Les Visiteurs

XIV

Un jour, en descendant le cours Pierre-Puget,M. Arthur de Salinis avait croisé une femme dont la vuel’avait extrêmement troublé. Elle ressemblait, trait pour trait, àune maîtresse qu’il avait eue avant son mariage. Au bout de septans de liaison, son mari, M. Livernois, lieutenantd’artillerie coloniale, avait quitté Marseille pour le Tonkin. Cedépart, dont il avait éprouvé beaucoup de chagrin, n’avait pas étéétranger à la décision de M. de Salinis de renoncer à savie de garçon.

M. de Salinis suivit discrètement lajeune passante. Elle habitait dans une triste maison à trois étagesde la rue Gustave-Ricard. L’enquête menée parM. de Salinis lui fit découvrir, en effet, queMme Bréodat était la fille de son ancienne amie. Ilen eut une grande émotion et souhaita de la connaître. Son mariétait violoniste et donnait des leçons. Il lui fut facile d’entreren rapports avec lui. Sa femme se montrait plus farouche. Elle necomprenait rien au subit intérêt que ce vieux monsieur trop poli,toujours vêtu de clair et qui appartenait au patriciat de la ville,témoignait à son ménage.

– Je ne voudrais plus voir ce personnagedoucereux, disait-elle à son mari. Pourquoi vient-il ?

– Il aime la musique.

– C’est louche.

M. de Salinis avait imaginé, eneffet, de se faire jouer des quatuors et des trios parM. Bréodat et ses camarades. Ces petites séances avaient lieu,bien entendu, chez le violoniste, et sa femme était contrainte d’yassister.

– Ses cachets ne le sont pas, disaitBréodat, qui gagnait à peine de quoi entretenir sa femme et unepetite fille de cinq ans. Et aucun de nous, je t’assure, ne crachesur l’argent qu’il nous procure. C’est un homme désœuvré etcapricieux. Il paraît qu’il a des marottes. Celle-là lui passeracomme les autres ; en attendant, elle aura mis un peu debeurre sur nos pauvres épinards.

M. de Salinis était trop fin pour nepas voir l’hostilité et l’éloignement deMme Bréodat. À Noël, il envoya à sa fille unepoupée comme celle-ci n’avait jamais osé rêver d’en recevoir. Quandil vint rendre visite, un après-midi où elle était seule, à lafemme du musicien, celle-ci n’osa pas mal l’accueillir. Il lui tintà peu près ce langage :

– Chère madame, voulez-vous que nouscausions entre nous, comme de vrais amis ? Vous me regardezd’un mauvais œil et vous m’attribuez de sombres desseins. Je n’enai aucun. Je me suis pris d’amitié pour votre ménage. Cela ne cacheaucune arrière-pensée. Si j’en avais, vous vous en seriez déjàaperçue. Pourquoi suis-je tombé un jour chez vous sans criergare ? Je vais vous l’avouer tout uniment : vousressemblez beaucoup à une amie d’enfance que j’ai eue autrefois etque je regrette encore. De là ma sympathie pour vous. Comme vous levoyez, rien de plus simple. J’ajoute que je suis libre, que j’aimela musique et que j’ai trois filles charmantes qui n’ont pas besoinde moi. Et j’aime qu’on ait un peu besoin de moi. Si mes façonsd’être vous déplaisent sincèrement, je ne reviendrai pas.

M. de Salinis avait l’air si loyalque Mme Bréodat renonça à ses préventions et qu’ildevint le commensal de la maison. Il ne fit pas la moindre allusionà sa mère, et Stéphanie ne soupçonna jamais le rôle queMme Livernois avait eu dans cette vie.

Il rendait souvent àMme Bréodat de menus services d’argent. Quand elleeut sept ans, la petite Marie faillit mourir d’une crised’appendicite. On dut l’opérer à chaud. Ce futM. de Salinis qui alla chercher un des meilleurschirurgiens de la ville, qu’il connaissait et que ses prixmettaient hors de la sphère où les Bréodat l’eussent pu saisir. Àdater de ce jour, Stéphanie eut une véritable affection pourM. de Salinis.

Ce n’était pas qu’il ne la surprît point. Sesfaçons avec elle avaient pris à la longue une familiaritéexcessive. Il lui donnait parfois des caresses très vives. Mais sitendre qu’il se montrât avec elle, il ne dépassait jamais certaineslimites. Il savait allier l’audace et la retenue, la sensualité etla politesse.

M. de Salinis cherchait surStéphanie Bréodat le reflet de sa mère. Quand il lui embrassait lecou, les bras ou le haut de la gorge, il retrouvait sous ses lèvresle contact d’une peau qui passait toutes les autres en douceur.Mais, pour rien au monde, il n’eût voulu être l’amant de la jeunefemme. Il savait bien qu’en le faisant il eût abîmé un desmeilleurs souvenirs de sa vie. À son âge, et si même Stéphanie eûtconsenti à devenir sa maîtresse, – ce qui n’eût pas été impossible,– il savait bien qu’il ne retrouverait plus cette unionincomparable qu’il avait éprouvée alors avec une femme dontl’ardeur physique égalait la sienne. LorsqueM. de Salinis considérait Mme Bréodatavec des yeux où passaient un amour voilé et une grande mélancolie,ce regard la troublait bizarrement comme une interrogation sansréponse. Elle ne devinait point de quelle terre promise et à jamaisperdue M. de Salinis contemplait ses yeux couleurd’écureuil noir et ses bras au dessin laiteux.

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