Contes divers 1882

Contes divers 1882

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Pétition d’un viveur malgré lui

MESSIEURS LES PRÉSIDENTS DES TRIBUNAUX,

MESSIEURS LES MAGISTRATS,

MESSIEURS LES JURÉS,

Maintenant que je suis désintéressé dans la question, vu mon âge et mes cheveux blancs, je viens protester contre vos jugements,contre la partialité révoltante de vos décisions, contre cette sorte de galanterie aveugle qui vous pousse à conclure toujours pour la femme contre l’homme, chaque fois qu’une affaire d’amour est portée devant votre tribunal.

Je suis vieux, Messieurs, j’ai beaucoup aimé, ou plutôt, souvent aimé. Mon pauvre cœur, bien meurtri, frissonne encore au souvenir des anciennes tendresses. Et par les tristes nuits solitaires où la vie passée ne nous apparaît plus qu’à l’état d’illusion finie, où les aventures lointaines, ternies comme les tapisseries effacées,nous donnent soudain des secousses de tristesse, et font monter aux yeux ces larmes douloureuses qu’on verse sur l’irréparable, j’ouvre en tremblant une humble caisse de noyer où gisent mes lamentables gages d’amour, où dort ma vie accomplie maintenant, où remue, quand j’y plonge les mains, la poussière morte de tout ce que j’ai adoré sur la terre.

Et je sanglote sur la bottine, la fine bottine de satin, jaune aujourd’hui, mais qui fut blanche, et que je pris à son pied, dans le jardin, ce soir-là, pour l’empêcher de rentrer au bal.

Je baise les gants, les cheveux blonds ou noirs, ses trois jarretières de soie et le mouchoir de dentelle maculé de sang, de ce sang qui semble une pâle tache de rouille et dont, un jour, jeconterai l’histoire.

Mais ce n’est point de tout cela que je prétends vous parler.J’ai voulu seulement prouver qu’on avait eu pour moi bien des…faiblesses – quoique je sois le plus timide, le plus indécis, leplus hésitant des hommes.

Je suis si timide que jamais, peut-être, je n’aurais osé… ce quevous savez, si les femmes n’avaient osé pour moi. Et j’ai comprisdepuis, en y songeant, que neuf fois sur dix c’est l’homme qui estséduit, capté, accaparé, enlacé de liens terribles, lui leséducteur que vous flétrissez. Il est la proie, la femme est lechasseur.

Un tout récent procès, jugé en Angleterre, m’a jeté soudain dansl’esprit un éclair de vérité.

Une fille, une demoiselle de comptoir, avait été ce que vousappelez séduite par un jeune officier de marine. Elle n’était plusdans sa prime fraîcheur, elle avait aimé déjà. Au bout de quelquetemps elle fut abandonnée. Elle se tua. Les magistrats anglaisn’eurent point assez d’injures, d’expressions infamantes,sanglantes, méprisantes pour flétrir l’infâme ravisseur.

Messieurs, vous eussiez fait comme eux. Eh bien, vous neconnaissez pas la femme, vous ne la comprenez pas, vous êtesodieusement injustes.

Écoutez-moi.

J’étais alors tout jeune officier, en garnison dans un port demer. J’allais dans le monde, j’aimais la valse et j’étais timide,comme je vous l’ai dit. Bientôt je crus m’apercevoir qu’une femmemûre, assez belle encore, mariée, mère de famille et irréprochable,disait-on, me remarquait. Quand nous dansions son œil restait fixésur le mien, si aigu, que je ne pouvais m’y tromper. Elle ne me ditrien sans doute. Est-ce qu’une femme parle, doit parler, peutparler ? Est-ce qu’un regard comme elle sait en avoir n’estpas plus provocant, plus impudique, plus clair que toutes nosdéclarations brûlantes ? Je fis semblant de ne pas comprendred’abord. Puis la persistance de cette muette provocation metroubla. Je lui murmurai dans l’oreille des choses tendres. Un jourelle s’abandonna. Je l’avais séduite, Messieurs. Me l’a-t-elleassez reproché !…

Elle m’aima d’une passion terrible, incessante, jalouse, féroce.« Tu m’as voulue », disait-elle. Que pouvais-je répondre ? Luireprocher ses regards ? Soyez juges, Messieurs. Elle n’avaitrien dit, cette femme !

Enfin j’appris que mon régiment partait. J’étais sauvé. Mais unsoir, vers onze heures, je la vis entrer soudain dans ma petitechambre d’officier. « Tu vas partir, me dit-elle, et je vienst’offrir la plus grande preuve d’amour qu’une femme puissedonner ; je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mesenfants, ma famille. Je me perds aux yeux du monde, et je déshonoreles miens. Mais je fais cela pour toi et j’en suis heureuse. » Unesueur froide me coula dans le dos. Je lui pris les mains ; jela suppliai de ne pas accomplir ce sacrifice que je ne voulaispoint accepter ; je tâchai de la calmer, de la raisonner.Peine inutile. Alors, les yeux dans les yeux, elle me dit d’unevoix sifflante : « Serais-tu un lâche ; serais-tu de ceux quiséduisent une femme puis l’abandonnent au premier caprice ?»

Je protestai. Mais je lui montrai la folie de son action, sesconséquences pour toute notre vie. Obstinée, elle répondaitsimplement : « Je t’aime. » À la fin, pris d’impatience, je lui disnettement : « Je ne veux pas. Je te défends de me suivre. » Elle seleva, et partit sans prononcer un mot.

Le lendemain j’apprenais qu’elle avait tenté de s’empoisonner.On la crut perdue pendant huit jours. Une de ses amies, saconfidente, vint me trouver ; me reprocha brutalementl’infamie de ma conduite. Je fus inflexible. Pendant un mois jen’entendis parler d’elle que vaguement. On la disait très malade.Puis soudain je fus prévenue par son amie qu’elle était perdue,condamnée. Qu’une promesse d’amour seule la pouvait sauver. Jepromis tout ce qu’on voulut. Elle guérit. Je l’enlevai.

Naturellement j’avais donné ma démission. Et pendant deux ansnous vécûmes ensemble dans une petite ville d’Italie, nous vécûmesde cette vie horrible de l’adultère en fuite.

Un matin, son mari entrait chez moi. Il fut sans violence etmême sans colère. Il venait chercher sa femme, non pour lui, maispour ses enfants, pour ses deux filles.

Je ne demandais pas mieux que de la rendre, croyez-moi,Messieurs les jurés.

Je la fis venir, et je la laissai seule avec l’époux abandonnéElle refusa de le suivre. À mon tour, je la priai, je la suppliai,et, spectacle étrange, invraisemblable, le mari et moi, nousl’implorions, moi pour qu’elle me quittât, lui pour qu’elle lesuivît.

Elle nous jeta ces mots : « Vous êtes deux misérables ! »et sortit là-dessus.

Le mari prit son chapeau, me salua, prononça un : « je vousplains, Monsieur », venu du cœur, et s’en alla.

Je la gardai encore six ans. Elle avait l’air de ma mère. Ellemourut.

Eh bien, Messieurs, cette femme auparavant n’avait jamais faitparler d’elle. On ne lui avait soupçonné jamais aucune faiblesse,et, pour tout le monde, c’est moi qui l’ai perdue, traînée dans leruisseau, tuée. J’ai déshonoré sa famille, semé la honte autour demoi. Je suis un misérable et un gueux.

Vous m’avez condamné à l’unanimité.

Cette histoire avait fait grand bruit. J’étais un séducteur.Toutes les femmes me contemplaient avec une curiosité émue. Jen’avais qu’à leur tendre la main pour les enlever. J’en aimaiplusieurs qui me trahirent. Les autres m’opprimèrent horriblement.Enfin, cette alternative se reproduisait sans cesse pour moi. –Être Joseph et laisser mon manteau – ou bien martyr livré à deslionnes.

Je termine, Messieurs.

Regardez Paris de midi à une heure. Voyez ces fillettes encheveux, ces petites ouvrières deux par deux, errant sur lestrottoirs, provocantes, l’œil hardi, prêtes à accepter toutrendez-vous, cherchant de l’amour par les rues.

Ce sont vos clientes.

Sondez leurs cœurs. Écoutez-les causer :

« Oh moi, ma chère, si j’ai la chance de trouver un garçonriche, je te promets qu’il ne me lâchera pas comme Amélie, ou biengare le vitriol. »

Et quand un brave garçon passe près d’elle, il reçoit en pleinvisage, en plein cœur ce regard qui veut dire « quand vous voudrez». Il s’arrête ; la fille est jolie et toute prête ; ilcède.

Un mois plus tard, vous injuriez et condamniez ce gredin qui aabandonné la pauvre fille séduite.

Or, lequel est le limier, lequel est le gibier ?

N’oubliez point ceci, Messieurs :

L’amour est toute la vie des femmes. Elles jouent avec nouscomme les chats avec les souris. La jeune fille cherche le mari leplus avantageux qu’elle pourra trouver.

Celles qui quêtent des amants les veulent dans les mêmesconditions.

Quand un homme, sentant le piège, s’échappe de leurs mains,elles se vengent à la façon du chasseur qui tue d’un coup de fusille lapin échappé du lacet.

Telle est mon humble opinion, basée sur une vieille expérience.Je la soumets à vos méditations.

Et j’ai l’honneur d’être,

Messieurs les présidents des tribunaux,

Messieurs les magistrats,

Messieurs les jurés,

Votre très obéissant serviteur,

MAUFRIGNEUSE.[1]

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