Divers contes

La ruelle des lutins

Nous rentrâmes à Aix-la-Chapelle par la portede Cologne, et comme je le lui avais recommandé, mon cocherm’arrêta devant la ruelle des Lutins ; c’est encore unevieille tradition qui a donné à cette petite rue le nom deHinzen Geeschen.

C’est qu’il y avait autrefois dans le pays duLimbourg, à l’endroit même où s’élèvent aujourd’hui les ruines dece château d’Emmaburch, que, grâce à la tyrannie deFrédéric-Guillaume, je n’avais pu voir qu’en me démanchant le cou,d’immenses souterrains dont personne n’avait jamais trouvél’extrémité : ces souterrains, déserts en apparence le jour,devenaient la nuit la demeure de ces bons lutins de la famille desTrilby, dont Nodier nous a écrit l’histoire[30] ; là, ces gracieux enfants de laTerre, aux malices innocentes et aux folles joies, se réunissaientdès que le soleil était couché, et restaient jusqu’à une heure dumatin rangés autour de longues tables, chantant des chansons dansune langue inconnue, et trinquant dans de petites coupes d’or, dontle choc imitait si bien le tintement d’une clochette qu’un jour unberger, qui avait perdu sa génisse, croyant qu’elle s’étaitenfoncée dans les souterrains, y descendit guidé par le son, et vittout ce monde joyeux et souterrain buvant ses vins exquis etchantant ses folles chansons. Alors il comprit que ce bruit, qu’ilavait pris pour celui de la clochette de sa génisse, était celuides petites timbales d’or, et il se retira aussitôt, sans que leslutins, qui cependant l’avaient vu, lui eussent fait le moindremal.

Mais le berger ne leur garda point le secretqu’ils espéraient de lui, et sa première démarche, en sortant dusouterrain, fut pour aller dénoncer à son confesseur les petitsdémons qui faisaient si bonne chère : le confesseur était unmoine sévère qui n’aimait point les fêtes clandestines, et quivoulait qu’on ne s’amusât que les jours autorisés par lecalendrier. Il fit une quête, rassembla une somme considérable,bâtit une église à l’endroit même où le berger était entré dans lesouterrain, plaça une croix sur sa coupole, et vint en toute pompeet suivi du clergé dans la chapelle y dire une messe, et y procéderaux exorcismes indiqués par le rituel.

Mais il n’y avait pas besoin de tant decérémonies : au premier coup de cloche, les pauvres petitsdiables de lutins avaient été forcés de déguerpir.

Cependant les exilés, privés de leur antiquelogement, avaient choisi un autre domicile ; et tandis qu’enpunition de son indiscrétion le berger s’en allait mourant d’unemaladie de langueur, ils s’étaient installés dans les souterrainsd’une tour située entre les portes de Cologne et de Sand-Kaul. Maishélas ! les pauvres petits diables n’avaient point eu letemps, en quittant leur domicile, d’en emporter le mobilier qui legarnissait ; de sorte qu’ils n’avaient plus ni plats d’argentni timbales d’or ; de sorte qu’il leur fallait, chaque foisqu’ils avaient à célébrer quelque fête, emprunter des chaudières,des casseroles et des verres aux habitants des rues voisines ;ce qu’ils faisaient en entrant dans les maisons par les cheminées,et en emportant avec grand bruit les ustensiles dont ils avaientbesoin, et que les habitants retrouvaient le lendemainsoigneusement rapportés à leurs portes. Ils comprirent donc qu’ilvalait mieux, lorsque certains signes, comme le pétillement du feu,comme le hennissement des chevaux, comme le frémissement de labatterie de cuisine, leur annonçaient que c’était jour de fête chezles lutins, mettre d’eux-mêmes à la porte de leur maison lesustensiles que les visiteurs nocturnes avaient l’habitude de leuremprunter, et ainsi en agirent-ils. Les lutins, reconnaissants, nefirent plus aucun bruit, et les habitants des rues avoisinant latour purent enfin dormir.

Mais il arriva qu’un soir deux braves soldatsqui étaient logés à l’hôtel du Sauvage, justement situé dans la ruequ’on appelle aujourd’hui la ruelle des Lutins, virent l’hôtelierqui récurait les casseroles avec un soin tout particulier, et qui,lorsqu’elles étaient brillantes comme de l’argent, les mettait surle pas de sa porte. Ils lui demandèrent alors dans quel but il sedonnait tant de peine, et ayant appris que c’était à l’intentiondes lutins, ils se mirent à rire, et comme c’étaient des hommes quin’avaient peur de rien, et ne croyaient ni en Dieu ni en diables,ils lui dirent : « C’est bien, rentrez vos casseroles, etnous allons nous mettre sur la porte, de sorte que quand les lutinsviendront, au lieu de toute votre batterie de cuisine, ilstrouveront deux épées bien affilées. » L’hôtelier fit tout cequ’il put pour les empêcher de commettre cette imprudence ;mais les deux soldats relevèrent leurs moustaches en jurant le nomdu Seigneur ; de sorte que l’aubergiste leur tira sarévérence, et les laissa faire à leur volonté.

Lorsque la nuit fut venue, les deux soldats semirent en effet sur le seuil de la porte, que l’aubergiste refermaderrière eux ; pendant quelque temps il les entendit causeramicalement, puis lorsque vinrent les dix heures du soir, il lesentendit hausser la voix, puis se disputer, puis croiser lefer ; pendant quelque temps il put suivre le cliquetis desépées ; il cessa tout à coup, et un profond silence luisuccéda.

Le lendemain, au point du jour, l’aubergistesortit et trouva les deux soldats ; ils s’étaient battus etenferrés l’un l’autre.

On ne douta point que ce ne fût une vengeancedes lutins ; aussi, le bruit de cette aventure étant venu auxoreilles du moine, il résolut de les chasser de la ville comme illes avait déjà chassés de l’Emmaburch : en conséquence, arméd’un bénitier et d’un goupillon, il descendit dans les souterrainsde la tour, et les aspergea entièrement d’eau bénite, enaccompagnant chaque aspersion des paroles puissantes qui déjà unefois les avaient chassés.

Depuis ce temps les lutins ont quittéAix-la-Chapelle, et nul ne sait ce qu’ils sont devenus ; maisen mémoire du séjour qu’ils ont fait dans les souterrains de latour, la rue où l’on trouva les deux soldats morts s’appelle encoreaujourd’hui Hinzen-Geeschen, ou la ruelle des Lutins.

Comme nous n’avions plus rien à voir àAix-la-Chapelle, nous rentrâmes vertueusement dans l’hôtel duGrand-Monarque, avec l’intention bien arrêtée de partir lelendemain matin, et d’aller coucher à Cologne.

Or, comme aucun lutin ne vint contrecarrer ceprojet, le lendemain, à six heures du matin, nous mîmes, enquittant Aix-la-Chapelle, sa première partie à exécution.

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