LE MADÈRE
Chichinette, trente ans ; Éponine, sabonne, quarante-huit ans.
CHICHINETTE
Éponine !
ÉPONINE
Qu’est-ce qu’elle a fait ?
CHICHINETTE
Approche voir un peu, que je te cause. Disdonc, espèce d’enflée…
ÉPONINE
Ah ! pas de gros mots, n’est-cepas ? Je veux pas de familiarités. Parce qu’on emploie unepersonne, ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect. Unpeu d’égard pour mes cheveux blancs.
CHICHINETTE
La barbe, toi, avec tes cheveux. D’ailleurs,c’est pas tout ça. Qu’est-ce qu’est devenu le madère ?
ÉPONINE
Le madère ?
CHICHINETTE
Oui, le madère.
ÉPONINE
Quel madère ?
CHICHINETTE
Quel madère ? Tu te fiches de larépublique, d’oser demander : « Quel madère ? »Comme dit Amédée : Vrai alors, t’en as un, de tempérament.(Éponine essaye de parler.) Ferme ton garde-manger etréponds à ce que je te parle. Hier, à dîner, après le potage, on aservi du madère.
ÉPONINE
Des fois.
CHICHINETTE
Quoi, « des fois » ?
ÉPONINE
Je dis : « des fois ».
CHICHINETTE
En a-t-on servi, à la fin ? En a-t-onservi, oui ou non ?
ÉPONINE
Oui.
CHICHINETTE
Tu t’en rappelles, c’est heureux. Ehben ?
ÉPONINE
Quoi ?
CHICHINETTE
On n’a pas tout bu.
ÉPONINE
Ah !
CHICHINETTE
Il n’y a pas de « Ah ? ». Il enrestait au moins un tiers de la bouteille.
ÉPONINE
En bois ! Deux travers de doigt,oui ; de quoi remplir un petit cocotier.
CHICHINETTE
En supposant. Et alors ?
ÉPONINE
Alors, je l’ai fini.
CHICHINETTE
Comme ça se trouve !
ÉPONINE
Oh ! ce que j’en ai fait, c’est par pureprécaution. Je craignais qu’il aurait tourné. Le temps esttellement à l’orage…
CHICHINETTE
Ah ! ça va bien ; t’en as degaies !… À cette heure, voilà le madère qui tourne comme dufromage blanc, quand il y a de l’orage dans l’air ?(Éponine veut placer un mot) Mais ferme donc tongarde-manger ; les mouches pourraient entrer dedans.
ÉPONINE
Je…
CHICHINETTE
Ça y est ! Les v’là quirappliquent ! Oh ! les sales bêtes, elles ont du poil auxpattes ! (Changeant de ton) Tu te payes maphysionomie, je pense. Certes, je peux le dire à voix haute :au cours de ma longue carrière, j’ai vu des gens avoir le madère àla bonne, mais pas dans ces proportions-là. Et puis, quand tu aurasfini de me dévisager dans le blanc de l’œil ? Tu vas restercomme ça jusqu’à la Saint-Glinglin, avec une bouche en jeu detonneau ? Il ne te manquerait que ça pour être belle.
ÉPONINE
Quoi, belle ? Quoi belle ? Pour monâge, je suis déjà pas si déjetée.
CHICHINETTE
Je te crois. T’as même gardé le sourire, lerêve dans l’œil et le je-ne-sais-quoi. C’est tout à fait l’avis deLéon ; il me le disait ce matin en mettant ses chaussettes.Comme il disait : « Éponine, il y a ça de bon avecelle : elle n’en fout pas une datte, elle est sale comme unpeigne et elle cuisine comme un cochon, mais pour la chose physiqueà faire dégobiller les ours, on peut dire qu’elle est un peulà. »
ÉPONINE, après un petit temps.
Ah ! je ne vole pas le pain que jemange !…
CHICHINETTE
Et le madère que tu t’envoies, il te revientcher, celui-là ? D’ailleurs, tu sais, on ne force personne. Aucas que tu nous as assez vus, la porte est grande ouverte et lemétro passe devant. En voilà, une vieille saloperie !
ÉPONINE
Toujours des mots à double entente !
CHICHINETTE
Je connais même quelqu’un, le jour où tucalteras, qui ne donnera pas sa place pour quarante-cinq sous.
ÉPONINE
Qui ?
CHICHINETTE
Hippolyte. Tu parles, Chocotte, si tu luireviens comme des radis !… Comme y dit souvent :« Je comprends pas que tu la flanques pas à la porte. Si yavait que moi, mince alors ! il y a longtemps que je l’auraissacquée. » Et il a rudement raison. Qué qu’tu fous ici, aprèstout ? Tu vois pas que tu nous emm… ? Vois-tu, il arriveun moment où on est plus bon qu’à une chose : avaler sa chiqueen douceur et aller regarder, le nez en l’air, si les pissenlits deClamart ont le pied en dehors ou en dedans.
ÉPONINE
C’est pour moi, ça ?
CHICHINETTE
Je le crois de ma mère, je dirai même que jele crains de cheval.
ÉPONINE, les larmes aux yeux.
Tu vas trop loin, ma fille ; le bon Dieute punira. Quand les rôles étaient retournés et que tu étais à monservice, je ne te parlais pas si durement.