Divers contes

Les deux chemises

En sortant de Kouppenheim[37],notre guide nous montra le village de Rothenfeltz, et, sur la rochedont la couleur sanglante a donné son nom au village, les ruinesd’un vieux château.

Voici ce qu’on raconte du dernier seigneur quil’habita :

C’était un homme sombre et sévère, qui avaiteu successivement trois femmes, qui avaient disparu on ne savaitcomment, seulement on disait que lorsqu’au bout de trois ans demariage avec la première, il avait vu qu’elle ne lui donnait pasd’enfant, il l’avait empoisonnée pour en épouser une seconde. Maisau bout de trois ans cette seconde étant demeurée stérile, ils’était arrangé de façon à pouvoir en épouser une troisième, donttrois ans après il s’était défait comme des deux autres.

Il vivait donc isolé dans son château, sanshéritiers, sans parent et sans amis, faisant retomber sa colère surses pauvres paysans, qu’il forçait de travailler d’une manière siterrible, que plusieurs en moururent de fatigue ; et au nombrede ces derniers était un bon vieillard nommé Gottfried. On leplaignit beaucoup dans le village, d’abord parce qu’il était fortaimé, ensuite parce qu’il laissait une pauvre petite orpheline âgéede sept ans.

Aussi les paysans se cotisèrent-ils entre eux,et il fut résolu qu’on élèverait la petite Claire à frais communs.Heureusement, ce n’était pas une grande dépense, car les vassaux ducomte de Rothenfeltz étaient si pauvres, qu’ils n’eussent pas pu ysatisfaire. Il s’agissait tout bonnement d’un morceau de pain tousles jours et d’une robe tous les ans. Quant au reste de sesvêtements, la petite fille, qui filait à merveille, les filaitelle-même, et le tisserand du village les lui tissait gratis.

Sept ans se passèrent pendant lesquels Clairegrandit, et devint une belle jeune fille. Beaucoupl’aimèrent ; mais celui qu’elle préféra à tous était lejardinier du château. Comme, par les fonctions qu’il remplissait,il avait occasion de voir quelquefois son maître, il lui demandaplusieurs fois la permission de se marier ; mais toujours lecomte la lui avait refusée. Enfin, une fois qu’il se hasardait àlui faire une nouvelle demande :

– Et avec qui veux-tu te marier ?lui demanda le comte.

– Sauf votre permission, monseigneur,c’est avec la petite Claire.

– Qu’est-ce que la petiteClaire ?

– Monseigneur, répondit le jardinier avecquelque embarras, c’est la fille du pauvre Gottfried.

– Ah ! oui, je sais, répondit lecomte ; c’est celle qu’on appelle l’orpheline, n’est-cepas ?

Le jardinier fit signe que oui.

– Eh bien envoie-la-moi. On dit qu’ellefile à merveille ?

– Ni plus ni moins que la sainte Vierge,monseigneur. C’est la vieille du Roken qui lui a appris.

– Raison de plus ! j’ai de l’ouvrageà lui donner. Si j’en suis content, eh bien ! nousverrons.

Et il accompagna ces paroles d’un sourire siétrange, que le pauvre jardinier, au lieu de se réjouir de l’espècede promesse que lui avait faite le comte, trembla de tous sesmembres qu’il n’eût quelques mauvais desseins sur la pauvreClaire : mais il était trop tard, il fallait faire ce que lecomte avait ordonné. Claire fut donc prévenue par son amant qu’illui fallait se rendre au château dans la journée du lendemain.

Claire obéit. Elle trouva le comte assis prèsd’une fenêtre qui plongeait sur le cimetière du village. Elles’approcha de lui toute tremblante.

– Vous avez désiré me voir,monseigneur ? balbutia la pauvre enfant.

– Oui, répondit le comte.

– Me voici, monseigneur.

– Écoute, dit le comte, on dit qu’aprèsla vieille du Roken, tu es la meilleure fileuse de la vallée de laMurg.

– Monseigneur, je ne file pas mieuxqu’une autre, seulement, au lieu de chanter je prie en filant, desorte que Dieu bénit mon ouvrage.

– En ce cas, viens ici, dit le comte.

La jeune fille obéit.

– Regarde par cette fenêtre.

La jeune fille obéit encore. La fenêtre, commenous l’avons dit, donnait sur le cimetière.

– Vois-tu cette fosse là-bas ?continua le comte.

– Hélas ! répondit la jeune fille,c’est celle de mon père.

– Elle est toute couverte d’orties, commetu vois.

– Les orties poussent bien sur lestombes, murmura en soupirant la jeune fille.

– Eh bien ! reprit le comte, j’aientendu dire par ma nourrice que les orties faisaient du fil plusfin que la soie la plus fine. File-moi une pièce de deux chemisesavec ces orties ; l’une sera ta chemise de noces, l’autre serama chemise de mort. Quand tu me les apporteras toutes deux, jedonnerai mon consentement à ton mariage.

– Hélas ! monseigneur, répondit lajeune Claire, je n’ai jamais entendu dire qu’on fît du fil avec desorties, et je ne sais pas comment cela peut se faire.

– Informe-t’en. Ton mariage est à cettecondition.

– Mais, monseigneur !

– J’ai dit. Va-t’en, et ne rentre iciqu’avec les deux chemises.

La pauvre Claire sortit en pleurant. À moitiéchemin du village, elle rencontra le jardinier qui l’attendait.Elle lui raconta ce qui s’était passé, et lui demanda s’il avaitjamais entendu dire que l’on fît du fil avec des orties ?

– Hélas ! oui, répondit le pauvregarçon, mais du fil si fin, qu’il te faudrait plus de vingt ans àtoi, et plus de quinze ans à la vieille du Roken pour filer cesdeux chemises. Ainsi, c’est comme s’il nous avait refusé.

– Il ne faut pas encore nous désespérer,répondit la jeune fille. J’irai ce soir sur la tombe de mon père,et je prierai tant que peut-être Dieu aura pitié de nous et viendraà notre secours.

Mais son amant secoua la tête, et comme il vitque le comte regardait par la fenêtre, il craignit d’être punid’avoir abandonné pour un instant son ouvrage, et rentra dans lejardin. Quant à Claire, elle descendit vers le village, et quand lesoir fut venu, elle s’en alla au cimetière, et s’agenouilla sur latombe de ses parents ; et là, elle pria si fort et siprofondément, qu’elle ne vit pas que la vieille du Roken étaitentrée après elle, et se tenait debout à ses côtés, attendantqu’elle eût fini sa prière. Mais comme la pauvre enfant priaittoujours :

– Claire, lui dit la bonne vieille, quevous est-il donc arrivé que vous pleurez ainsi, et que vous pleurezen priant ?

Et Claire poussa un grand cri de joie, carelle avait reconnu la voix de la vieille du Roken, même avant de lavoir elle-même, et comme on disait tout bas dans le village quec’était une bonne fée, elle pensa que le secours qu’elle attendaitdu ciel était venu. Aussi se jeta-t-elle dans ses bras en luiracontant tout ce qui s’était passé entre elle et le châtelain.

– N’est-ce que cela, ma bonneClairette ? dit la vieille en riant. En ce cas, la chose sepeut arranger, et dans trois mois vous aurez vos deux chemises.

Et à ces mots elle se mit à arracher lesorties qui poussaient sur la tombe du père Gottfried, et en ayantempli son tablier, elle sortit du cimetière en répétant àl’orpheline de ne s’inquiéter de rien, et Claire, qui avait unegrande confiance dans les paroles de la vieille, rentra chez elleplus tranquille.

Six semaines s’étaient écoulées depuis cejour, et le comte, qui n’avait pas revu Claire, ne pensait plus àelle, lorsqu’en chassant dans la montagne, il se laissa emporter àla poursuite d’un lièvre, et, en passant devant une grotte, vit unepetite vieille qui filait au fuseau, mais cela si vite, mais celasi habilement, et un si beau chanvre, qui, sous ses doigts devenaitun si beau fil, qu’il s’arrêta, et s’approchant d’elle :

– Bonjour, bonne vieille, lui dit-il,vous filez sans doute votre chemise de noces ?

– Chemise de noces, chemise demort ; à votre service, monseigneur, murmura la vieille.

Le comte se sentit frissonner malgré lui. Maisse remettant aussitôt :

– Voilà de bien beau lin, lui dit-il, oùl’as-tu volé ?

– Je ne l’ai pas volé, monseigneur,répondit la vieille : c’est tout bonnement du cru de la tombedu bonhomme Gottfried, c’est du chanvre d’orties. Votre Seigneurien’a-t-elle pas entendu dire par sa nourrice que les ortiesfaisaient du fil plus fin que la soie la plus fine ?

– Oui, oui, j’ai entendu dire cela,répondit le comte de plus en plus ému. Mais je croyais que c’étaitun conte de bonne femme.

– Ce n’était pas un conte, dit lavieille.

– Et pour qui filez-vous ainsi ?

– Pour ma bonne petite Clairette, lafiancée du jardinier du château, à laquelle le châtelain deRothenfeltz a commandé deux chemises. Si vous connaissez lechâtelain de Rothenfeltz, mon seigneur, dites-lui que dans sixsemaines ses deux chemises seront faites.

Le châtelain se sentit défaillir malgré lui,et honteux de sa faiblesse, il mit son cheval au galop sansrépondre ; quant à la vieille, elle continua de filer enchantant une de ces vieilles chansons comme on en chante auxveillées d’hiver.

Trois mois, heure pour heure, après celle oùil avait commandé les chemises à Claire, le sire de Rothenfeltz vitentrer la jeune fille ; elle tenait une chemise sous chaquebras.

– Monseigneur, dit-elle, voici les deuxchemises que vous m’avez commandées ; elles sont filées avecles orties qui couvraient la tombe de mon pauvre père. J’aifidèlement suivi vos ordres, j’espère que vous accomplirezfidèlement votre promesse.

En effet, le seigneur de Rothenfeltz, comme ill’avait promis, ordonna pour le lendemain les noces de Claire et dugarçon jardinier, et comme l’aumônier du château venait de lesbénir, on l’envoya chercher en toute hâte de la part du châtelain.Il avait eu un coup de sang et se mourait.

Et le soir, au même moment où deux jeunesfilles passaient à Claire sa chemise de noces, deux vieilles femmesensevelissaient le châtelain dans sa chemise de mort.

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