Les Linottes

À L’ATELIER

La célèbre académie X… Grand hall vitré.Au mur, des fleurets ; par terre, des haltères ; dans uncoin, un piano ouvert. Il est onze heures du matin. Les élèves sontà leurs chevalets. Antoinette occupe la table à modèle.

MAUDRUC, le fil à plomb tenu au bout du bras.

Tu disais donc, Lamerlette, qu’à l’Expositiondu Champ-de-Mars le 1806 de Meissonier ne fut flanqué quede deux gardiens. Mais pour garder ces deux gardiens, n’était-ilpoint, ô Lamerlette, de municipaux à cheval, et n’était-il point decanons qui gardassent les municipaux ?

LAMERLETTE

Non.

MAUDRUC

Lamerlette, que tu m’affliges ! que tum’affliges donc, Lamerlette ! – Tiens, passe-moi un peu decobalt ; cette Antoinette a les jambes d’un bleu ! Avectout ça, où est donc Simonnet ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

MAUDRUC, haussant les épaules.

En voilà une scie idiote !

PIÉGELÉ

Maudruc, ne blague pas le pèreMeissonier ; tu ne sais pas ce que tu deviendras.

HANNIBAL

Blague le père Meissonier, au contraire,Maudruc. On nous embête avec le père Meissonier. Quoi,Meissonier ? quoi, Meissonier ? Après tout, ce n’étaitpas plus fort que Caran d’Ache.

(Protestations et rires).

LAMERLETTE

Hannibal, tais-toi, tu es ivre.

DES VOIX

Il est ivre ! il est ivre ! il ablasphémé ; il a mérité la mort !

HANNIBAL

Salut à la libératrice. – Où diable est montabac ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

LAMERLETTE

Hannibal, conviens que tu es ivre, ou on va temettre en broche-en-cul.

HANNIBAL

J’en conviens, messieurs, je suis gris.

TOUS

Ah !

HANNIBAL

Mais ce n’est pas la boisson, au moins.

LAMERLETTE

Qu’est-ce que c’est alors ?

HANNIBAL

La salade. J’ai un drôle de tempérament, jevous dirai. Je bois sec et abondamment, je supporte mieux quepersonne… – la jambe droite plus ferme, Antoinette –… le vin dechampagne, les alcools ; mais la salade me fiche dedans.

ANTOINETTE, suffoquée.

Ça, par exemple, c’est épatant.

MAUDRUC

Dis que c’est triste.

ANTOINETTE

À quoi ça tient, dis, Hannibal, que tu soissaoul avec de la salade ?

HANNIBAL

C’est le vinaigre qui me monte à la tête,parbleu !

ANTOINETTE

Tu ne devrais pas te laisser aller, puisque tusais que ça te fait mal.

HANNIBAL

Ah ! va donc raisonner lespassions ! Tonnerre de Dieu ! si le bélître qui m’adérobé mon tabac ne se déclare pas à l’instant même, je lui fendsla figure avec une hache.

DES VOIX

Horreur ! C’est atroce ! Pas de sangici !

MAUDRUC

Cet Hannibal est fort méchant.

HANNIBAL

Je veux mon tabac ! Je le veux parcequ’il m’appartient et que je l’ai gagné avec mon travail.

PIÉGELÉ

D’abord il ne t’appartient pas, par cetteexcellente raison qu’il a cessé de t’appartenir.

HANNIBAL

C’est toi qui me l’as pris.

PIÉGELÉ

Pardon ! je ne l’ai pas pris ; jel’ai trouvé.

HANNIBAL

Tu l’as trouvé… Où ça, donc ?

PIÉGELÉ

Dans ta poche, Petitet est là qui peut ledire. N’est-ce pas, Petitet ? – Tiens, qu’est-ce qu’il estdevenu ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

PIÉGELÉ

Ah ! la barbe !

HANNIBAL

Rends-le-moi, mon tabac, hein, dis ?

PIÉGELÉ

Impossible.

HANNIBAL

Voyons, rends-le-moi, Piégelé. Rends-moi montabac, s’il te plaît. Je me traîne à tes genoux moralement.

PIÉGELÉ

Tant de platitude me dégoûte, tu n’aurasrien.

HANNIBAL

Cœur de roche ! c’est tropcochon !

(Onze heures sonnent.)

ANTOINETTE, sautant à bas de la table.

Onze heures ! Dix minutes d’arrêt.

(Protestations de quelqueslaborieux.)

ANTOINETTE

Silence aux pétardiers ! J’ai mes troisquarts d’heure de pose, moi. J’en ai ma claque, à la fin.

LES PÉTARDIERS, désarmés.

Devant ce torrent d’éloquence…

MAUDRUC

C’est un fait que, pour moucher le monde,Antoinette n’a pas sa pareille.

ANTOINETTE

Tu parles ! – Et à propos, que je vousdise donc ! Je me suis disputée avec le chemin de fer.

MAUDRUC

Bah !

ANTOINETTE

Et salement encore ! (Elle enfile sachemise.) Je voulais aller à Royat, figurez-vous, retrouverquelqu’un que je connais… un… monsieur…, enfin…, un ami.

LAMERLETTE, sèchement.

Ah ! pardon ; je suis là ! Jete prie de ne pas dire de saletés, Antoinette.

ANTOINETTE, ahurie.

Je ne dis pas de saletés.

LAMERLETTE, s’emballant.

Si, tu en dis ! si, tu en dis ! Etje ne viens pas ici pour être insulté ! Je le savais bienqu’on me méprisait ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! monDieu !…

Il éclate en sanglots grotesques. On lecalme. Nouveau tumulte. Potin assourdissant. On entend :« Laissez-moi partir ! On m’a manqué de respect ! Jeveux retourner chez mes bons parents qui sont des personneshonorables. » Des voixprotestent :« Lamerlette ! Lamerlette ! Sion t’a insulté, c’est sans le faire exprès ! »

HANNIBAL, dont l’organe aigu domine le charivari.

Est-ce qu’on va me foutre à fumer, nom deD… !

Lent apaisement. Ces messieurs regagnentleurs places.

Lamerlette essuie ses yeux.

MAUDRUC

Achève ton histoire, Antoinette, c’était d’unpuissant intérêt.

ANTOINETTE

Je ne sais plus où j’en étais. Il mebouleverse, cet idiot-là, avec ses susceptibilités !

MAUDRUC

Tu voulais aller à Royat.

ANTOINETTE

Ah ! oui ! – Donc je voulais aller àRoyat. Je regarde le prix : vingt balles ! Je trouve çachaud, comme de juste, et j’en cause à Beaudunois, le paysagiste,qui me dit : « Écoute, Antoinette, si tu veux être bonnefille avec moi, je te donnerai le moyen de voyager à bonmarché. »

MAUDRUC

Tu acceptas ?

ANTOINETTE

Ma foi, oui. Tiens ! je n’ai pas le moyende perdre vingt francs, moi !

MAUDRUC

C’est évident. – Quand ce fut fait ?…

ANTOINETTE

Quand ce fut fait, Beaudunoism’expliqua : « C’est bien simple, ma chère enfant, tun’auras qu’à donner cent sous et à dire que tu es enceinte, vu que,sur les lignes de chemin de fer, les femmes enceintes voyagent àquart de place. »

L’ATELIER, d’une seule voix.

Tu ne le savais pas ?

ANTOINETTE

Mon Dieu non, et je l’appris avec plaisir. Ilajouta : « Tu vas aller voir de ma part le docteurGustave, mon ami. C’est un garçon très complaisant ; il tedonnera une attestation. » J’allai voir le docteur Gustave quime dit…

MAUDRUC

… « Soyez bonne fille, Antoinette, et jevous donnerai un certificat. »

ANTOINETTE

Qui est-ce qui te l’a dit ?

MAUDRUC

Je l’ai deviné ; le docteur est sicomplaisant !

ANTOINETTE

C’est une justice à lui rendre. Cela n’empêchepas qu’au chemin de fer on n’a rien voulu savoir !

LE CHŒUR, incrédule.

Allons donc !

ANTOINETTE

C’est comme je vous le dis.

PIÉGELÉ

Tu ne me feras pas croire cela !

ANTOINETTE

C’est pourtant la vérité. Bien mieux ! onm’a traitée de femme soûle !

MAUDRUC

Tas de crapules ! Tu devrais te plaindredans les journaux, Antoinette.

ANTOINETTE

Tu crois ?

MAUDRUC

Oui, et gueuler contre le monopole.

ANTOINETTE

Qu’est-ce que c’est que ça, lemonopole ?

LAMERLETTE

Je vais te l’expliquer en deux mots. C’est uneespèce de télescope ; ça sert à mettre les parapluies et çadonne bon goût au boudin.

PIÉGELÉ

Messieurs, n’exagérons rien. Rien ne prouveque notre amie ait su se faire clairement comprendre de cesintelligences bouchées. (À Antoinette) Ne nous cache rien,Antoinette ; tu t’es bornée à dire que tu étais enceinte et àmontrer le certificat ?

ANTOINETTE

Évidemment.

PIÉGELÉ

Tout s’explique ! Il fallait demander unepremière militaire.

MAUDRUC

Parbleu ! – Retournes-y demain,Antoinette, et si tu n’as pas ce que tu veux…

LE CHŒUR, avec un ensemble touchant.

… Va chez le commissaire de police !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer