Les Linottes

II

Ce même lendemain, à huit heures, un coup desonnette me mit sur pied.

Je me vêtis, en prenant soin de ne paséveiller Lamerlette (car le lit nous était commun, comme tout lereste), et je me trouvai, ayant ouvert, en présence d’un garçon derecettes qui demandait :

– Monsieur Maudruc ?

– Monsieur Maudruc, dis-je, c’estmoi.

Il continua :

– Je viens pour toucher un effet.

– Un effet !

– Oui, monsieur ; un effet devingt-cinq francs.

– Eh ! il y a méprise !m’écriai-je ; je n’ai souscrit d’effet à personne. Voulez-vousme permettre de voir ?

– Voyez, monsieur.

Et il me tendit le billet. Je lus :

Paris, 1er décembre 1868.

Au 1er mars prochain, jepaierai à M. Matraque, tailleur, ou à son ordre, la somme devingt-cinq francs, valeur reçue en marchandises.

THÉODORE MAUDRUC.

11bis, rue Véron.

Ah ! misère ! c’était pourtant vrai,et je me souvenais, enfin ! Oui, il était bien de moi, cebillet, souscrit à trois mois d’échéance comme à une dateillimitée, un jour que s’était fait sentir, de façon un peu troppressante, la nécessité d’une culotte ! Et je contemplais,atterré, ce misérable bout de papier, cette loque graisseusesurchargée de griffes et de paraphes escortant le même avisfatal : « Payez à l’ordre de… Payez àl’ordre de… » qui se venait abattre lourdement, au milieude notre petite fête, comme une grosse araignée dans un plat decrème.

L’homme me regardait en souriant. À la fin, ilme dit :

– Vous n’avez pas les fonds ?

Je protestai :

– Si, je les ai ! mais j’aimeraisautant les garder.

Il eut un geste vague. Je demandai,enhardi :

– Et si je ne paye pas, qu’est-ce qu’onme fera ?

– C’est bien simple, répondit-il ;on vous prendra votre mobilier.

Entendant cela :

– Je paye, dis-je.

Et ayant, en effet, allongé vingt-cinq francsdans tout le désespoir de mon âme, j’en allai prévenirLamerlette.

Lamerlette bondit du lit comme une fusée. Lesyeux hors de la tête, il me saisit au col, m’abreuva de reproches,me traita de voleur, de canaille, de concussionnaire. Il dit que jepayais mes dettes avec « l’argent des personnes », et quejamais il n’oublierait un tel excès de déloyauté.

Là-dessus il mit son pantalon et tomba à uneprostration silencieuse. Vingt minutes il erra à travers l’atelier,rêvant, mâchonnant ses rancunes, faisant halte de temps en tempspour compter et recompter dans le creux de sa main les dix-huitfrancs six sous qui nous restaient en caisse : toute unetragédie intime que je guignais du coin de l’œil en piquant d’unepointe de couteau un morceau de boudin qui chantait sur lepoêle.

Nous déjeunâmes face à face sans échanger uneparole ; mais comme je pliais ma serviette :

– Conviens, Maudruc, dit Lamerlette quetu t’es conduit comme un mufle.

– J’en conviens, confessai-je avec uneparfaite indifférence.

– Eh bien ! continua-t-il, tu as unmoyen de racheter ton improbité. Il nous manque vingt-deux francspour payer nos entrées au bal : mets ta pendule aumont-de-piété, nous aurons toujours douze francs dessus, et je mecharge d’emprunter le reste à Zackmeyer.

Je m’exclamai :

– Jamais de la vie ! Une pendule quemaman m’a donnée pour ma fête, et qui est le luxe del’atelier !…

– Ça ne fait rien, reprit Lamerlette,mets-là au mont-de-piété tout de même.

La façon dont je hurlai :« Non ! », avec un geste qui sabra le vide,équivalait à un arrêt. Lamerlette n’insista pas. Sur la tabledébarrassée je juchai un moulage en plâtre du Discobole dont je medisposai à faire une étude peinte, et pendant un instant onn’entendit plus rien que le grincement aigre du fusain sur le grainde la toile tendue.

– Maudruc, mets ta pendule au clou, ditsoudain Lamerlette qui me regardait faire, en me fumant sa pipedans le dos.

– Tu m’embêtes, répondis-je, je t’ai déjàdit non.

Il souffla une bouffée de fumée etcontinua :

– Mets-la donc au clou, ta pendule.

– Zut !

Impassible, il me dit :

– Tu ne veux pas l’y mettre ?

Du coup, je me bornai à hausser les épaules,déterminé à ne plus répondre, mais lui, froidement, prit unechaise, et vingt minutes durant, sans qu’une seule fois ils’interrompît pour reprendre haleine, il me persécuta, m’obséda, melarda de la même phrase sempiternellement rabâchée et marmottée àmon oreille en lamentable faux bourdon :

– Maudruc, mets ta pendule au clou !Maudruc, mets ta pendule au clou ! Mets ta pendule au clou,Maudruc ! Dis, mets-la au clou, ta pendule ! Hé,Maudruc ! Maudruc, mets ta pendule au clou !

Même il s’embrouillait à la fin, m’appelaitMaudrou, puis Maudrule :

– Mets ta pendule au trou,Maudrule ! Mets-la donc au truc, ta pendrou !

C’était à en devenir enragé. Je dus merendre.

– Eh bien ! oui, criai-je, je vaisl’y mettre ; mais tais-toi, Lamerlette, tais-toi ! ou,nom d’un tonneau, je t’étrangle !

Il n’en demandait pas davantage.Soigneusement, dans de vieux journaux il enveloppa la pendule, etil me la logea sous le bras en me recommandant de fairediligence.

Déjà j’étais dans l’escalier.

– Il y a un clou rue Fromentin ! mecriait Lamerlette, accoudé sur la rampe.

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