La Reine des Épées

La Reine des Épées

de Paul Féval (père)

Partie 1
LES ARQUEBUSES

Chapitre 1 Le mot de passe.

Sur le flanc gauche du Graben, cette belle et large rue qui suit la ligne des anciens fossés de Stuttgard et qui fait l’orgueil légitime de tous les sujets du roi de Wurtemberg, se trouve un quartier noir et peuplé outre mesure, dont les maisons grimpent, le long de petites rues étroites et tortueuses, jusqu’à la cathédrale. Dans les dictionnaires, on lit, à l’article Stuttgard, que la seule partie de la ville qui soit digne d’être visitée par le voyageur intelligent se compose de deux faubourgs, dont les maisons sont fort bien alignées. Il faut respecter l’avis des dictionnaires ; néanmoins, il est certains esprits qui, à Stuttgard, tout en considérant avec intérêt les grandes rues neuves ornées de restaurants à prix fixe et de magasins de bonneterie, n’ont pas honte de visiter aussi ces quartiers pauvres et dépourvus d’alignement, où se rencontrent les chers vestiges de la vie d’autrefois, où le passé renaît pour le rêveur, où l’imagination reconstruit, à l’aide d’une façade chancelante, d’une tourelle oubliée, d’une girouette de fer épargnée par miracle au sommet d’un pignon, tout ce merveilleux et sombre ensemble des cités gothiques.

C’est un vrai dédale que le quartier de l’Abbaye dans la capitale du Wurtemberg. D’autres villes d’Allemagne ont conservé des restes meilleurs et plus précieux,mais nulle part vous ne rencontreriez un écheveau de ruelles mieux emmêlé, un labyrinthe plus inextricable et plus bizarre.

La principale rue de ce quartier qui a nomAbten-Strass (rue de l’abbaye) et qui descend, à travers milledétours, jusqu’aux bords encaissés du Nesenbach, est bordée danstoute sa longueur de maisons qui présentent leurs pignons auxpassants, et quand on y voit arriver devant soi une banded’étudiants au cou nu, à la poitrine découverte, à la barbepointue, aux cheveux longs flottant sur les épaules, on pourrait secroire en plein moyen-âge.

C’était vers le commencement de l’automne del’année 1820. Le Graben était désert depuis longtemps ; lavoix monotone et endormie du guetteur venait de crier deux heuresaprès minuit, tandis que deux sons de trompe, lugubres etprolongés, accompagnaient le double coup frappé par le battant del’horloge royale. Il faisait chaud, et pas un souffle de vent nepassait sur la ville assoupie ; les réverbères fumeux, placésà de trop larges intervalles, achevaient de brûler leur mauvaisehuile et n’éclairaient guère que la tôle de leurs lanternes.

Il y avait bien une heure que l’homme du guet,qui dormait debout suivant l’ancienne tradition de son corps,n’avait rencontré âme qui vive.

Au coup de deux heures, un bruit lointain depas se fit entendre au delà des limites du Graben, et l’échoapporta le son des bottes ferrées grinçant contre le pavé.

– Gute nacht ! grommelal’homme du guet par habitude.

Car ses pareils ne manquent jamais desouhaiter la bonne nuit aux honnêtes gens comme aux voleurs.

Personne n’était là pour lui rendre sacourtoisie. Les pas continuaient de retentir sur le pavé au loin,mais aucune figure ne se montrait dans la solitude du Graben.

Les nuits allemandes sont si pleines defantômes que le bon guetteur continua paisiblement son somme,pensant bien que ces bottes ferrées invisibles et retentissanteschaussaient des pieds de revenants. Mais il s’éveilla tout à faiten arrivant à l’extrémité orientale du Graben, devant le grandrestaurant du Mérite militaire dont les fenêtresdemi-closes laissaient échapper de joyeuses lueurs et de gaismurmures à travers leurs draperies rabattues.

L’eau vint à la bouche du vieux soldat duguet.

– Si l’on mettait dans une tasse tout cequi reste là-haut au fond des verres, pensa-t-il avec mélancolie,je boirais un bon coup, et ces dignes seigneurs n’en souperaientpas plus mal !

– Que fais-tu là, Daniel ? dit unevoix creuse derrière lui, tout à coup.

Le vieux guetteur se retourna et tressailliten s’appuyant à la hampe de sa longue et inoffensivehallebarde.

La clarté douteuse du réverbère prochain luimontrait inopinément deux personnages dont aucun bruit n’avaittrahi l’approche. Tout à l’heure, avant de penser à ce bon coupqu’il aurait pu boire, le vieux guetteur avait rêvé de fantômes.Les fantômes étaient-ils venus ?

Les deux nocturnes promeneurs se tenaient brasdessus bras dessous. Leurs visages et leurs tournures présentaientun plein contraste. Tous les deux portaient des costumesd’étudiant, mais ces costumes différaient autant que leurspersonnes mêmes.

Car il y avait et il y a encore deux costumesdans les universités d’Allemagne : le costume sombre et lecostume gai, le costume du mélodrame et le costume de la comédie,les habits du joyeux enfant qui s’amuse en travaillant ou quitravaille en s’amusant, comme vous voudrez l’entendre, et ledéguisement lugubre du philosophe en herbe qui s’abrutit avec dessophismes et de la bière, qui pâlit sur l’ennui des rêvasseriespolitiques et qui conspire à vide vingt-quatre heures par jourcomme les traîtres incorrigibles de nos bas théâtres.

L’Allemagne fut toujours la patrie de ces foustristes et fatigants dont le moindre tort est d’être ennuyeux commeun in-quarto d’illuminisme germanique.

L’étudiant au costume sinistre était grand,maigre, blême et possédait une voix de basse-taille. Il portait laredingote allemande, raide sous les aisselles comme une armure defer, les larges braies de la Souabe antique et la chemise ouverte.Il n’avait d’autre coiffure que ses cheveux inspirés, c’est-à-direvierges de cette souillure que le peigne fait subir chaque jour auxperruques des civilisés.

Son camarade était gros, rond, court,joufflu ; il avait un petit dolman sur les épaules, de grossesbottes par dessus son pantalon collant, et sur sa tête une toquebariolée de diverses couleurs.

L’étudiant farouche se nommait Baldus.L’étudiant gai avait nom Bastian.

Et leur réunion offrait un symbole assezfrappant de l’état des universités allemandes sous la Restauration.Les Universités se séparaient alors en deux classes : lesCamarades et les Compatriotes. Les politiques,les philosophes, avaleurs de rois, se réunissaient dans uneassociation immense qui comprenait tout le système universitaireallemand et qui portait le nom de Bur-schenschaft (familledes Camarades). Il est inutile de dire que les Camarades et leur« famille » n’étaient point d’accord entre eux sur lesdétails de doctrine : ce qu’ils voulaient, c’était jouer aujeu des révolutions ; ils étaient tous d’accord sur cetarticle capital.

Les autres étudiants, qui prétendaient étudierdans le sens pratique du mot, qui prétendaient se divertir aussisuivant le penchant de leur âge, formaient des associationsparticulières, moins vivement poursuivies par la police dessouverains, mais qui n’avaient pas non plus les coudéestrès-franches. Ces associations portaient le titre commun deLandsmannschaft (famille des Paysans ou desCompatriotes).

C’étaient, en général, des associationsd’études et de plaisirs. Il y avait bien quelques petits mystères,car l’étudiant d’outre-Rhin a pour Croquemitaine les mêmestendresses que nos innocents francs-maçons de Paris ; maisenfin, les mœurs du Compatriote étaient tout autres que celles duCamarade. En politique, il ne connaissait que les chansons etn’assassinait presque jamais Kotzebue.

Pour trouver le vrai compagnon d’Universitédans toute la poésie tendre et batailleuse de son caractère, ilfallait violer le secret d’une famille de Compatriotes et se fairerecevoir Renard ou Conscrit dans le sanctuaire des grandespipes et des grandes épées. L’air y était épais, la bièrelourde ; la gaieté ne s’y chauffait pas d’un bois précisémentattique ; mais il y avait là de la franchise, de la jeunesse,du cœur et de l’honneur !

Au bas bout de la table, sur la plus méchanteescabelle, vous avisiez le nouveau débarqué, timide et triste,regrettant encore l’aile de sa mère, mais ayant appris à dédaignerdéjà tout ce qui était Philistin, c’est-à-dire tout ce quin’était pas étudiant. Cet enfant naïf, ignorant, respectueux bongré mal gré envers ses anciens, ce plastron, cette victimeéternelle des anciennes plaisanteries scolastiques, nous l’avonsnommé : c’était le Renard. – Un peu plus loin, le Renardenflammé montrait déjà les promesses de ses moustaches ;il avait mis un peu de hâle sur le rose trop féminin de sesjoues ; il jurait rondement par le diable et avait conquis lesecond grade universitaire. – Puis venait la jeune Maison(Dieu sait où ils allaient pêcher leurs titres !) La jeuneMaison avait oublié le village, la jeune Maison portait comme ilfaut le dolman fanfaron et les éperons d’acier. – Encore unsemestre d’études, de bombances, de veilles et de duels, la jeuneMaison devenait vieille Maison, puis Maisonmoussue, ce qui était le comble !

La Maison moussue avait droit au titrevénérable de Renard d’or.

Chacun pouvait franchir ces différents degrés,par le fait seul de sa présence aux cours et à la taverne :c’était une affaire d’ancienneté ; mais il y avait d’autreshonneurs qui ne se gagnaient pas si facilement.

Au-dessus de ces compagnons, vieillis dans lapoussière des cabarets et des écoles, il y avait de brillantesexistences, dont la gloire, éclatant comme un coup de tonnerre,s’était faite en un jour. À ceux-là, on ne demandait point la datede leur entrée dans la famille, dont ils formaientl’état-major : c’étaient les Renommists ou les Crânes.

Pour arriver à cette noble position de Crâne,il fallait passer, par l’épreuve de l’un des troisscandal, à savoir : le bier scandal, le scandalpro patria et le scandal contrà (sous-entenduPhilistinos).

Pris en ce sens, le mot scandal peut setraduire par combat à outrance. Le bier scandal était lalutte des schoppes jusqu’à ce que le vaincu, mort ou bien malade,tombât sous les pieds chancelants du vainqueur ; lescandal pro patria était le tournoi entre étudiants ;il avait lieu seulement par permission expresse des Anciens, etlorsque la ville était trop étroite pour contenir deux Crânesd’égale renommée. – Le scandal contrà se renouvelait plussouvent et atteignait presque toujours des proportionstragiques : c’était la croisade de messieurs les étudiantscontre les officiers de l’armée, leurs ennemis naturels.

Enfin, au-dessus des Crânes eux-mêmes, onrespectait, notamment à l’Université de Tubingue, dans le royaumede Wurtemberg, les Épées (Degen), consuls qui étaient élusau nombre de trois par l’assemblée des Maisons ou Anciens, et quigouvernaient la république des Compatriotes.

Il y avait déjà du temps que Bastian, notreétudiant gras et gai, suivi de Baldus, notre étudiant triste etmaigre, se promenait à la belle étoile.

Baldus était un Camarade politique, et si nouslui donnons un tout petit coin dans ce tableau, c’est que la véritéforce le peintre à mettre le charbon parmi la verdure. Bastianétait un Compatriote ; le bier scandal lui avaitdonné rang de Crâne. Bastian et Baldus étaient partis d’une tavernesituée au centre de la ville vieille pour se diriger vers leGraben. Tous deux avaient quelques pots de bière dans l’estomac etde la fumée de tabac plein la cervelle.

– Diable d’enfer ! disait Bastian,si tous les Camarades de l’Université de Vienne te ressemblent,frère Baldus, on doit s’y morfondre d’ennui, c’est une chosesûre !… Ici, nous dansons comme des perdus, nous courons àcheval entre Stuttgard et Tubingue, et, pour nous reposer, nouschantons le Gaudeamus en buvant du meilleur !… Maisparlons plus bas ; nous approchons du Graben, et si nousvoulons savoir au juste quel est ce Philistin, il est bon de nenous point faire arrêter au préalable par les patrouilles de lagarde du roi… Le conseil des Anciens m’a confié une mission, jet’ai choisi pour m’aider : soyons prudents !

– Ce n’est donc pas parce que cet hommem’a fait chasser de ma patrie, dit Baldus avec amertume, que leconseil des Anciens s’occupe de lui ?

– Non, répondit Bastian ; c’estparce que cet homme a re-gardé Chérie à la promenade du soir, dansle jardin du roi.

– Et qu’importe cela ?… dit Baldus,qui s’arrêta indigné.

– Ce que cela importe ? s’écriaBastian avec une chaleur soudaine ; ce que nous importentl’honneur et le bonheur de notre petite reine ?… Diabled’enfer ! Ami Baldus, tu viens de loin et cela t’excuse… Maissi tu parles jamais de Chérie devant nos frères, souviens-toi decet avis-là : ne demande plus ce qu’importe la moindre deschoses qui la regardent !

– C’est donc un fétiche ? murmuraBaldus.

– C’est Chérie, notre reine bien-aimée,répliqua le gros Bastian, qui était devenu presque sérieux. C’estnotre gloire et c’est notre amour !… Si je te disais que noussommes fous d’elle, se serait trop peu mille fois… Donc, si tu veuxvivre en paix au milieu de nous, mon frère, adore notre Chérie oufais semblant de l’adorer.

– Voici la seconde fois que tu me disquelque chose de pareil, murmura Baldus en secouant ses longscheveux. En sortant de la taverne, tu me disais : « Si tuveux vivre en paix au milieu de nous, frère, aime Frédéric ou faissemblant de l’aimer… » En somme, qu’est-ce que cette Chérie etqu’est-ce que c’est que ce Frédéric ?

On apercevait la lanterne de Daniel leguetteur, qui venait de s’arrêter devant le restaurant du Méritemilitaire.

Bastian mit un doigt sur sa bouche.

– C’est la reine et c’est le roi !répliqua-t-il à voix basse. Demain, à la fête des Arquebuses, tules verras tous les deux… Autour de Chérie, il y aura cent épées…Frédéric n’en a qu’une, mais elle vaut les cent autres… Viens çà,Baldus, et retiens ta langue !

Ils s’avancèrent à pas de loup vers le pauvreDaniel et ce fut Bastian, l’étudiant gai, qui lui frappa surl’épaule en disant :

– Que fais-tu là, vieux Daniel ?

– Daniel, répéta aussitôt Baldus avecemphase, saisissant avec avidité cette occasion de déclamer un peu.Puisque tu t’appelles ainsi, pauvre créature, à quoipenses-tu ?

– Je ne pense à rien, meinherr, réponditle guetteur sans hésiter.

– Daniel, Daniel, poursuivit Baldus, lesautres dorment, toi tu veilles !… Les autres reposent, toi tumarches !… Pauvre paria d’une civilisation égoïste, te voilàloin de ta femme et de tes enfants, tout seul dans les ruesabandonnées !… À quoi penses-tu, Daniel ?

Bastian allumait paisiblement son énorme pipede porcelaine à la lanterne du guetteur.

– Eh bien ! Meinherr, c’est vrai,dit Daniel en se ravisant, je pensais à quelque chose… Je pensaisque ma gorge s’est desséchée à crier les heures et le temps qu’ilfait… Je pensais que j’avais envie de boire un bon coup.

Il leva la main vers le premier étage durestaurant et ajouta :

– Ce n’est pas l’embarras, si je leurdemandais rasade par la fenêtre, je suis bien sûr qu’ilsm’enverraient plutôt une bouteille qu’un verre, car ce sont dedignes seigneurs, ceux-là, entendez-vous !… Ils ne chantentpeut-être pas les mêmes chansons que vous, et ils n’ont pas à labouche des phrases dix fois longues comme ma hallebarde ; maisils ouvrent volontiers leur bourse en passant auprès d’un vieuxsoldat et lui disent en bon allemand : « L’ami, voicipour boire à la santé de la vieille Allemagne ! »

– L’aumône ! murmura Baldus avecdédain.

– Il n’y a point d’aumône, mon maître,répliqua le vieillard, quand la main qui donne pressefraternellement la main qui reçoit… J’ai porté le mousquet, ilsportent l’épée : que Dieu les garde !… À l’âge où jesuis, je ne deviendrai jamais assez savant pour préférer bonnelangue à bonne lame !

– Tiens ! dit Bastian, tu n’es doncplus le compère des étudiants, toi, vieux Daniel !

Le guetteur lui tendit la main, que Bastiansecoua cordialement.

– Vous, dit-il en souriant, vous êtes lemeilleur buveur de bière de toute la Souabe : je vous estime…Si fait, si fait, mon maître, j’aime les étudiants. Passé minuit,ce sont mes seuls compagnons de veille ; je ne rencontre plusqu’eux par les rues et j’écoute leurs pas joyeux en medisant : « Ils sont jeunes ! ». C’est si bon,la jeunesse !… Et tenez, au commencement de ce printemps, jeme détournais tous les soirs de mon chemin pour voir quelque chosequi me réchauffait le cœur… C’était là-bas, dans le quartier del’Abbaye, au coin d’Abten-Strass, devant cette vieille masure quevous appelez, vous autres, la maison de l’Ami… Vers dix heures, unjeune homme, presque un enfant, qui avait de grands cheveux blondsbouclés sous sa petite casquette, montait les rives du fleuve etsuivait la rue en rêvant… Il s’arrêtait au même endroit toujours,il regardait toujours la même fenêtre derrière laquelle une lueurpâle se montrait… Il attendait : bien souvent la fenêtre nes’ouvrait point. Mais quelquefois, quand l’air de la nuit étaittiède et doux, les deux battants de la croisée grinçaient sur leursgonds et une blonde tête d’ange apparaissait sur le balcon…

– Chérie !… murmura Bastian, quis’était rapproché.

Baldus haussa les épaules avec colère.

– Oui, oui, Chérie !… répéta levieux guetteur, qui souriait et se complaisait à ce souvenir :celle que vous nommez votre reine et qui est plus belle que toutesles reines !… Quand elle venait là, respirer l’air des nuits,le pauvre étudiant, au lieu de faire un pas en avant, se collaittout tremblant contre la muraille, s’il n’avait pas le temps des’enfoncer sous l’auvent d’une porte… Je suis bien sûr que la reineChérie ne se doute même pas qu’il l’aime comme les bons chrétiensadorent la Vierge, mère de Dieu… Et moi qui vous parle, jem’arrêtais dans ma route et je le regardais de bien loin,agenouillé dans l’ombre devant son idole, car il était heureux, etj’avais peur de l’éveiller de son rêve…

– Frédéric ? murmura Bastian, dontle regard interrogeait le guetteur.

Celui-ci ne répondit point et Danielpoursuivit d’un accent rêveur.

– Hier, à la promenade, il y en avait unautre homme qui regardait la reine Chérie… Je ne sais pas lequelest le plus beau, de l’étudiant aux blonds cheveux ou du soldat aubrillant uniforme ; je ne sais pas lequel est le meilleur…

– Tu le connais donc, celui-là,Daniel ? demanda Bastian vivement.

Le vieux guetteur jeta un coup d’œil vers lesfenêtres éclairées du Mérite militaire.

– Y a-t-il un homme dans Stuttgard qui nele connaisse pas ? répliqua-t-il ; c’est le plus brave etle plus noble de nos soldats… Le caprice des chambellans, desconseillers et autres gens de cour l’avait éloigné de son pays,mais notre roi Guillaume l’a rappelé de l’exil…

– C’était à Vienne qu’il était, n’est-cepas ? demanda encore Bastian, qui échangea un coup d’œil avecBaldus.

– Oui, à Vienne… Et l’empereur d’Autrichevoulait le faire général, pour le garder auprès de lui ; et ila répondu à l’empereur : « Sire, j’aime mieux être soldatdans mon pays, qu’ailleurs maréchal d’empire ! » – Ettenez, s’interrompit le vieux guetteur au milieu de sonenthousiasme, en prêtant l’oreille à un grand bruit qui se faisaitderrière les draperies closes de la taverne, si vous voulez levoir, vous n’avez qu’à regarder ; car la fête est finie, etvoici les officiers des chasseurs de la garde qui vont regagnerleurs logis.

La porte du restaurant du Mérite militaires’ouvrit sans trop de fracas, et un éventail lumineux se dessinasur le pavé de la rue. L’état-major des chasseurs de la gardesortit éclairé par les garçons de la taverne.

– C’est lui !… murmura Baldus entreses dents serrées.

– C’est lui !… répéta Bastian.

– Holà ! cria une voix sur letrottoir.

– La voiture du colonel baron deRosenthal !

Un coup de fouet retentit à l’angle en retourdu Graben et une élégante calèche montra ses deux lanternesblanches.

Celui qui était en tête des officiers, et quiportait avec une merveilleuse noblesse un des plus brillantscostumes de l’armée allemande, donna des poignées de main à laronde.

– Diable d’enfer !… murmura Bastian,c’est tout de même un bien bel homme que ce Philistin-là !

– À vous revoir, messieurs et amis, ditle baron de Rosenthal en soulevant son chapeau à plumes. Je n’aijamais mieux senti la bonté du roi qu’en ce moment, où il me permetde vous serrer les mains et de vous dire : « À vousrevoir, messieurs et amis, nous ne nous sépareronsplus ! »

Les chapeaux à plumes s’agitèrent au-dessusdes têtes ; il y eut un hourra discrètement contenu enl’honneur du colonel, et la brillante calèche descendit au grandgalop la montée du Graben.

L’état-major des chasseurs de la garde sedispersa dans toutes les directions ; personne n’avait aperçunos deux étudiants, protégés par l’ombre des maisons.

– Bonne nuit, messieurs, leur dit levieux Daniel, dont la taille se courba de nouveau, et qui reprit,appuyé sur sa hallebarde, sa marche somnolente le long destrottoirs du Graben.

– Maintenant, à la Maison de l’Ami !murmura Bastian.

Et les deux étudiants s’engagèrent aussitôtdans ces rues tortueuses et enchevêtrées qui montent versAbten-Strass.

Ici la scène change et nous entrons dans lepays des mystères. À peu près au milieu d’Abten-Strass, à l’angled’une de ces ruelles sans nom qui tournent sur elles-mêmes et fontde cet étrange quartier un véritable dédale, une haute maisons’élevait. Sa toiture pointue, surmontée de monstres volants, sesgouttières fantasques et les balcons gothiques qui saillaient àtous les étages lui donnaient une date certaine. Cette maison étaitvieille comme le vieux nom des ducs de Wurtemberg. La portecochère, qui donnait sur la rue, était close ; au premierétage, on apercevait une lueur faible à travers l’étoffe desrideaux. Sur la ruelle, tout au bout de la maison, dans unenfoncement profond que surmonte une niche habitée par une petiteVierge de granit, une porte basse s’ouvrait.

Du dehors, le regard, en le plongeant souscette voûte exiguë, apercevait vaguement comme des ténèbresvisibles. C’était un reflet douteux et rougeâtre jouant sur lesmurailles rugueuses d’un long corridor.

Dans ce couloir, personne ne se montrait, etle passant curieux qui se fût arrêté par hasard devant cettepoterne entr’ouverte eût longtemps fatigué ses yeux à percer lemystère de ces demi-ténèbres. Alentour, toutes les maisons étaientnoires et silencieuses.

Des nuages épais et gris allaient lentement auciel. La lune, attardée et achevant son dernier quartier, dépassaità peine la ligne de l’horizon et montrait son croissant mince etrougeâtre à l’extrémité orientale d’Abten-Strass.

Pas un souffle de vent ne bruissait dans cesruelles où les tempêtes nocturnes trouvent de si sonores échos. Lespignons gothiques s’alignaient à perte de vue et penchaient enavant leurs hautes lucarnes, qui semblaient pendre au-dessus duvide.

L’oreille saisissait çà et là des bruits depas lointains, et l’on ne voyait personne.

Il faut aller dans les vieilles villesd’Allemagne pour voir ces paysages urbains, si fantastiques et sibizarres aux rayons de la lune, qu’on se perd à déplorer, en lescontemplant, la pauvreté de l’imagination des poètes.

Là, tout prête à ces vagues terreurs qui sontsi chères à notre nature avide de l’inconnu, amie des chosessurhumaines ; ce n’est plus le milieu vivant où nous respironssous le soleil, c’est une mise en scène sombre, mystique, quiappelle les visions, et ne demande qu’à se peupler de fantômes.

On comprend là, bien mieux encore que dans lacampagne allemande, le génie particulier de cette littérature quicherche tous ses effets dans le noir et dont les plus viveslumières ne dépassent jamais la pâle clarté d’un rayon de lune.

On comprend ces légendes et ces ballades, cesmorts ressuscités, ces vampires aux lèvres sanglantes, ces ondinesblanches qui glissent dans la brume argentée.

On comprend aussi, par une intuition plusindirecte, cette exaltation froide des têtes germaniques, cettefolie pénible et laborieuse, cette philosophie qui semble unegageure insensée, ces rêves malades qui sont descauchemars !

Tout est sombre, tout est vaporeux ;cette atmosphère grise enveloppe la ville comme un linceul ;la lune qui rase l’horizon semble un grand œil unique et triste,ouvert pour regarder ces mélancoliques ténèbres.

L’airain chante les heures avec accompagnementde cor, au haut des vieilles cathédrales ; la voix monotone ducrieur répète, comme un écho affaibli, le cri du temps quipasse ; puis vient le silence, pareil à la mort.

Je vous le dis, cette poésie, hardie et belledans ses extravagances, ces systèmes audacieux, ces impiétés, cessuperstitions, ces songes scientifiques qui laissent loin derrièreeux les songes des chercheurs d’or au moyen âge, tout ce qui estenfin l’Allemagne intellectuelle, tout cela c’est l’ouvrage desnuits.

La lampe fumeuse travaille, et non point lesoleil.

La science allemande, la philosophieallemande, ce sont de magnifiques brouillards que le grand jourdissipe.

Le génie est si beau, qu’il faut admirer mêmele fantôme du génie : admirons donc le génie del’Allemagne.

*

**

Trois heures de nuit venaient de sonner àl’église de l’Abbaye. Vers la partie basse d’Abten-Strass, sous unréverbère qui allait s’éteindre, deux ombres silencieusespassèrent. En même temps, ces étranges bruits de pas dont l’échoallait courant par la ville semblèrent se rapprocher de toutesparts.

Au fond des ténèbres éclairées de ce corridorqui suivait la petite porte à demi ouverte, on put entendre unléger mouvement. Un homme enveloppé dans un manteau et qui portaitla casquette bavaroise rabattue sur les yeux, se montra tout aubout de la galerie et s’avança vers la porte.

Au lieu de franchir le seuil et d’entrer dansla ruelle, il s’arrêta derrière la porte et se blottit dans l’angleformé par l’épais montant de pierre.

Il s’adossa à la muraille ; son manteaus’entr’ouvrit et l’on put voir que sa main gauche s’appuyait surune longue épée nue.

Il attendit ; les deux ombres quimontaient Abten-Strass tournèrent l’angle de la ruelle et vinrentdroit à la porte.

Avant d’entrer, les deux ombres regardèrentsoigneusement autour d’elles pour voir si nul œil indiscret n’étaitouvert aux environs.

Les deux ombres étaient des étudiants quiportaient le dolman élégant, la toque voyante et l’étroit pantalondes membres de la famille des Compatriotes : dangereux costumepour courir des aventures de nuit.

C’étaient tous les deux de très-jeunes gens,qui ne pouvaient réussir à plaquer sur leurs joyeux visages cet airgrave et mystérieux qui convenait à la circonstance.

– Je crois que c’est ici, murmura l’und’eux ; il me semble bien reconnaître la Maison de l’Ami.

– Il fait noir comme dans un four,répondit l’autre ; maître Hiob devrait bien faire la dépensed’une lanterne pour éclairer la porte de son logis !

Celui qui avait parlé le premier longea lamuraille et se prit à palper de la main l’extérieur des montants depierre qui du haut en bas étaient chargés de sculpturesgothiques ; des montants sa main glissa à la porte elle-même,armée de larges bandes de fer forgé que retenaient des clous à latête biseautée et large comme un écu.

– Toutes les portes de ces prisons seressemblent, grommela-t-il ; mais il est l’heure et j’aperçoisde la lumière là-bas…

– À la grâce de Dieu ! répliqua soncompagnon ; nous ne pouvons pas rester dehors comme despleutres, entrons !

Ils entrèrent de front et reculèrent aussitôtd’un commun mouvement, parce que leurs mains étendues en avantvenaient de rencontrer la lame nue d’une épée.

– Qui va là ?… prononça une voixsourde dans l’ombre.

– Tout beau ! s’écrièrent les deuxjeunes gens à la fois.

– Je suis Karl ! ajouta l’un.

– Je suis Mikaël ! dit l’autre.

– Deux Renards !… gronda lavoix ; j’en étais sûr !… On ne fera jamais rien de propreavec ces étourneaux !… Avancez à l’ordre, chacun à votre tour,et dites le mot de passe !

Karl fit un pas vers le sombre gardien etmurmura à son oreille :

– Frédéric !

– C’est bon, dit le gardien, qui le pritpar l’épaule et l’envoya se cogner contre le mur opposé. – Àl’autre.

Mikaël se pencha et prononça à son tour le nomde Frédéric.

– Et que venez-vous faire dans la Maisonde l’Ami ? demanda le gardien.

– Nous venons écouter ce que diront lesAnciens, répondit Karl de cette voix que prennent les enfants pourréciter leur catéchisme.

La demande et la réponse étaient réglées parle Comment, ce code fameux des associations d’étudiants enAllemagne.

– Passez ! dit le gardien.

Les deux jeunes gens s’engagèrent en tâtonnantdans le corridor où la lumière avait complètement disparu. Pendantune minute, on entendit leurs pas incertains qui hésitaient sur lesdalles ; puis un bruit soudain se fit, et le gardien, quiattendait ce moment, lâcha sa grande épée pour se serrer lescôtes.

– Patatras !… fit-il, les voilà dansla cave !… Quand les Renards ne se cassent pas le cou à cejeu-là, je ne connais rien de tel pour les former !

Des bottes ferrées sonnèrent sur le pavé de laruelle, le gardien n’eut que le temps de reprendre son glaive. Àdater de ce moment, ce fut une véritable procession. Des hommesqui, pour la plupart, cachaient leurs visages dans les plis deleurs manteaux, tournaient silencieusement l’angle d’Abten-Strass,franchissaient le seuil de la Maison de l’Ami, glissaient àl’oreille du gardien le mot Frédéric, et passaient.

Le gardien les comptait.

Il paraît que les premiers venus, ce pauvreKarl et ce pauvre Mikaël, étaient les seuls qui ne connussent pointles êtres de la Maison de l’Ami, car il n’y en eut point d’autres àtomber dans la cave.

Tous suivaient d’un pas assuré le ténébreuxcorridor. Quand ils arrivaient au bout, on entendait un bruit quiressemblait fort à celui que fait en s’ouvrant la serrurecentenaire d’un cachot : une lourde porte roulait sur sesgonds grinçants, une échappée de lumière vive inondait un instantle corridor, puis la porte pesante retombait avec un fracas sourdet la nuit revenait.

Toujours la même chose.

Quand le gardien eut compté vingt-quatre, etque le dernier venu lui eut jeté en passant ce nom de Frédéric, quiouvrait comme un talisman l’entrée de la Maison de l’Ami, legardien ferma la porte basse à double tour et prit le même cheminque ceux qu’il avait successivement introduits.

À cet instant-là même, l’entrée principale dela Maison de l’Ami, l’autre, celle qui donnait sur Abten-Strass,s’ouvrait tout doucement et un petit vieillard en robe de chambreet en pantoufles se présentait pour être introduit. En dedans duseuil, il y avait un autre petit vieillard également revêtu d’unerobe de chambre et chaussé de pantoufles, qui, en outre étaitcoiffé d’un beau bonnet de coton bleu, rayé de blanc.

– Fidèle au rendez-vous, monsieurl’inspecteur ! dit le petit vieillard de l’intérieur à sonhôte.

– Bonsoir, maître Hiob, bonsoir, répliqual’inspecteur, ne me laissez pas dehors, je vous prie, car j’ai mesdouleurs de reins, et les nuits se font fraîches.

– On n’entre dans la Maison de l’Amiqu’avec le mot d’ordre, prononça maître Hiob, qui sous son bonnetde coton blanc et bleu était un gai gaillard ; avez-vous lemot d’ordre, monsieur l’inspecteur ?

– Frédéric !… répondit celui-ci, quifit un geste d’impatience.

Le flambeau que tenait maître Hiob faillit luitomber des mains.

– Comment savez-vous ? commença-t-ilen se rangeant pour laisser passer son hôte.

– Je sais, maître Hiob, cela suffit,répliqua l’inspecteur sèchement ; nos bons petits enfantssont-ils en séance ?

– Le dernier vient d’arriver.

– Leur avez-vous fait savoir adroitementque cet excellent baron de Rosenthal nous était revenu ?

– Oui, meinherr.

– Eh bien, maître Hiob, cet excellentbaron a si rudement malmené les étudiants d’Autriche, que nousaurons quelque bon scandal à son occasion.

– Il n’y a point de bon scandalsans Frédéric, répliqua maître Hiob, et Frédéric n’est pas ici.

L’inspecteur, qui était également conseiller,banquier et receveur général, s’appelait Muller. Il eut un petitsourire machiavélique.

– Maître Hiob, dit-il en s’arrêtant surla dernière marche du premier étage, mon illustre patron, le comtede Spurzeim, qui est le premier diplomate du monde, m’a donnéquelques leçons… Le proverbe : On ne s’avise jamais detout, est fait pour les gens du commun… Moi, je n’oublie queles choses dont il me plaît de ne pas me souvenir… J’ai envoyé uncourrier de cabinet au village où ce jeune Frédéric a reçu le jour…Nous l’aurons, et si le scandal nous débarrasse de Frédéric et ducolonel, je vous enverrai deux barils de marcobrunner, maîtreHiob.

Il venait de s’engager dans le corridor dupremier étage et passait devant une porte dont la peinture touteneuve et toute fraîche jurait énergiquement parmi les tons crasseuxdu reste des murailles.

L’inspecteur s’arrêta ; son visage ridéprit une expression de tendresse langoureuse.

– C’est là qu’elle respire !…murmura-t-il. Un homme n’est pas vieux à soixante ans, n’est-cepas, maître Hiob ? et l’âge mûr a encore de beaux jours ;il faut que vous m’aidiez à supprimer ce Frédéric !

On entendit comme l’écho lointain d’unchant ; maître Hiob ne répondit que par un signe de têtefranchement affirmatif, et les deux vieillards, pressant le pas,s’élancèrent ensemble vers l’extrémité du corridor.

Ce corridor répondait exactement à celui oùnous avons vu naguère s’engager tous ces inconnus qui donnaientpour mot d’ordre au gardien de la petite porte le nom deFrédéric.

La chambre qui terminait le corridor répondaitde même à cette pièce du rez-de-chaussée dont l’huis s’étaitsuccessivement refermé en laissant échapper de vifs rayons delumière sur les vingt-quatre compagnons.

Les deux vieillards entrèrent dans cettechambre qui terminait le corridor, et tout aussitôt les chantséclatèrent à leurs oreilles, comme s’ils eussent été au beau milieude la réunion même.

C’était une maison très-curieuse que la Maisonde l’Ami, et ces gens du rez-de-chaussée, qui cherchaient siardemment le mystère, avaient eu en la choisissant la mainheureuse.

Au centre de la chambre du premier étage, il yavait une sorte de tambour grillé, ressemblant à peu près à cesbouches de chaleur qui sont dans nos églises trop mondaine ;ce tambour était l’orifice d’un répétiteur acoustique : toutce qui se disait au rez-de-chaussée, on l’entendait au premierétage.

Auprès du tambour, deux fauteuils attendaientl’inspecteur et maître Hiob, car il est bon d’être à son aise pourécouter. Ils s’assirent et maître Hiob souleva un peu les deuxcôtés de son bonnet blanc et bleu pour dégager le conduit de sesoreilles.

Pendant que nous y sommes, achevons de dire aulecteur tout ce qui se trouvait dans cette curieuse Maison del’Ami.

Il y avait d’abord la femme de maître Hiob,discrète personne, assez vieille et très-laide, qu’on appelait dameBarbel.

Dame Barbel était chargée de garder un trésorrenfermé dans cette chambre dont la porte peinte à neuf avaitarrêté les pas du conseiller-inspecteur. Cette chambre neressemblait guère au reste de la maison. Une lampe-veilleusel’éclairait. Ce n’était pas assez pour que l’œil pût saisir lesdétails exquis de son ameublement, encore plus élégant queriche ; mais la lumière confuse laissait voir les plisgracieux des draperies aux couleurs douces, la forme charmante desmeubles en bois de rose et le luxe harmonieux des tentures.

Tout cela était jeune, tout cela était frais,et c’était merveille quand on venait à penser qu’une simplemuraille séparait tout cela de la vieille maison poudreuse etenfumée.

Le contraste rendait ce réduit mille fois plusmignon. À le voir, on songeait involontairement aux miracles desféeries, à ces portes tournantes qui se trouvent dans d’affreuxcaveaux, que l’on ouvre en prononçant des paroles magiques, et quimontrent, derrière leurs noirs battants, tout un monded’éblouissements et de prestiges.

La lampe-veilleuse était placée sur une tabledont les dorures sculptées renvoyaient sa lumière en faiblesétincelles ; la table touchait à un lit en bois de rose,simple de forme et entouré d’une fine draperie de mousseline.

Sur le lit, il y avait une jeune filleendormie.

Et c’était à la jeune fille surtout que nouspensions lorsque nous parlions de trésor, de féeries et demerveilles.

La lueur douce de la lampe tombait obliquementsur ses traits si réguliers et si charmants à la fois, qu’on eûtdit l’incarnation du rêve des poètes.

Elle sortait à peine de l’enfance, cette jeunefille ; ses formes avaient encore cette grâce indécise dupremier âge ; sa tête, couronnée de blonds cheveux sans lienset sans voiles, se renversait sur ses mains croisées ; ellesemblait regarder le ciel à travers ses belles paupièrescloses.

Elle dormait et un songe animait sonsommeil.

Ses lèvres s’agitaient ; un sourireerrait parfois tout autour de sa bouche, plus fraîche que lapremière rose de mai.

Son souffle léger s’arrêtait par intervalles,et son corps, dont la pose virginale, devinée sous la couverture,eût tenté le chaste pinceau d’Ary Scheffer, tressaillit alorsfaiblement.

On eût dit qu’elle voulait fuir et qu’uneinvisible main la tenait enchaînée.

On eût dit… Mais à quoi bon se perdre dans cesvagues hypothèses ? Ses lèvres charmantes s’entr’ouvrirent etle secret de son cœur se perdit dans la mousseline diaphane quiplanait comme un nuage au-dessus d’elle.

C’était un nom qui résumait le rêve de lajeune fille, un nom que tous les échos de la maison mystérieusedevaient, à ce qu’il semble, répéter cette nuit. Dans son sommeil,la jeune fille avait murmuré, tandis que le sourire abandonnait seslèvres attristées :

– Frédéric !… Frédéric !…

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