Zonzon Pépette- Fille de Londres

Chapitre 13KIKI LE BOITEUX

À cause d’une mauvaise jambe, on peut ne pasêtre apte au service militaire et quand même préférer Londres àBelleville.

– Que voulez-vous, qu’il aurait dit, moij’adore Londres.

D’ailleurs, on ne l’interrogeait pas. Ilexiste, n’est-ce pas ? d’autres inconvénients à chérir sapatrie bien-aimée. Si ce n’est pas l’armée en bloc, c’en est unepartie : les gendarmes. Ce sont ces curieux : les juges.C’est, des fois, celui qu’à Paris on appelle : le Monsieur deParis : le mec immortel de la Veuve.

Zut ! Kiki n’aimait pas Paris, parcequ’on y boite moins à l’aise que sur les trottoirs de Londres.

Kiki boitait, mais pour le voir il fallaitqu’il marche. Il était jeune, avec une figure taillée fine, qu’ilappelait sa « gueugueule ». D’un peu de cosmétique de lalangue, il plaquait là-dessus, deux jolies mèches aux côtés, uneautre sur le front, au milieu. Il n’aimait pas le faux-col. Pour lereste, il se vêtait, à peu près, comme tout le monde : uneveste très ample, ce qui est, à sa convenance, chaud l’hiver, fraisl’été ; puis une culotte à pièces dont il se dispensait deretrousser le bas des jambes, parce qu’elles étaient déjà courtes.Il lui arrivait de porter deux chaussettes de même couleur. Quantau gilet, bast ! car, pour le gilet, il faut une montre.D’ailleurs, ce n’est pas vilain, directement sous la veste, un peude bleu de la chemise, ou bien, sans ce bleu, un bout de peau ensatin rose.

Ainsi vêtu, la casquette dans les yeux, Kikise mêlait au grand monde. Le jour, il ouvrait les portières auxbelles dames qui arrivent en voiture. La nuit, il ouvrait d’autresportes, qui n’étaient pas précisément des portières. C’est pourcette raison qu’il chaussait volontiers des espadrilles.

Tel que, si, le jour où Zonzon ne revint pasau Cercle, on lui avait dit : « Mon vieux, c’esttoi qui retrouveras la môme », il aurait blagué :« Bin vrai » et n’en aurait rien cru. Il y avait huitjours depuis Zonzon. Lorsqu’après huit jours, ni malade, nicoffrée, une môme reste partie, t’as beau jouer l’inquiet,François, son homme, on sait ce que ça veut dire. Paxvobis, chantent les curés, et Motus ! Paxvobis, pauvre Zonzon.

Pourtant ce soir-là, devant cette pâtisserie,derrière la glace de ce beau coupé, cette grande bouche, ce trognonde nez, ces yeux à la chinoise, il eût juré Zonzon Pépette. Il sedit : « C’est pas possib… » tant il y avait deplaqué là-dessus et puis du rouge ! et puis de lapoudre ! et puis encore du noir ! Mais après, il dut bienen convenir :

– Acré ! c’est elle tout demême !

C’était bien elle. Zonzon se trouvait seuledans sa voiture.

Elle allait en sortir. D’abord elle n’aperçutpas Kiki. Elle avait trop de peine à pousser hors de la portièretout un bazar de plumes et de rubans qui formaient un chapeau sursa tête. Et puis, ce sacré marche-pied qu’elle ne trouvaitjamais !

Mais, dès qu’elle eût reconnu Kiki, ce futcomme si, durant cette huitaine, elle avait médité : Je feraiceci. Houp ! elle rentra dans son coupé :« Monte » ; elle le fit entrer, et quand il futauprès d’elle, par un tube exprès pour cela, elle cria :« Atchoum ! » ce qui, pour son anglais de cocher,signifiait :

– À la maison !

Ce que ces huit jours elle avait dû s’asseoirsur sa langue ! On ne roulait pas encore qu’elle avait déjàdit :

– Tu vois, je ne suis pas morte ; jem’emmerde.

Et, aussi, qu’elle voulait savoir commentallaient les copains, s’ils parlaient d’elle, s’ils se réunissaienttoujours, quelle gueule, en ne la voyant plus, son homme avaitfaite.

Ensuite elle raconta : Un soir, elleavait raccroché un type, un très chic, peut-être un lord ; ill’avait ramenée dans un « flat » qu’il tenait pour ceschoses ; qu’il la gâtait ; qu’il l’aimait, parce qu’ilpouvait faire avec elle « tu sais leurs saloperiesà’anglaise » ; qu’il lui avait dit :

– Je dis, mon môme, aussi long tuvoudras, aussi long tu resteras.

Quand elle eut fini, pour bien fairecomprendre que cette vie l’emmerdait, elle a dit :

– Tu comprends, mon vieux, que cette viem’emmerde !

Après elle parla encore : Elle avaitsongé à avertir son homme ; elle avait même écrit ; salettre se trouvait quelque part, mais elle ne l’avait pas envoyée àcause que, dans ce sale Londres, on n’est pas fichu de retenir lenom de la « street » où l’on perche.

Sacré Zonzon ! Kiki ouvrait grand lesyeux. Elle en avait une de robe ! En soie, avec desrubans ! Et aux doigts des bijoux ! Un collier sur lecou ! Et ce chapeau, mazette ! à remplir, à lui seul, lavoiture !

Il se tenait là-dessous, comme sous un arbre.Il la reniflait, tant elle sentait bon, il y mettait les lèvrespour savoir si elle goûtait si bon qu’elle sentait :

– On peut ?

Et elle :

– Pour sûr ! Depuis le temps que jem’emmerde !

Quand ils arrivèrent chez le lord, ce fut bienautre chose. Il y avait un vestibule.

– Viens, dit Zonzon.

Et Kiki dut venir ! Kiki dutentrer !

– Mince ! mince !

Il boitait à tomber, tant il voulait marcherdroit. Heureusement il étrennait des espadrilles et, sous sa veste,il avait mis sa poitrine en jolie peau, également toute neuve.

– Viens, disait Zonzon.

Après le vestibule, il y eut un ascenseur avecun groom. Il y eut une antichambre. Il y eut un salon. Il y eutd’autres salons ; avec des tapis, des chaises, des armoires,des glaces, des rubans pour les jeunes filles, des flacons commepour les cocottes, et mille autres choses à vous donner une semainede besogne pour emporter.

– Mince ! Mince !

Et, boitant à tomber, lorgnant à droite,lorgnant à gauche, Kiki construisait, en petit, dans son cerveau,un logis avec des pièces pareilles, où pousser les espadrilles plustard, quand la camarade n’y serait plus.

Le plus beau, ce fut dans la dernière salle.Il y avait une table avec dessus des assiettes, des verres ;des séries de verres ! Et des fruits dans descorbeilles ! Du vin dans des carafes ! Et des machinsremplis de choses, comme on reluque chez les pâtissiers !

– Tout ça m’emmerde, dit Zonzon.

Comme il restait debout, elle le poussa dansune chaise ; et cette chaise était si douce qu’il pensa bienque son cul allait passer à travers.

Puis elle dit :

– Attention, je vas sonner au lord.

Il n’eut que le temps de vérifier, dans sapoche, qu’il avait le nécessaire.

C’était, vraiment, un lord : grand,mince, assez vieux et, puisqu’on était au soir, en habit. Il fittrois pas : un… deux… trois… comme s’il les comptait.

– Gare, pensa Kiki, ce qu’il va me fout’àla porte.

Et, pas du tout. Quand il eut aperçu Kiki, ilregarda Kiki, il regarda Zonzon, puis, de nouveau, Kiki etZonzon.

Elle ne fit pas comme celles quidisent :

– Mon cher, je te présente moncousin.

Ou :

– Mon cher, c’est mon frère qui arrive deParis, rapport à notre mère qui crève.

Elle dit :

– Mon gros, c’est Kiki.

D’ailleurs elle compléta :

– Y bouffera avec nous.

Quel drôle de lord ! Il ne dit pas« oui », il ne dit pas « non ». Il s’inclinadevant Zonzon ; il tourna sur les talons et… une… deux… trois…il disparut derrière la porte.

– C’est-y, demanda Kiki, qu’il estmuet ?

– Non, fit Zonzon, il rage.

Tant pis pour le lord ! Puisque la tableétait servie, ils bouffèrent sans lui. Kiki mangea les fruits qu’ily avait dans les corbeilles ; il but le vin qu’il y avait dansles carafes ; il croqua les choses qu’il y avait dans lesmachins. Après, il s’aperçut qu’il aurait dû commencer par lehomard qu’il y avait sur de la salade. Il croqua la salade qu’il yavait sous le homard, puis le homard qui restait après la salade,puis un poulet qu’on trouva sur un plat.

Ce qu’il était fier, Kiki ! Assis dans lachaise du lord, il buvait dans le verre du lord ; il setorchait la « gueugueule » à la nappe du lord ; ilavait mis le pyjama du lord et après, comme il était vraimentmilord, il chatouilla sa môme aussi bien que l’eût fait lemilord.

Au moment de filer, Kiki montra qu’ilappartenait réellement au grand monde. Il ne voulut aucun desbibelots qui traînaient dans la maison d’une camarade. Il secontenta de quelques sucreries, histoire de se garnir les poches,et, pour avoir plus de poches, il garda celles qui se trouvaientdans le pyjama du lord. Il prit aussi un peu de pain et, dans cepain, le modèle vraiment curieux d’une serrure.

Puis il dit :

– Au revoir, duchesse…

Pour Zonzon, cette histoire eut la fin qu’ellevoulait. Elle dormit seule ; le lendemain, milord entra. Iln’avait pas d’habit, puisqu’on était au matin, mais il compta sespas, comme s’il l’avait. Il en fit huit.

Il dit :

– Mon môme, je ne veux plus de vô…

– Yes, fit Zonzon.

Il lui remit d’ailleurs plus que son dû. Ilajouta :

– Gâdez, aussi, le robe. Gâdez le mèle.Gâdez tô… Nô, pas le voitioure.

Elle ne dit pas :

– Merci.

Tout de même, il était gentil. Elle vouluttrouver quelque chose. Elle montra les flacons, montra les rubans,montra toutes ces choses fades qui l’avaient emmerdée. Elledit :

– Mon lord, ici, faudrait tenir unelevrette… Nous, vois-tu, on est des loups.

– Yes, fit le lord.

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