Nouvelles et Contes – Tome I

II

Il avait résolu d’aller rendre visite à lasignora Dorothée, femme de l’avogador Pasqualigo. Cette dame,respectable par son âge, était des plus riches et des plusspirituelles de la république ; elle était, en outre, marrainede Pippo, et, comme il n’y avait pas une personne de distinction àVenise qu’elle ne connût, il espérait qu’elle pourrait l’aider àéclaircir le mystère qui l’occupait. Il pensa toutefois qu’il étaitencore trop matin pour se présenter chez sa protectrice, et il fitun tour de promenade, en attendant, sous les Procuraties.

Le hasard voulut qu’il y rencontrâtprécisément Monna Bianchina, qui marchandait des étoffes ; ilentra dans la boutique, et, sans trop savoir pourquoi, aprèsquelques paroles insignifiantes, il lui dit : Monna Bianchina,vous m’avez envoyé ce matin un joli cadeau, et vous m’avez donné unsage conseil ; je vous en remercie bien humblement.

En s’exprimant avec cet air de certitude, ilcomptait peut-être s’affranchir sur-le-champ du doute qui l’avaittourmenté ; mais Monna Bianchina était trop rusée pourtémoigner de l’étonnement avant d’avoir examiné s’il était de sonintérêt d’en montrer. Bien qu’elle n’eût réellement rien envoyé aujeune homme, elle vit qu’il y avait moyen de lui faire prendre lechange ; elle répondit, il est vrai, qu’elle ne savait de quoiil lui parlait ; mais elle eut soin, en disant cela, desourire avec tant de finesse et de rougir si modestement, que Pippodemeura convaincu, malgré les apparences, que la bourse venaitd’elle. – Et depuis quand, lui demanda-t-il, avez-vous à vos ordrescette jolie négresse ?

Déconcertée par cette question, et ne sachantcomment y répondre, Monna Bianchina hésita un moment, puis ellepartit d’un grand éclat de rire et quitta brusquement Pippo. Restéseul et désappointé, celui-ci renonça à la visite qu’il avaitprojetée ; il rentra chez lui, jeta la bourse dans un coin, etn’y songea pas davantage.

Il arriva pourtant quelques jours après qu’ilperdit au jeu une forte somme sur parole. Comme il sortait pouracquitter sa dette, il lui parut commode de se servir de cettebourse, qui était grande, et qui faisait bon effet à saceinture ; il la prit donc, et, le soir même, il joua denouveau et perdit encore.

– Continuez-vous ? demanda serVespasiano, le vieux notaire de la chancellerie, lorsque Pippon’eut plus d’argent.

– Non, répondit celui-ci, je ne veux plusjouer sur parole.

– Mais je vous prêterai ce que vousvoudrez, s’écria la comtesse Orsini.

– Et moi aussi, dit ser Vespasiano.

– Et moi aussi, répéta d’une voix douceet sonore une des nombreuses nièces de la comtesse ; maisrouvrez votre bourse, seigneur Vecellio : il y a encore unsequin dedans.

Pippo sourit, et trouva en effet au fond de sabourse un sequin qu’il y avait oublié. – Soit, dit-il, jouonsencore un coup, mais je ne hasarderai pas davantage. Il prit lecornet, gagna, se remit à jouer en faisant paroli ; bref, aubout d’une heure, il avait réparé sa perte de la veille et celle dela soirée.

– Continuez-vous ? demanda-t-il àson tour à ser Vespasiano, qui n’avait plus rien devant lui.

– Non ! car il faut que je sois ungrand sot de me laisser mettre à sec par un homme qui nehasarderait qu’un sequin. Maudite soit cette bourse ! ellerenferme sans doute quelque sortilège.

Le notaire sortit furieux de la salle. Pippose disposait à le suivre, lorsque la nièce qui l’avait averti luidit en riant :

– Puisque c’est à moi que vous devezvotre bonheur, faites-moi cadeau du sequin qui vous a faitgagner.

Ce sequin avait une petite marque qui lerendait reconnaissable. Pippo le chercha, le retrouva, et iltendait déjà la main pour le donner à la jolie nièce, lorsqu’ils’écria tout à coup :

– Ma foi, ma belle, vous ne l’aurezpas ; mais, pour vous montrer que je ne suis pas avare, envoilà dix que je vous prie d’accepter. Quant à celui-là, je veuxsuivre un avis qu’on m’a donné dernièrement, et j’en fais cadeau àla Providence.

En parlant ainsi, il jeta le sequin par lafenêtre.

– Est-il possible, pensait-il enretournant chez lui, que la bourse de Monna Bianchina me portebonheur ? Ce serait une singulière raillerie du hasard si unechose qui en elle-même m’est désagréable avait une influenceheureuse pour moi.

Il lui sembla bientôt, en effet, que toutesles fois qu’il se servait de cette bourse il gagnait. Lorsqu’il ymettait une pièce d’or, il ne pouvait se défendre d’un certainrespect superstitieux, et il réfléchissait quelquefois, malgré lui,à la vérité des paroles qu’il avait trouvées au fond de la boîte. –Un sequin est un sequin, se disait-il, et il y a bien des gens quin’en ont pas un par jour. Cette pensée le rendait moins imprudent,et lui faisait un peu restreindre ses dépenses.

Malheureusement, Monna Bianchina n’avait pasoublié son entretien avec Pippo sous les Procuraties. Pour leconfirmer dans l’erreur où elle l’avait laissé, elle lui envoyaitde temps en temps un bouquet ou une autre bagatelle, accompagnés dequelques mots d’écrit. J’ai déjà dit qu’il était très fatigué deses importunités, auxquelles il avait résolu de ne pasrépondre.

Or il arriva que Monna Bianchina, poussée àbout par cette froideur tenta une démarche audacieuse qui déplutbeaucoup au jeune homme. Elle se présenta seule chez lui, pendantson absence, donna quelque argent à un domestique, et réussit à secacher dans l’appartement. En rentrant, il la trouva donc, et il sevit forcé de lui dire, sans détour, qu’il n’avait point d’amourpour elle, et qu’il la priait de le laisser en repos.

La Bianchina, qui, comme je l’ai dit, étaitjolie, se laissa aller à une colère effrayante ; elle accablaPippo de reproches, mais non plus tendres cette fois. Elle lui ditqu’il l’avait trompée en lui parlant d’amour, qu’elle se regardaitcomme compromise par lui, et qu’enfin elle se vengerait. Pippon’écouta pas ses menaces sans s’irriter à son tour ; pour luiprouver qu’il ne craignait rien, il la força de reprendre àl’instant même un bouquet qu’elle lui avait envoyé le matin, et,comme la bourse se trouvait sous sa main : – Tenez, luidit-il, prenez aussi cela ; cette bourse m’a porté bonheur,mais apprenez par là que je ne veux rien de vous.

À peine eut-il cédé à ce mouvement de colère,qu’il en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de ledétromper sur le mensonge qu’elle lui avait fait. Elle était pleinede rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et seretira, bien décidée à faire repentir Pippo de la manière dont ill’avait traitée.

Il joua le soir comme à l’ordinaire, etperdit ; les jours suivants, il ne fut pas plus heureux. SerVespasiano avait toujours le meilleur dé, et lui gagnait des sommesconsidérables. Il se révolta contre sa fortune et contre sasuperstition, il s’obstina et perdit encore. Enfin, un jour qu’ilsortait de chez la comtesse Orsini, il ne put s’empêcher des’écrier dans l’escalier : Dieu me pardonne ! je croisque ce vieux fou avait raison, et que ma bourse étaitensorcelée ; car je n’ai plus un dé passable depuis que jel’ai rendue à la Bianchina.

En ce moment, il aperçut, flottant devant lui,une robe à fleurs, d’où sortaient deux jambes fines etlestes ; c’était la mystérieuse négresse. Il doubla le pas,l’accosta, et lui demanda qui elle était et à qui elleappartenait.

– Qui sait ? répondit l’Africaineavec un malicieux sourire.

– Toi, je suppose. N’es-tu pas laservante de Monna Bianchina ?

– Non ; qui est-elle, MonnaBianchina ?

– Eh ! par Dieu ! celle qui t’achargée l’autre jour de m’apporter cette boîte que tu as si bienjetée sur mon balcon.

– Oh ! Excellence, je ne le croispas.

– Je le sais ; ne cherche pas àfeindre ; c’est elle-même qui me l’a dit.

– Si elle vous l’a dit,… répliqua lanégresse d’un air d’hésitation. Elle haussa les épaules, réfléchitun instant ; puis, donnant de son éventail un petit coup surla joue de Pippo, elle lui cria en s’enfuyant :

– Mon beau garçon, on s’est moqué detoi.

Les rues de Venise sont un labyrinthe sicompliqué, elles se croisent de tant de façons par des caprices sivariés et si imprévus, que Pippo, après avoir laissé échapper lajeune fille, ne put parvenir à la rejoindre. Il resta fortembarrassé, car il avait commis deux fautes, la première en donnantsa bourse à Bianchina, et la seconde en ne retenant pas lanégresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presquesans le savoir, vers le palais de la signora Dorothée, samarraine ; il se repentait de n’avoir pas fait à cette dame,quelque temps auparavant, sa visite projetée ; il avaitcoutume de la consulter sur tout ce qui l’intéressait, et rarementil avait eu recours à elle sans en retirer quelque avantage.

Il la trouva seule dans son jardin, et aprèslui avoir baisé la main : – Jugez, lui dit-il, ma bonnemarraine, de la sottise que je viens de faire. On m’a envoyé, iln’y a pas longtemps, une bourse…

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, quela signora Dorothée se mit à rire. – Eh bien ! lui dit-elle,est-ce que cette bourse n’est pas jolie ? Ne trouves-tu pasque les fleurs d’or font bon effet sur le velours rouge ?

– Comment ! s’écria le jeunehomme ; se pourrait-il que vous fussiez instruite…

En ce moment, plusieurs sénateurs entraientdans le jardin ; la vénérable dame se leva pour les recevoir,et ne répondit pas aux questions que Pippo, dans son étonnement, necessait de lui adresser.

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