal, fidèle à son petit plan, décidad’ouvrir les hostilités en ne rendant pas à Hamiet le coup dechapeau que celui-ci ne pouvait manquer de lui abattre.Malheureusement, Hamiet ne lui abattit aucune espèce de coup dechapeau.

Simplement :

– Cozal !… cria-t-il ; comment,c’est vous qui êtes Cozal ?

Cozal, désorienté un peu, confessa être cettepersonne ; sur quoi Hamiet se répandit en divagationsenthousiastes.

– Ah ! mon cher !… Eh bien,elle est bonne !… j’allais justement vous écrire de venirdîner à la maison !… Vous savez que ma femme est amoureuse devous ?

– Permettez…

– Ma parole d’honneur !… Elle n’aque votre nom à la bouche. C’est Cozal par ci, c’est Cozal parlà !… Je n’entends plus que ça depuis mon retour.Sérieusement, je crois qu’elle est pincée. – Tu es pincée, hein,Marthe ; ça y est ? Dis la vérité, va ;dis-la ! Dis-la donc, puisque je t’autorise.

Il la poussait par taquinerie.

Marthe, qu’il impatientait et dont cesfacéties de commis-voyageur choquaient les réserves bourgeoises, lepria sèchement de finir.

– Tu m’ennuies !

Le claquement de lèvres agacé qu’elle lui jetaavec le mot eut pour effet de le mettre en joie. Sur ses dents depuissant lévrier, visiblement brossées à tour de bras, s’ouvrit,ainsi qu’une large fleur, le rire sonore de ce beau garçon. Il ditalors qu’on allait faire connaissance en buvant un verre de bière,et, tandis qu’il rouait de coups la tôle du guéridon pour avoir dessièges et des bocks, Cozal, sentant pousser en soi le germe desamitiés qui seront profondes et résistantes, songeait :« Il est rigolo. Ça a l’air d’un bon vivant ».

– Et comme ça, questionna-t-il, quand legarçon eut apporté les consommations commandées, vous voilà deretour à Paris ?

– Oui.

– C’est sur pied, votremachine ?

Il faisait allusion à l’affaire desPetites Commandites, cette entreprise dont la difficilemise au point avait, deux mois, projeté Hamiet de villes en villes,de trains en trains, de bateaux en bateaux.

Celui-ci eut le vague geste qui écarte lesfutilités.

– Peuh !… j’ai lâché !

– Comment, lâché ! s’écria Cozaltrès surpris.

Hamiet entra dans des explications :

– Ça m’embêtait.

Il y eut un instant de silence. Le jeune hommeattendait la suite.

Rien ne venant :

– Tant pis, fit-il. Je connaissais votreprojet : madame m’avait mis au courant. Je trouvais ça assezcurieux, moi, cette idée de commanditer l’infime commerce, lemarchand de marrons ou de mouron ; le commissionnaire du coinou le négociant en oublies ; d’avancer à l’un son crochet, àl’autre sa poêle à rôtir ; à celui-ci sa charrette, à celui-làson tourniquet ; et de prélever ensuite un équitable tant pourcent sur les profits réalisés : bénéfices minuscules, c’estvrai, mais qui, multipliés au cube, eussent fini par faire dessommes.

– Eh ! dit Hamiet ; rien dutout ! le jeu n’en valait pas la chandelle. Puis, j’aiplusieurs autres idées.

Marthe eut un étrange sourire.

– Et allons donc ! s’exclama-t-elle.Le contraire m’aurait étonnée !

De même la mission d’un arbre fruitier est deporter des noix, des cerises ou des pêches, de même la missiond’Hamiet était de porter des idées, – toujours inapplicables, c’estvrai, mais toujours originales, puisées aux sources, aux seulessources, d’une imagination délicieusement absurde.

Filles timbrées d’un père qui avait reçu unefêlure, elles possédaient au plus haut degré, comme lui-même, ledon précieux de faire illusion, de charmer par leur bonne grâce, deséduire par leur nouveauté, et de convaincre enfin les gens parleur ardente foi en elles autant que par leur RAISON D’ÊTRE,étonnamment apparente. Elles sonnaient à ce point l’or comptantqu’on leur faisait crédit sur la mine, tout de suite. Seulement,priées de s’exécuter, rien de fait ! Ce n’était plus le jour.Que de millions avaient dévorés leurs quenottes, depuis une dizained’années qu’Hamiet infestait Paris, la province et l’étranger deson ingéniosité sans seconde !

 

Il est de ces blondes fiancées, aux yeux doux,aux lèvres de roses, qui, le soir venu de leurs noces et tandis quel’heureux époux se ronge les poings d’impatience, dégrafent leurscorsets, laissent tomber leurs jupes, et lèvent leurs chemises sur…une jambe de bois.

C’était précisément l’histoire des idées deFrédéric Hamiet. Elles aussi avaient les yeux doux, elles aussiavaient de roses lèvres, et des cheveux abondants, et des hanchesen amphores, et des sourires faits pour ravir, et des regards faitspour troubler. Oh ! ce n’est point à mettre en doute :elles avaient toutes les perfections ; – à cela près,naturellement, de cette jambe, de cette sacrée jambe, soudainrévélée à l’horreur de l’épouseur désenchanté, au moment qu’elleslevaient la chemise.

Car elles en trouvaient toujours, desépouseurs ; on avait beau être prévenu, tout le temps on selaissait pincer à l’inédit de leur séduction, à l’étrangetémystérieuse et inattendue de leur charme. Puis, Hamiet apportaittant d’art dans la façon de les présenter !… Non, certes,l’ignoble art du camelot expert à ameuter la foule en charbonnantsur le trottoir trois petits poissons enlacés, mais cet art de lapersuasion, fruit des convictions généreuses et des emballementsaveugles, dont ont le secret les personnes qui ont trouvé lemouvement perpétuel et les portières qui font l’éloge de leur filleélève au Conservatoire. Sa science vraiment incomparable à étalerses projets n’était pas sans quelque ressemblance avec celle de ceshabiles étalagistes dont éclate le bon goût, en couleurs voyantes,aux glaces de grands magasins. Très fort dans la démonstration debesoins qui n’existaient pas, qu’avait seule créés de toutes piècesson imagination perpétuellement en couches, et dont il parvenaitcependant à faire hurler l’évidence, il se montrait plein de géniedans la théorie des remèdes à apporter, établissant parA + B, non seulement le « pourquoi » de leurefficacité non douteuse, mais encore le « parce que » deleur opportunité urgente. Il avait alors des paroles qui tuaientl’objection dans l’œuf, des arguments qui jetaient des feux depierres précieuses, prêt à se battre pour ses thèses comme un pèrese bat pour ses filles. L’insanité, toujours acceptable, de sesvues, apparaissait avec la majestueuse grandeur de la VéritéPremière à cet homme d’une entière bonne foi, coupable en tout etpour tout de ne pouvoir fixer sa pensée ; de laisser sottementcroupir dans le paradoxe, ou se décomposer dans le grotesque, desidées qui ne demandaient qu’à éclore ; de ne savoir, enfin,résigner son esprit aux lenteurs de la gestation.

Cette fois il partit en campagne contre lemode de publicité en usage dans les journaux, qu’il déclara niais,illusoire, bon seulement à pressurer la crédulité des naïfs. Ils’étonna que des gogos osassent encore lâcher cent sous pour noyerun nom, une enseigne, en cette inextricable botte de foin : laquatrième page d’un journal.

– La quatre !…

Il s’esclaffa :

– Disons des choses sérieuses. Est-ce quejamais la pensée vous est venue d’y jeter le moindre coupd’œil ? – Et je dis « un jour », notez bien !…je dis « une fois par hasard », en une heure dedésœuvrement ?

Cozal reconnut qu’en effet… Mais Hamiet ne luilaissa pas le temps de placer un mot.

– Eh bien ! vous vous appelezLégion ! déclara-t-il. Sacrédié, cela crève lesyeux !…

Là-dessus, il but une gorgée de bière, et pritviolemment au collet la réclame dite « Faits Divers »,qu’il reconnut bonne en soi, vu son chic à ouvrir le piège sous lepied du lecteur confiant, et à capter l’attention par des titressensationnels : « LE PHILANTHROPE DU BOULEVARDMAGENTA » par exemple, ou « UN GÉNÉREUXBIENFAITEUR », ou « UNE ACTION À SIGNALER », etcætera, et cætera.

– Mais quoi ! poursuivit-il, çacommence à ne plus prendre. La mèche est déjà éventée. Le lecteurn’a pas lu six lignes qu’il devine le dessous de la carte et envoiele journal au diable, avec l’agacement vexé d’un monsieur qui afailli prendre une vessie pour une lanterne, une limande pour unesole. Si bien que c’est devenu la lutte entre le marchand de ci oude ça qui persiste à crier : « J’en vends ! »et le public, entêté, lui, à répondre : « Je n’en saisrien ! » Ça peut durer longtemps, dans ces conditions-là.Alors quoi ? Car, enfin, le principe de la publicité n’est pasà discuter une seule minute ; et si je veux bien, à larigueur, me servir de votre purgatif…

– Mon purgatif ! interrompit Cozal.Quel purgatif, je vous prie ?

– Le purgatif dont je suppose, pour lebesoin de ma démonstration, que vous êtes l’inventeur et ledépositaire, répondit Frédéric Hamiet. Donc, si je veux bien userde votre purgatif, c’est à la condition que vous commencerez par medire : « Le purgatif Robert Cozal se distingue de tousles autres en ce qu’il leur est supérieur ou par ceci ou parcela. »

Faute de pouvoir faire autrement, Cozalacquiesça de la tête.

– Bien sûr, fit-il, c’est évident.

Au fond, il était embêté d’avoir étéreprésenté comme l’inventeur d’un purgatif, même hypothétiquementet pour le plus grand bien d’une saine cause à défendre, enprésence de la femme aimée. Mais, enfiévré de théorie, Hamiet nelâchait pas le morceau. Parti de ce point initial : « Lepurgatif Robert Cozal », il en revenait éternellement aupurgatif Robert Cozal : ainsi un maître de conférence lancédans la démonstration d’un théorème géométrique, ramène tout à laperpendiculaire A’ B’, abaissée sur l’hypoténuse du triangleABC.

Aussi bien l’abaissa-t-il, la perpendiculaireA’ B’, sur l’hypoténuse du triangle, car il ne détestait pasemprunter aux sciences exactes les images dont il usait :procédé assez en honneur chez les personnes qui ont coutume deproclamer le contresens, et dont on ne saurait glorifier en termessuffisamment pompeux les considérables avantages. Rien de bon pourforcer l’attention et déterminer la confiance d’un auditoirerécalcitrant, comme l’évocation, faite en temps utile, du principed’Archimède, des lois de la pesanteur, ou de l’action rapide desacides sur la teinture de tournesol. Ne faudrait-il pas être doué,en effet, d’une obstination peu commune pour nier l’excellenced’une ânerie basée sur des règles immuables, et celui-là neserait-il pas un grand fou, qui persisterait dans son erreur alorsqu’on aurait pris la peine de la lui prouver par 9 ?

Hamiet ayant trouvé le moyen de restituer leprincipe vital à la publicité mourante, procéda de la thérapeutiquepour établir, avec tout l’éclat désirable, le bien-fondé de sadoctrine.

– Je prends un exemple : l’aloès,qui est le fond de votre purgatif. L’aloès est un amer. Bien. Lepalais le plus aguerri n’en saurait supporter la saveurdétestable ; c’est une affaire entendue. Or, à l’aide de quelsubterfuge lui imposez-vous cependant cette médication salutaire,dont les effets bienfaisants se sont affirmés des centaines, desmilliers et des millions de fois ? – En l’enfermant…

Ici, il s’interrompit, inclina du buste versla table, puis, d’un doigt qui hachait la phrase :

– … en l’en-fer-mant dans despi-lu-les !… dans des pilules à base de sucre, dont le goûtflatte le malade et excite sa friandise. Eh bien ! c’est parle même système que j’entends contraindre le lecteur à une lecturequ’il exècre.

– C’est-à-dire ? demanda Cozal.

– C’est-à-dire que, délicatement,j’enveloppe ma publicité d’un lit de sucre agréable au goût, enl’englobant par granules insensibles dans la partie du journal quivise le plus directement la curiosité du public. – Vous nesaisissez pas ?

– Mon Dieu…

– Vous ne comprenez pas que c’est lacarte forcée ?… Le médicament imposé, qui passe quand même,sans haut-le-cœur, à la faveur d’une chatterie ?

Il eut la moue agacée d’un illuminéincompris.

– C’est cependant bien simple, quediable !

Un journal traînait à portée de sa main. Ill’attira et le déploya.

– Je prouve, dit-il.

Et, simplement, avec la souriante aisance d’unpère qui présente dans le monde sa fille bossue, borgne et bancale,en demandant : « N’est-elle pas charmante ? »,il improvisa ce qui suit :

QUESTION DU JOUR

Il est question d’une demande enautorisation de poursuites contre M. Jaurès à raison de sonattitude lors des dernières grèves de Carmaux. Bien que rien nesoit encore certain, nous croyons pouvoir affirmer que s’il est uneinfirmité désagréable, c’est, à coup sûr, la constipation. Espéronsque cette nouvelle se confirmera et que satisfaction sera donnée àl’indignation du pays.

Est-il rien de plus scandaleux quel’immunité dont semblent jouir certains de nos représentants ?Nous l’estimons des plus préjudiciables aux intérêts dugouvernement, de même qu’à son prestige. Aussi bien est-elle lasource d’une foule d’accidents, tels que l’Hémiplégie, laParaplégie et l’Ataxie locomotrice. Le Journal des Débats d’hier leconstatait dans un article plein de bon sens, tout en prenant lesoin de reconnaître qu’il y a, à l’heure actuelle, une impressionde détente générale et un retour à la confiance, dû en partie àl’énergique attitude de M. le Ministre, Président duConseil.

En pourrait-il être autrement ? Laconstipation, en effet, dénature la fermentation stercorale :d’où absorption de matières capables de déterminer des désordresdans le fragile organisme humain. Nous partageons complètement, surce point, l’avis du Journal des Débats, mais nous prétendons qu’ilconvient aux dépositaires de l’autorité de protéger la sécuritépublique et d’imposer à tous le respect de la Loi. Il importe doncde la combattre avec la plus grande énergie. C’est le but que sepropose d’atteindre, et qu’atteint le purgatif Cozal.

Il est fâcheux, en effet, de voir unpersonnage que ses concitoyens ont honoré de leur confiance, selivrer à de détestables provocations et exciter parmi le peuple leshaines les plus sauvages et les passions les plus violentes.Ajoutons qu’il est à la portée de toutes les bourses, et qu’on letrouve dans toutes les pharmacies au prix de 1 franc labouteille.

Là-dessus, ayant terminé, Frédéric Hamietdit :

– Voilà.

Autour de la planchette de bois qui lemaintenait grand déployé, comme une hampe son drapeau, ilemmaillota le journal dont il venait de se servir.

– Hein ? fit-il à ses auditeursd’une voix où s’épanouissait la légitime fierté de soi-même !Voilà qui est nouveau et bien fait ! et je crois que ça y estun peu, cette affaire-là !

– Eh eh ! dit simplement Cozal,gardant une prudente réserve.

Mais Marthe :

– Tu te moques de nous, jepense ?

Hamiet s’étonna :

– Qui ? Moi ? Non.

– Non ? reprit Marthe. Ainsi, c’estgravement, c’est sans rire, que tu viens demander notre avis ?Tu ne vois pas que cela est grotesque ? d’une bouffonnerie àfaire hurler ?

Elle s’emportait, révoltée dans soninstinctive droiture, dans la logique rationnelle de ses vues unpeu terre à terre ; heureuse aussi de l’occasion qui s’offraitde livrer l’homme qu’elle n’aimait pas à la moquerie de celuiqu’elle aimait. Et quand elle eut déversé tout son fiel,s’écriant : « Tu ne vois pas qu’un article pareil seraitdu jour au lendemain l’effondrement du journal qui aurait eu lafolie de l’insérer ? », Hamiet parut frappé tout demême.

– Tu crois ? fit-il. Au fait, tu aspeut-être raison.

Puis, pleinement désintéressé, en grandseigneur qui a le moyen de jeter l’argent par lesfenêtres :

– Ça m’est bien égal, du reste ; cene sont par les idées qui me manquent.

Parole marquée au sceau même de la vérité,ainsi qu’il le prouva sur l’heure en révélant à l’ahurissement deCozal le projet par lui caressé de se mettre commis-voyageur enLittérature Française.

Cette déclaration dépassait les espérances dujeune homme.

Hamiet développa sa pensée :

– Mon cher, nous vivons en un temps oùles gens, systématiquement, ne veulent pas faire le métier qu’ilsexercent. Tenez, il y a, de par les rues, des messieurs pauvrementvêtus qui se promènent, un sac sur l’épaule, en criant :« Habits ! Habits !… Avez-vous des habits àvendre ? » Appelez-en un, et présentez-lui un paletot.L’homme examinera le paletot avec une attention recueillie ;il en ébranlera les boutons, il en inspectera les coutures, aprèsquoi il vous demandera : « Vous n’auriez pas plutôt desbottes, une casserole ou de vieux papiers ? »Pourquoi ? Pour la raison bien simple que sa mission dansl’existence étant de revendre à bénéfice de vieux vêtements qu’il aachetés, il ne veut trafiquer que des choses étrangères à saprofession. Autre exemple. Le marchand de journaux est un homme quiconquiert centimes par centimes son pain et celui de ses enfants.Il semble donc que tous ses calculs devraient tendre àl’amélioration de sa condition trop humble, par conséquent àmultiplier du même coup la vente des feuilles publiques, bases deson commerce, et les centimes, fruits de ses peines. Voilà unraisonnement frappant, n’est-il pas vrai ! un raisonnementélémentaire ? d’une logique faite pour éblouir la jugeote d’unenfant de cinq ans ? – Oui, eh bien, fondez un journal etessayez de le lui faire vendre ; essayez-y un peu, pourvoir !… Vous n’aurez pas placé vingt mots, qu’il se dressera,indigné, et qu’il vous chassera de son kiosque !…Parfaitement !… Et avec un fouet ! comme Jésus, àJérusalem, chassa les marchands du temple. Pourquoi ? Parcequ’imprudemment vous aurez voulu contribuer à l’extension d’unnégoce qu’il exerce mais n’accepte pas, et que, créé pour vendredes journaux, il aspire à vendre de l’huile, du vermicelle, desbouchons, en un mot des choses n’offrant aucune parenté, mêmelointaine, avec la branche d’industrie qu’il a… – remarquez bienceci – VOLONTAIREMENT ADOPTÉE !… C’est en vertu de la même loique nous voyons avec surprise les charbonniers vendre du vin, lesmerciers vendre de la papeterie, les marchands de couleurs vendredes boutons de portes, des lampes à pétrole et de la poudre àpunaises. C’est une chose connue de tout le monde que les garçonsde cafés sont professeurs de courses, et je vous mets au défi, surdix cochers de fiacres, de n’en pas trouver neuf qui soientmarchands de chiens… Eh bien, il en est de l’éditeur exactementcomme du marchand d’habits : contraints par la force deschoses d’acheter, l’un de vieux vêtements, l’autre de lalittérature, ils se rencontrent sur ce même terrain : l’idéed’acheter des casseroles !… Ah ! cela est vraimentcurieux et l’imbécillité des hommes est amusante vue de toutprès ! – Cependant, à la lueur des lampes et sous les lambrisdes mansardes, des jeunes hommes pleins de talent entassent desfeuillets de copie ! Peine perdue ! l’éditeur ne leséditera pas, car son devoir, son rôle, sa tâche, seraient justementde les éditer ! En vain, ils lui démontreront les mérites deleur marchandise ; en vain, comme je ne sais plus quelpersonnage de je ne sais plus quelle opérette, ils lui cornerontaux oreilles :

Voici ma fille, elle est jolie ;

Voici sa dot, elle est en or.

– « Je n’en veux pas ! répondral’éditeur, opiniâtrement insurgé contre sa propre raisond’être.

– « Prenez mon ours,sacrebleu !

– « Non !

– « Je vous l’abandonne à vilprix !

– « Non !

– « Prenez-le pour rien,alors !

– « Je n’en veux pas ; je vousdis ! Non et non ! »

Eh bien, il y a là un vice qu’il est urgent deréformer. J’ai donc imaginé ceci : je vais trouver sous seslambris l’homme de talent, dont je vous parle, je lui achètehonnêtement cinq cents francs, à mes risques et périls, l’œuvrequ’il eût cédée pour rien, et devenu l’intermédiaire entre l’auteur– qui me bénit ! – et l’éditeur, que je persuade à l’aide demon éloquence – là est la difficulté mais en même temps la raisond’être et le côté large du projet ! – je deviens, moyennantvingt-cinq louis, seul propriétaire d’un ouvrage qui peut très bienme rapporter cent ou cent cinquante mille francs, par la raison queje dois, un jour, forcément, logiquement, inévitablement, mettre lamain sur la poule aux œufs d’or ! Cela ne crève pas les yeuxd’évidence ?

Il posa la question, et, d’un geste élargi quiprenait le globe à témoin, il y répondit sur-le-champ. Son riresonore saluait des victoires certaines.

– Vous verrez, mon cher ! vousverrez !

Là-dessus, à propos de rien, sans même sedonner la peine de chercher une transition, il conta qu’il avaittrouvé un truc vraiment épatant pour le lancement d’une pommadecontre les affections du cuir chevelu.

Il expliqua :

– Le boulevard. Cinq heures. La vieparisienne bat son plein dans la joie d’une belle fin de journée.Tout à coup, une auto fait halte, un bolide en jaillit, que sembleavoir projeté la détente d’une catapulte. C’est un homme aux mainsfolles. De sa bouche, dont l’huis béant évoque le guerrier hurleurdu groupe de Rude, là-bas, à l’Arc de Triomphe, une vociférations’échappe : « Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! »,et vers la Madeleine que baigne l’or du couchant, pareillement uneflèche, il file ! La foule s’écarte devant lui, s’efface surson passage, s’élance sur ses traces. Et qu’est-ce que c’est ?Et qu’est-ce qu’il y a ? Et on ne sait pas ! On parle devol, de séquestration, d’entôlage. « C’est une louffetinguequi s’est trottée », affirme un petit télégraphiste. Un petitpâtissier assure : « C’est un monsieur que sa rombière ya foutu du vitriol. » Lui, la foule aux talons et les talonsaux fesses, va de l’avant, dévore l’espace :« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » Par le travers dela chaussée où les multicolores autos s’entrecroisent comme desprojectiles, toujours suivi d’un flot humain dont l’impérieuxbesoin de savoir l’emporte sur l’instinct de prudence, il seprécipite les bras hauts, et aussitôt, d’un même mouvement spontanéqui les rejette d’avant en arrière, les mécaniciens effarés ontcontrarié leurs « directions », mêlant le concert deleurs blasphèmes aux plaintes suraiguës de leurs freins…N’importe ! vers le but mystérieux, vers l’énigmatiquemission, il poursuit sa course affolée. La rue Daunou, qui l’a reçude la rue Scribe, le restitue à la rue Édouard-VII qui le renvoie àla rue Cambon. Il court, il court, le furet !… Un banc seprésente. Déjà il l’a escaladé ; et, des hauteurs de ceperchoir, la main en visière sur les yeux, fouillant les lointainsdu boulevard : « Mais arrêtez-la donc ! Maisarrêtez-la donc ! Arrêtez-la donc, nom de Dieu ! »Du coup, à l’unisson, la foule : « Qui, à la fin ?Qui ? » hurle-t-elle. Lui, alors : « Qui ?La CHUTE DES CHEVEUX ! ! ! » Et soudain apaisé,cependant qu’arrachés aux ténèbres de ses poches des centaines deprospectus planent au-dessus des fronts du vulgaire comme desfeuilles de marronniers par une bourrasque d’automne :« Messieurs, trêve de plaisanterie ! l’heure des chosessérieuses a sonné ! Le merveilleux produit que je vienssoumettre aujourd’hui à votre haute compétence… »

Cozal en pleurait !… Marthe elle-même,prise au piège, ne put retenir un éclat de rire qu’elle désavouaaussitôt, tant bien que mal, d’un léger haussement d’épaules,tandis qu’Hamiet vengé, le triomphe goguenard, la questionnait surle ton d’une respectueuse sollicitude, s’informait « siMadame, cette fois, avait marché oui ou non », « si ellevoulait bien l’honorer de son approbation pleine et entière »,« si elle n’avait pas à soumettre quelque observationjudicieuse, quelques-unes de ces fines critiques dictées par lasagesse même, dont elle possédait le secret » ; touteschoses qui se moquaient d’elle, un peu, mais si gaîment, sigentiment, qu’il eût fallu avoir bien mauvais caractère pour leuren garder rancune.

Hamiet, d’ailleurs, tout en blaguant, venaitde tomber en arrêt devant l’horloge pneumatique qui montraitl’heure aux boulevards, de son cadran à double face.

– Diable ! s’exclama-t-il, cinqheures et demie, bientôt ! C’est l’instant de réintégrer. Enroute, Marthe ! Nous sommes en retard.

Puis à Cozal :

– Il n’est, reprit-il, si bonne sociétéqui ne se quitte, comme disait François Ier en flanquantses chiens à l’eau, mais nous n’en resterons pas là, je pense.

– Je l’espère bien ! ditl’autre.

Hamiet poursuivit :

– Je n’ai pas une minute à moi tous cesjours-ci, mais un soir de la semaine prochaine, il faut que vousveniez dîner à la maison ; en copain, sans cérémonie. Celacolle ?

Cozal s’inclina :

– Bien aimable. Merci. Cela colle.J’accepte avec grand plaisir.

– À la bonne heure ! Un petit bleule matin pour le soir, cela suffit ?

– Absolument.

– All right ! À bientôt, en cecas.

Sous l’ombre du guéridon, la main de Cozal,depuis un instant, était venue retrouver celle de Marthe.L’insensible pression de ses doigts sur les doigts gantés de lajeune femme fut un adieu tendre et discret ; mais en mêmetemps, de sa dextre énergiquement secouée, il répondait aushake-hand affectueux de son nouvel et déjà vieil ami. Entre lafemme et le mari, son cœur, conquis, se partageait. Peu s’enfallut, quand, sous ses yeux, le couple se fut perdu par leséloignements du boulevard, que le mot de Quasimodo lui vint auxlèvres :

– Tout ce que j’aime !

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