II
Le mariage fait, la gaieté revint. Ce fut unspectacle assez curieux de voir une femme redevenir enfant aprèsses noces ; il semblait que la vie d’Emmeline eût étésuspendue par son amour ; dès qu’il fut satisfait, elle repritson cours, comme un ruisseau arrêté un instant.
Ce n’était plus maintenant dans la chambretteobscure que se passaient les enfantillages journaliers, c’était àl’hôtel de Marsan comme dans les salons les plus graves, et vousimaginez quels effets ils y produisaient. Le comte, sérieux etparfois sombre, gêné peut-être par sa position nouvelle, promenaitassez tristement sa jeune femme, qui riait de tout sans songer àrien. On s’étonna d’abord, on murmura ensuite, enfin on s’y fit,comme à toute chose. La réputation de M. de Marsann’était pas celle d’un homme à marier, mais était très bonne pourun mari ; d’ailleurs, eût-on voulu être plus sévère, iln’était personne que n’eût désarmé la bienveillante gaietéd’Emmeline. L’oncle Duval avait eu soin d’annoncer que le contrat,du côté de la fortune, ne mettait pas sa nièce à la merci d’unmaître ; le monde se contenta de cette confidence qu’onvoulait bien lui faire, et, pour ce qui avait précédé et amené lemariage, on en parla comme d’un caprice dont les bavards firent unroman.
On se demandait pourtant tout bas quellesqualités extraordinaires avaient pu séduire une riche héritière etla déterminer à ce coup de tête. Les gens que le hasard amaltraités ne se figurent pas aisément qu’on dispose ainsi de deuxmillions sans quelque motif surnaturel. Ils ne savent pas que, sila plupart des hommes tiennent avant tout à la richesse, une jeunefille ne se doute quelquefois pas de ce que c’est que l’argent,surtout lorsqu’elle est née avec, et qu’elle n’a pas vu son père legagner. C’était précisément l’histoire d’Emmeline ; elle avaitépousé M. de Marsan uniquement parce qu’il lui avait pluet qu’elle n’avait ni père ni mère pour la contrarier ; mais,quant à la différence de fortune, elle n’y avait seulement paspensé. M. de Marsan l’avait séduite par les qualitésextérieures qui annoncent l’homme, la beauté et la force. Il avaitfait devant elle et pour elle la seule action qui eût fait battrele cœur de la jeune fille ; et, comme une gaieté habituelles’allie quelquefois à une disposition romanesque, ce cœur sansexpérience s’était exalté. Aussi la folle comtesse aimait-elle sonmari à l’excès ; rien n’était beau pour elle que lui, et,quand elle lui donnait le bras, rien ne valait la peine qu’elletournât la tête.
Pendant les quatre premières années après lemariage, on les vit très peu l’un et l’autre. Ils avaient loué unemaison de campagne au bord de la Seine, près de Melun ; il y adans cet endroit deux ou trois villages qui s’appellent le May, etcomme apparemment la maison est bâtie à la place d’un ancienmoulin, on l’appelle le Moulin de May. C’est unehabitation charmante ; on y jouit d’une vue délicieuse. Unegrande terrasse, plantée de tilleuls, domine la rive gauche dufleuve, et on descend du parc au bord de l’eau par une colline deverdure. Derrière la maison est une basse-cour d’une propreté etd’une élégance singulières, qui forme à elle seule un grandbâtiment au milieu duquel est une faisanderie ; un parcimmense entoure la maison, et va rejoindre le bois de la Rochette.Vous connaissez ce bois, madame ; vous souvenez-vous del’allée des Soupirs ? Je n’ai jamais su d’où luivient ce nom ; mais j’ai toujours trouvé qu’elle le mérite.Lorsque le soleil donne sur l’étroite charmille, et qu’en s’ypromenant seul au frais pendant la chaleur de midi, on voit cettelongue galerie s’étendre à mesure qu’on avance, on est inquiet etcharmé de se trouver seul, et la rêverie vous prend malgrévous.
Emmeline n’aimait pas cette allée ; ellela trouvait sentimentale, et ses railleries du couvent luirevenaient quand on en parlait. La basse-cour, en revanche, faisaitses délices ; elle y passait deux ou trois heures par jouravec les enfants du fermier. J’ai peur que mon héroïne ne voussemble niaise si je vous dis que, lorsqu’on venait la voir, on latrouvait quelquefois sur une meule, remuant une énorme fourche etles cheveux entremêlés de foin ; mais elle sautait à terrecomme un oiseau, et, avant que vous eussiez le temps de voirl’enfant gâté, la comtesse était près de vous, et vous faisait leshonneurs de chez elle avec une grâce qui fait tout pardonner.
Si elle n’était pas à la basse-cour, ilfallait alors, pour la rencontrer, gagner au fond du parc un petittertre vert au milieu des rochers : c’était un vrai désertd’enfant, comme celui de Rousseau à Ermenonville, trois cailloux etune bruyère ; là, assise à l’ombre, elle chantait à haute voixen lisant les Oraisons funèbres de Bossuet, ou tout autre ouvrageaussi grave. Si là encore vous ne la trouviez pas, elle courait àcheval dans la vigne, forçant quelque rosse de la ferme à sauterles fossés et les échaliers, et se divertissant toute seule auxdépens de la pauvre bête avec un imperturbable sang-froid. Si vousne la voyiez ni à la vigne, ni au désert, ni à la basse-cour, elleétait probablement devant son piano, déchiffrant une partitionnouvelle, la tête en avant, les yeux animés et les mainstremblantes ; la lecture de la musique l’occupait toutentière, et elle palpitait d’espérance en pensant qu’elle allaitdécouvrir un air, une phrase de son goût. Mais si le piano étaitmuet comme le reste, vous aperceviez alors la maîtresse de lamaison assise ou plutôt accroupie sur un coussin au coin de lacheminée, et tisonnant, la pincette à la main. Ses yeux distraitscherchent dans les veines du marbre des figures, des animaux, despaysages, mille aliments de rêveries, et, perdue dans cettecontemplation, elle se brûle le bout du pied avec sa pincetterougie au feu.
Voilà de vraies folies, allez-vous dire ;ce n’est pas un roman que je fais, madame, et vous vous enapercevez bien.
Comme, malgré ses folies, elle avait del’esprit, il se trouva que, sans qu’elle y pensât, il s’était forméau bout de quelque temps un cercle de gens d’esprit autour d’elle.M. de Marsan, en 1829, fut obligé d’aller en Allemagnepour une affaire de succession qui ne lui rapporta rien. Il nevoulut point emmener sa femme et la confia à la marquise d’Ennery,sa tante, qui vint loger au Moulin de May. Madame d’Ennery étaitd’humeur mondaine ; elle avait été belle aux beaux jours del’empire, et elle marchait avec une dignité folâtre, comme si elleeût traîné une robe à queue. Un vieil éventail à paillettes, qui nela quittait pas, lui servait à se cacher à demi lorsqu’elle sepermettait un propos grivois, qui lui échappait volontiers ;mais la décence restait toujours à portée de sa main, et, dès quel’éventail se baissait, les paupières de la dame en faisaientautant. Sa façon de voir et de parler étonna d’abord Emmeline à unpoint qu’on ne peut se figurer ; car, avec son étourderie,madame de Marsan était restée d’une innocence rare. Les récitsplaisants de sa tante, la manière dont celle-ci envisageait lemariage, ses demi-sourires en parlant des autres, ses hélas !En parlant d’elle-même, tout cela rendait Emmeline tantôt sérieuseet stupéfaite, tantôt folle de plaisir, comme la lecture d’un contede fées.
Quand la vieille dame vit l’allée desSoupirs, il va sans dire qu’elle l’aima beaucoup ; lanièce y vint par complaisance. Ce fut là qu’à travers un déluge desornettes Emmeline entrevit le fond des choses, ce qui veut dire,en bon français, la façon de vivre des Parisiens.
Elles se promenaient seules toutes deux unmatin, et gagnaient, en causant, le bois de la Rochette ;madame d’Ennery essayait vainement de faire raconter à la comtessel’histoire de ses amours ; elle la questionnait de centmanières sur ce qui s’était passé à Paris, pendant l’annéemystérieuse où M. de Marsan faisait la cour àmademoiselle Duval ; elle lui demandait en riant s’il y avaiteu quelques rendez-vous, un baiser pris avant le contrat, enfincomment la passion était venue. Emmeline, sur ce sujet, a étémuette toute sa vie ; je me trompe peut-être, mais je croisque la raison de ce silence, c’est qu’elle ne peut parler de riensans en plaisanter, et qu’elle ne veut pas plaisanter là-dessus.Bref, la douairière, voyant sa peine perdue, changea de thèse, etdemanda si, après quatre ans de mariage, cet amour étrange vivaitencore. – Comme il vivait au premier jour, répondit Emmeline, etcomme il vivra à mon dernier jour. Madame d’Ennery, à cette parole,s’arrêta, et baisa majestueusement sa nièce sur le front. – Chèreenfant, dit-elle, tu mérites d’être heureuse, et le bonheur estfait, à coup sûr, pour l’homme qui est aimé de toi. Après cettephrase prononcée d’un ton emphatique, elle se redressa tout d’unepièce, et ajouta en minaudant : Je croyais queM. de Sorgues te faisait les yeux doux ?
M. de Sorgues était un jeune homme àla mode, grand amateur de chasse et de chevaux, qui venait souventau Moulin de May, plutôt pour le comte que pour sa femme. Il étaitcependant assez vrai qu’il avait fait les yeux doux à lacomtesse ; car quel homme désœuvré, à douze lieues de Paris,ne regarde une jolie femme quand il la rencontre ? Emmeline nes’était jamais guère occupée de lui, sinon pour veiller à ce qu’ilne manquât de rien chez elle. Il lui était indifférent, maisl’observation de sa tante le lui fit secrètement haïr malgré elle.Le hasard voulut qu’en rentrant du bois elle vit précisément dansla cour une voiture qu’elle reconnut pour celle deM. de Sorgues. Il se présenta un instant après,témoignant le regret d’arriver trop tard de la campagne où il avaitpassé l’été, et de ne plus trouver M. de Marsan. Soitétonnement, soit répugnance, Emmeline ne put cacher quelque émotionen le voyant ; elle rougit, et il s’en aperçut.
Comme M. de Sorgues était abonné àl’Opéra, et qu’il avait entretenu deux ou trois figurantes, à centécus par mois, il se croyait homme à bonnes fortunes, et obligéd’en soutenir le rôle. En allant dîner, il voulut savoir jusqu’àquel point il avait ébloui, et serra la main de madame de Marsan.Elle frissonna de la tête aux pieds, tant l’impression lui futnouvelle ; il n’en fallait pas tant pour rendre un fat ivred’orgueil.
Il fut décidé par la tante, un mois durant,que M. de Sorgues était l’adorateur ;c’était un sujet intarissable d’antiques fadaises et de mots àdouble entente qu’Emmeline supportait avec peine, mais auxquels sonbon naturel la forçait de se plier. Dire par quels motifs lavieille marquise trouvait l’adorateur aimable, par quels autresmotifs il lui plaisait moins, c’est malheureusement ou heureusementune chose impossible à écrire et impossible à deviner. Mais on peutaisément supposer l’effet que produisaient sur Emmeline depareilles idées, accompagnées, bien entendu, d’exemples tirés del’histoire moderne, et de tous les principes des gens bien élevésqui font l’amour comme des maîtres de danse. Je crois que c’estdans un livre aussi dangereux que les liaisons dont parle sontitre, que se trouve une remarque dont on ne connaît pas assez laprofondeur : « Rien ne corrompt plus vite une jeunefemme, y est-il dit, que de croire corrompus ceux qu’elle doitrespecter. » Les propos de madame d’Ennery éveillaient dansl’âme de sa nièce un sentiment d’une autre nature. – Qui suis-jedonc, se disait-elle, si le monde est ainsi ? La pensée de sonmari absent la tourmentait ; elle aurait voulu le trouver prèsd’elle lorsqu’elle rêvait au coin du feu ; elle eût du moinspu le consulter, lui demander la vérité ; il devait la savoir,puisqu’il était homme, et elle sentait que la vérité dite par cettebouche ne pouvait pas être à craindre.
Elle prit le parti d’écrire àM. de Marsan, et de se plaindre de sa tante. Sa lettreétait faite et cachetée, et elle se disposait à l’envoyer, quand,par une bizarrerie de son caractère, elle la jeta au feu en riant.– Je suis bien sotte de m’inquiéter, se dit-elle avec sa gaietéhabituelle ; ne voilà-t-il pas un beau monsieur pour me fairepeur avec ses yeux doux ! M. de Sorgues entrait aumoment même. Apparemment que, pendant sa route, il avait pris desrésolutions extrêmes ; le fait est qu’il ferma brusquement laporte, et, s’approchant d’Emmeline sans lui dire un mot, il lasaisit et l’embrassa.
Elle resta muette d’étonnement, et, pour touteréponse, tira sa sonnette. M. de Sorgues, en sa qualitéd’homme à bonnes fortunes, comprit aussitôt et se sauva. Il écrivitle soir même une grande lettre à la comtesse, et on ne le revitplus au Moulin de May.