Divers contes

Le moine de Sant’Antimo

[47]La nationnapolitaine, toute proportion gardée et en raison de l’étatpolitique de l’Italie actuelle, n’est ni une nation militaire commela Prusse ni une nation guerrière comme la France : c’est unenation passionnée. Le Napolitain insulté dans son honneur, exaltépar son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec uncourage admirable. À Naples, un duel est aussi vite et aussibravement accepté que partout ailleurs : et s’il varie sur lespréliminaires qui appartiennent à des habitudes de localités, ledénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’àParis, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.

Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges deNaples, se prend de querelle avec un colonel ; le rendez-vousest indiqué à Castellamare, l’arme choisie est le sabre. Le colonelfrançais se rend sur le terrain à cheval ; Rocca Romana prendun fiacre, arrive au lieu désigné où l’attend son adversaire ;le colonel rappelle à Rocca Romana qu’une des conditions du duelest qu’il aura lieu à cheval. – C’est vrai, répond Rocca Romana, jel’avais oublié ; mais qu’à cela ne tienne, l’oubli est facileà réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, sautesur le dos de l’animal, combat sans selle et sans bride et tue sonadversaire.

À l’époque de la Restauration, c’est-à-direvers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples,qu’il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir lesgardes du corps. En conséquence, on recruta cette troupeprivilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et onles divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deuxsiciliennes.

J’ai dit dans le Spéronare, et àl’article de Palerme, quelle est l’antipathie profonde qui sépareles deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et lesNapolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cetteépoque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, queles querelles commencèrent d’éclater. Quelques duels sansconséquence eurent lieu d’abord, mais bientôt on résolut de confieren quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisisparmi leurs enfants. On y voulait voir non seulement une haineaccomplie, mais une superstitieuse révélation de l’avenir. Le choixtomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le princeMirelli, Napolitain. Ce choix fait, et accepté par les adversaires,on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu’àblessure grave de l’un ou de l’autre champion.

Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allonsnous occuper particulièrement.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ouvingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte deConza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere,Dudone di Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il étaitbeau, il était poète ; il avait par conséquent reçu du cieltoutes les chances d’une vie heureuse ; mais un mauvaisprésage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né auvillage de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eût-on su quesa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à lachapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncercet heureux événement à toute la population. Le sacristain étaitabsent ; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cetexercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plushaut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, illâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deuxcuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pasmoins du chœur à la porte, où il appela au secours ; on vint àson aide, on le transporta dans sa cellule ; mais quelque soinqu’on prît de lui, il expira le lendemain.

Cet événement avait fait une grande sensationdans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeuneMirelli, s’était profondément gravée dans son esprit. Cependant ilen parlait rarement.

Voilà l’homme que les Napolitains avaientchoisi pour leur champion.

Quant au marquis Crescimani, c’était un hommedigne en tout point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualitésqu’il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes quecelles de son jeune adversaire.

Au jour et à l’heure dits, les deux championsse trouvèrent en présence : ni l’un ni l’autre n’était animéd’aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là aucontraire plutôt en amis qu’en ennemis.

En arrivant au rendez-vous, ils marchèrentl’un à l’autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent àcauser de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaientles conditions du combat.

Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingtpas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent ensouriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l’un surl’autre : aucun des deux coups ne porta.

Pendant qu’on rechargeait les armes, Mirelliet Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladressemutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistoletschargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cettefois, comme l’autre, ils se manquèrent tous deux.

Enfin, à la troisième décharge Mirellitomba.

Une balle l’avait percé à jour au-dessus desdeux hanches ; on le crut mort, mais lorsqu’on s’approcha delui, on vit qu’il n’était que blessé. Il est vrai que la blessureétait terrible ; la balle lui avait traversé tout le corps, etavait en passant ouvert le tube intestinal.

On fit approcher une voiture pour transporterle blessé chez lui ; on voulut le soutenir pour l’aider à ymonter ; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leursecours, et, se relevant vivement par un effort incroyable surlui-même, il s’élança dans la voiture en disant :

– Allons donc ! il ne sera pas ditque j’aie eu besoin d’être soutenu pour monter, fût-ce dans moncorbillard !

À peine fut-il entré dans la voiture que ladouleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez lui, ilvoulut descendre comme il était monté ; mais on ne le souffritpoint. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.

On envoya chercher le meilleur chirurgien deNaples, le docteur Penza ; c’était un homme qui s’était faitdans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure etdit qu’il ne répondait de rien, mais qu’en tout cas la cure seraitlongue et horriblement douloureuse.

– Faites ce que vous voudrez, docteur,dit Mirelli. Marius n’a pas jeté un cri pendant qu’on luidisséquait la jambe, je serai muet comme Marius.

– Oui, dit le docteur ; mais lorsquele chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulutjamais lui donner la gauche. N’allez pas me laisser entreprendreune opération et m’arrêter au milieu.

– Vous irez jusqu’au bout, docteur, soyeztranquille, répondit Mirelli ; mon corps vous appartient, etvous pouvez l’anatomiser tout à votre aise.

Sur cette assurance le docteur commença.

Mirelli tint sa parole ; mais à mesureque la nuit s’approcha, il parut plus agité, plus inquiet, il avaitune fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Versles onze heures, il s’endormit, mais au premier coup de minuit ilse réveilla. Alors sans paraître voir ceux qui étaient là, ils’appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme unmort, mais ses yeux étaient ardents de délire. Peu à peu sesregards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon.Sa mère se leva et lui demanda s’il avait besoin de quelquechose.

– Non, rien, répondit Mirelli, c’est luiqui vient.

– Qui, lui ? demanda sa mère avecinquiétude.

– Entendez-vous le traînement de sa robedans le salon ? s’écria le malade. L’entendez-vous ?Tenez, il vient, il s’approche ; voyez ; la portes’ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà !… ilentre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à monlit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage.Que veux-tu ?… parle… voyons !… viens-tu pour mechercher ?… d’où sors-tu ?… de la terre… Tenez,voyez-vous ?… il lève les deux mains ; il les frappel’une contre l’autre ; elles rendent un son creux, comme sielles n’avaient plus de chair… Eh bien ! oui, je t’écoute,parle !

Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir laterrible vision, s’approchait au bord de son lit comme pourentendre ses paroles ; mais au bout de quelques secondesd’attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d’un hommequi écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit enmurmurant :

– Le moine de Sant’Antimo !

C’est alors qu’on se rappela seulement cetévénement arrivé le jour de sa naissance, c’est-à-dire vingt-cinqans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée dujeune homme, prenait corps au milieu de son délire.

Le lendemain, soit que Mirelli eût oubliél’apparition, soit qu’il ne voulût donner aucun détail, il répondità toutes les questions qui lui furent faites qu’il ignoraitcomplètement ce qu’on voulait lui dire.

Pendant trois mois, l’apparition infernale serenouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes lesprogrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison.Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin une nuit ildemanda instamment à rester seul, avec tant d’insistance que samère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté. À neuf heures,tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous lechevet de son lit et attendit. Sans qu’il le sût, un de ses amisétait caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitréeet prêt à porter secours au malade s’il en avait besoin. À dixheures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier coup deminuit il s’éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit etregarder la porte de son regard fixe et ardent ; un instantaprès il essuya son front, d’où la sueur ruisselait ; sescheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur seslèvres : puis, saisissant son épée, il la tira hors dufourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eûtvoulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant uncri, il tomba évanoui sur le plancher.

L’ami qui était en sentinelle accourut etporta Mirelli sur son lit ; celui-ci serrait si fortement lagarde de son épée qu’on ne put la lui arracher de la main.

Le lendemain, il fit venir le supérieur deSant’Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suitesde sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent,réclamant la faveur, en supposant qu’il en échappât cette fois,pour l’époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque eten quelque lieu qu’il expirât. Puis il raconta à ses amis qu’ilavait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttantcorps à corps, mais qu’ayant été vaincu, il lui avait promis enfinde se faire enterrer dans son couvent ; promesse qu’il n’avaitpas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraîtrecéder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.

À partir de ce moment, la vision disparut, etneuf mois après Mirelli était complètement guéri.

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