XVI
Mme Rouzeau prenait, cesoir-là, son repos hebdomadaire ; d’autant plus que l’état deMme Chasteuil ne donnait plus aucune inquiétudeapparente. La maladie évoluait dans le sens de sa crise,c’est-à-dire du dénouement. Henriette avait demandé à veillerAnne-Marie, comme elle le faisait quand Mme Rouzeauavait congé. Mais, à la fin de la journée, elle fut prise d’unemigraine violente : accident auquel elle était sujette. Il luifut impossible de demeurer auprès de sa sœur. Gilbert décida doncde la remplacer. Il s’agissait moins d’une vigile véritable qued’une présence, dans le cas où il surviendrait un accident.
Un lit de camp avait été dressé derrière unparavent. Gilbert s’y installa vers dix heures. Il savait qu’ildormirait mal. Il trouvait dans son for intérieur que la famille deSalinis rendait à la maladie un culte qu’il jugeait excessif.Puisque sa femme était virtuellement guérie, ces sollicitudesnocturnes lui paraissaient vaines, ou plutôt correspondre à touteune éthique morbide qu’il jugeait ridicule, mais inséparable devieilles traditions en honneur dans les bonnes familles.
Sa présence eut cependant le privilège dedonner à Anne-Marie un calme exceptionnel. Elle embrassa longuementson mari, puis s’endormit de bonne heure ; et le rythme apaiséde sa respiration vint bientôt jusqu’à lui, qui se retournait sansfin sur son mince matelas, exaspéré de passer une nuit blanche.
Le silence s’établit peu à peu ; et latorpeur. Gilbert céda au sommeil plus vite qu’il ne croyait. Il futréveillé par un bruit de voix. Il se crut arrivé au matin. Lapendulette disposée à côté de son lit le renseigna : uneheure, à peine. Qui parlait ? Il écouta mieux : c’étaitla voix d’Anne-Marie. Un léger délire s’emparait d’elle. Riend’anormal : il lui arrivait de rêver à haute voix, deressasser, endormie, ses angoisses de la journée. Gilberts’approcha du lit de sa femme ; son sommeil était agité, sansêtre en rien inquiétant pour cela.
Les premiers mois de son mariage, Gilbertécoutait avec terreur ces propos étranges ; il s’y étaitaccoutumé depuis. Il regarda Anne-Marie avec indifférence. Il étaithabitué aussi à contempler d’un œil étranger les femmes qu’il avaitdésirées. Chez lui, l’amour était tout physique : il nelaissait rien derrière lui. D’ailleurs, si l’amour n’est pasimmortel, tout se vaut : qu’on soit fidèle à un souvenir unjour ou trois ans, c’est toujours l’oubli qui a raison. Il n’étaitpas de ceux qui s’attribuent des dons extraordinaires pour lapassion en s’en justifiant sur une fidélité de dix mois. Cet espritsuperficiel et cette âme légère soupçonnaient bien que le temps nefait rien à l’affaire : ou toujours oujamais.
Il revint se coucher ; il bâilla. Il butune orangeade tiédie. La faible veilleuse ne lui permettait pas delire. Il essayait de sommeiller de nouveau, quand le nom d’Inèsvint jusqu’à lui. Il leva la tête pour mieux écouter.
– Inès, disait-elle, jamais en repos…
La voix était basse, rauque, traînante ;une voix qui était à peine celle d’Anne-Marie. Elle avait dans sonaccent je ne sais quoi de vulgaire et de lourd, comme si quelqu’uns’exprimait à travers Anne-Marie, qui ne fût plus tout à faitelle-même.
– Tu la regardais encore hier… Ah !comme tu la regardais Gilbert !… Les yeux fixés sur sesjambes… Comme si Inès avait de plus jolies jambes quemoi !
Au cours de leurs disputes, Anne-Marierevenait, en effet, sur cette idée qu’Inès était moins bellequ’elle, moins bien faite. Cette obsession reparut brusquement dansun vrai sifflement de haine.
– La voir nue ; quelledéception ! Cette poitrine molle, cette poitrine quitombe ; les hanches lourdes… Ton désir le plus constant :Inès toute nue…
À la suite de ces phrases, Gilbert entenditavec stupeur une série de phrases ordurières, de véritablesobscénités. Qui aurait pu supposer que sa femme, toujours siréservée dans ses propos, si retenue dans ses attitudes, s’exprimâtainsi ? Quel était donc l’être nouveau qui avait prispossession d’elle et qui la forçait à ce langage qui choquaitChasteuil, mais qui lui mettait sous les yeux des imagesirrésistibles ? Tout ce qu’évoquait Anne-Marie dans son délireprécisait avec cruauté les vœux les plus intimes, les plus secretsde son mari. S’il avait osé penser à voix haute, il aurait formuléces souhaits que sa femme rendait comme présents pour mieux s’enindigner et les condamner en lui.
… Se boucher les oreilles, ne plus rienentendre. L’effort qu’il faisait pour ne pas réveiller sa femme etl’obliger à se taire était intolérable. Avoir à ce point soufferten pure perte. Quoi ! il s’était condamné à la privationd’Inès ; il avait accepté de renoncer à son amour ; il sedévouait à une femme qu’il n’aimait plus ; – et tout cela pourque la maladie lui révélât l’envers véritable d’Anne-Marie :sa jalousie pathologique, une obsession de maniaque ! À caused’elle, il avait déjà manquéMme Lermentières ; à cause d’elle, sa vieétait devenue un vrai martyre ; sinon de continence, du moinsde gêne et de privations. Et sa femme, pendant ce temps, se lereprésentait en proie à cette fureur érotique qu’ilrefoulait ; c’est-à-dire accomplissant dans son imagination, àelle, tout ce qu’il se refusait.
Il en éprouvait un profond malaise, mais ausside la colère, le sentiment d’être dupe. Trop peu subtil pourmesurer la part d’inconscience des divagations de la malade, il luiattribuait tout un jeu de pensées luxurieuses auxquelles elle sefût abandonnée avec une certaine complaisance. Sa cruauté àdétailler le corps de sa sœur, le comparant au sien, n’en évoquaitpas moins ce corps aux yeux de Gilbert ; et la façon dont ellele desservait, sans diminuer les désirs de son mari, réduisaitcette dernière pudeur, ce dernier respect, que lui inspiraitjustement la chair de cette jeune fille, qu’il aimait, au fond, àtravers celle de sa femme, avec cette curiosité antique, perverseet naturelle, qui se retrouve dans toutes les amours de cegenre.
Il écoutait avec horreur cette voix qui venaitde plus loin qu’elle-même ; cette voix qui semblait sourdre deson propre instinct, cette voix qui aurait pu lui arriver d’au delàde la mort. En même temps, elle le transportait au centre de cemonde ; elle lui en montrait le désordre et l’incohérence.Elle le raillait à la fois et le poussait dans ses derniersretranchements. Pour Anne-Marie, tout ce qu’elle redoutait et toutce qu’elle imaginait avait eu lieu, elle rendait fatal l’acteauquel sa fureur donnait une monstrueuse apparence et contre lequels’était cabrée la vertu de cet homme sans vertu. Elle l’absolvaitau nom de la fatalité ; elle lui dévoilait par sonaccomplissement possible ce qui restait en lui de larvaire etd’indistinct. Il y avait donc un lieu où tout était égalementindifférent, également fini : ce qui devait être et ce quiaurait pu ne pas exister, ce qui était écoulé depuis des siècles etce qui naîtrait demain. Et ce lieu était la consciencehumaine ; champ clos où le temps, ni l’espace n’ont de droit,ni de prix. Il ne formulait pas ces vues générales en mots aussiprécis, mais le fait qu’il en recevait une impression diffuse nefaisait point que leur leçon embryonnaire ne pénétrât saraison.
Le sang aux joues, les mains nerveuses, à demilevé sur sa couche pour ne pas perdre un mot de ce qu’il entendait,il écoutait toujours : la voix se tut. Il cessa de se voirreprésenté dans toutes les postures où l’amour vous peutentraîner ; il cessa d’entendre sonner ce nom d’Inès quiretentissait dans son cerveau comme un caillou dans une calebassecreuse. La respiration d’Anne-Marie semblait apaisée. De nouveau,Gilbert alla considérer sa femme.